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Aïssa Kadri. Sociologue et spécialiste de l'immigration
Publié dans El Watan le 10 - 08 - 2008

– Chaque année, des milliers de cadres partent en cortège à l'étranger. Que pensez-vous de ce phénomène ?
-Il faut à mon sens objectiver et évaluer sereinement les processus en œuvre. Les migrations de compétences ne sont pas un phénomène proprement algérien. L'Inde par exemple envoie à elle seule à l'étranger quelque 500 000 travailleurs dotés d'un bagage scientifique de haut niveau, plus de 20% des diplômés du supérieur de pays d'Amérique latine et des Caraïbes choisissent l'émigration. Et les chiffres pour l'Algérie sont loin de correspondre à ce qui est avancé ici ou là. A titre d'exemple, dans une enquête que nous menons dans le cadre d'un FSP et qui devrait faire le point sur les statistiques, le CNRS français emploie seulement 37 Algériens dont deux directeurs de recherche1, 13 DR2, 18 chargés de recherche1 et 4 chargés de recherche2 de nationalité algérienne sur un effectif total de 26 103 chercheurs toutes nationalités confondues, dont 1775 étrangers, (chiffres 2005), alors que certaines statistiques orientées les évaluaient à plus d'un millier. L'Algérie est le pays qui score le plus dans cette institution, parmi les pays étrangers, en cadres subalternes : ingénieurs d'étude ou de recherche (18). A titre comparatif, le Maroc (39 chercheurs) fait jeu égal avec l'Algérie ; l'Allemagne et la Russie ont respectivement 193 et 85 chercheurs expatriés en France. Il en est de même au niveau des médecins où des statistiques fausses sont souvent avancées pour contradictoirement valoriser le fait que les médecins algériens produits du système national – oubliant qu'il était formellement national pour cette génération dont l'encadrement était essentiellement coopérant – font les beaux jours des hôpitaux de la France ou stigmatiser le fuite de ceux dont la collectivité nationale a payé la formation au prix fort. Selon une enquête Cnom, en 2008, sur 8431 médecins étrangers recensés, 7966 praticiens à diplôme hors Union européenne (Padhue), toutes nationalités confondues, exercent en France sans pouvoir jouir de la «plénitude d'exercice». Un tiers de ces médecins viennent du Maghreb (13% sont algériens soit autour d'un millier, on est loin du chiffre de 12 000 médecins expatriés ressassé à l'envi, 10% viennent du Maroc), il en est de même des enseignants-chercheurs statutaires où le nombre d'Algériens de nationalité algérienne ne dépasse guère les 80 personnes en lettres, sciences sociales et humaines et n'est pas si élevé comparativement à ceux de pays comparables. Cependant, si on intègre la binationalité, les effectifs remontent assez sensiblement sans que ce soit spectaculaire.
– Les candidats à l'émigration sont de plus en plus des cadres diplômés qui ont un niveau d'études universitaires…
– L'émigration des cadres, universitaires et intellectuels n'est pas un phénomène nouveau dans le cas algérien. Pendant la colonisation, les étudiants algériens, bloqués dans leur cursus dans la colonie, s'exilaient pour continuer leurs études, s'investir intellectuellement et politiquement. Cependant, la différence notable avec la période ouverte par le développement des transformations du tournant des années 1990 et plus particulièrement des violences qui vont affecter le pays et toucher nombre d'intellectuels est que la première génération liait son exil – à quelques exceptions près – consubstantiellement à l'idée nationale, à un nationalisme militant transmaghrébin ou transafricain comme a pu l'illustrer le combat étudiant anticolonial au sein des syndicats étudiants en métropole. Alors que la génération, disons des post 1990, à l'image des harraga, des brûleurs de frontières que constituent les plus jeunes candidats à l'émigration, produits de la massification et de l'exclusion du système scolaire, s'inscrivait dans la rupture par rapport à l'unanimisme national, aux mythes nationalistes consolidés dans les années développementalistes. On peut dire qu'une des caractéristiques essentielles de ce type de migration est l'émancipation du national et au-delà des raisons socioéconomiques, une recherche de meilleures conditions de travail et de sens.
– Ces migrations sont-elles une perte pour le pays ?
– L'émigration est certes considérée comme perte et dépossession. Mais elle peut devenir une chance pour peu que les conditions politiques le permettent. On observe à cet égard à partir du cas asiatique et du sous-continent indien où les compétences immigrées des premières générations expatriées sont revenues ces dernières années comme porteurs de projets et de dynamiques de développement, dans une logique gagnant-gagnant, qu'autant les pays exportateurs de compétences que ceux qui les accueillent sont bénéficiaires dans le moyen terme et sûrement dans le long terme. On ne peut exclure une confirmation dans le même sens pour le cas algérien, si les fractures intellectuelles et intergénérationnelles qui se dessinent sont dépassées. Ces migrations de compétences mettent à l'épreuve autant les intentions, les discours que les pratiques des Etats et des groupes considérés. On observe à cet égard qu'en sus des fractures politiques, sociales, culturelles, intergénérationnelles, semble se surajouter pour l'Algérie une fracture entre ses intellectuels en immigration et ceux engagés sur place.
Loin du stigmate, des soupçons et des ségrégations réciproques, les réseaux qui se mettent en place devraient être accompagnés, et les projets redynamisés. Il y a nécessité dans l'autonomie du travail de chacun que là aussi des travaux d'études et de recherches soient développés pour une bonne connaissance, reconnaissance de l'immigration et de sa contribution dans le développement social et la construction du projet démocratique. N'oublions pas que l'idée d'émancipation nationale est née en immigration dans les années 1920/1930. Loin du soupçon, du stigmate et du paternalisme, l'Algérie a besoin du dynamisme de sa diaspora.


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