Aïssa Kadri analyse dans cet entretien la réforme menée par le ministère de l'Enseignement supérieur. Il considère le LMD comme un mauvais choix parmi d'autres qui ne font qu'aggraver les choses. La crise que vit l'université est, à ses yeux, éminemment politique. Il estime que l'alternative ne peut s'inscrire dans le choix du tabula rasa ni dans celui du tout ou rien. Le professeur à l'Institut universitaire de formation des maîtres du Val de Loire revient sur les phénomènes de l'émigration et de la contestation tous azimuts que connaît le pays ces dernières années. Les émeutes et les mouvements sociaux témoignent, selon lui, de logiques de fragmentation sociale lourdes de conséquences pour l'avenir du pays. Quant à l'émigration vue comme « perte et dépossession », elle peut, selon lui, devenir une chance pour peu que les conditions politiques le permettent. Que pensez-vous de la réforme universitaire et du système LMD ? Sur les dernières décennies, il y a eu plusieurs réformes et des réformes dans la réforme. Et l'ensemble de ces réformes qui se sont développées sous des contraintes démographiques, sociales et politiques n'ont fait (sans évaluation et sans ligne claire) qu'aggraver les choses. Aussi bien la dernière réforme, celle du LMD, telle qu'elle a été engagée, me semble approfondir davantage les dysfonctionnements dans une situation de massification non contrôlée et de paupérisation des populations étudiantes généralisée. Si l'on se place dans une perspective historique, l'on observe que trois grandes phases caractérisent, de l'indépendance aux années 2000, l'évolution du système de l'enseignement supérieur. La première est celle de l'élargissement de la base de la petite bourgeoisie avec la formation d'une « technocratie sans technologie » dans les années 1960/70, où l'on peut dire que le système d'enseignement hérité s'est reproduit tout en se transmutant. La seconde phase est celle que l'on peut caractériser comme celle de la montée des classes populaires, mais dans une logique de relégation, à la faveur de l'extension du processus d'arabisation dans la période des années 1980/90. La troisième phase est celle des injonctions appellant à s'adapter aux critères néo-libéraux, mais en phase sinon de désinstitutionalisation, du moins de dysfonctionnement majeur. La réforme du LMD arrive à un moment où l'université est dans la situation la plus précarisée qui soit. Le LMD sans évaluation des étapes passées apparaît comme cautère sur jambe de bois. Si les universités des pays européens sont entrées dans le LMD à reculons et non sans résistances, cela s'est fait finalement sur la base de concertations, d'adaptation et de réinterprétation et avec des réformes de fond sur la gouvernance. Le système d'enseignement supérieur algérien, quant à lui, entre dans le LMD alors qu'il est en crise ouverte. Il le fait de manière non transparente, sans évaluation, sans bilan, avec des allers et retours, des avancées et des reculs. Le LMD est perçu et présenté comme de simples procédures techniques qui vont améliorer les choses dans un contexte de mise à niveau et d'inscription dans l'espace mondialisé de l'éducation. Or, ses présupposés ont au moins le mérite d'être clairs et nécessitent qu'ils soient pensés et assumés dans leur globalité. Peut-on encore sauver l'université ? Comment ? Beaucoup d'actions peuvent être menées : donner plus d'autonomie aux universités, restaurer le pouvoir des conseils scientifiques et des conseils d'établissements, rendre électifs sur appels d'offres les responsabilités au plus haut niveau des universités, réguler les recrutements par des procédures transparentes, régionaliser les formations et définir des pôles intégrés de qualité, mettre en place des classes préparatoires intégrées, redéfinir le service enseignant, revaloriser leur statut en le liant aux productions scientifiques et à la participation à l'encadrement et la gestion pédagogique, lier davantage l'enseignement et la recherche – le nombre de publications scientifiques s'élevait en 2001 à 244 (233 en 1993) ; la part mondiale de l'Algérie dans les publications internationales représente ainsi 0,03%, ce qui la place derrière le Maroc (0,92%) et la Tunisie (0,57%) –, développer la coopération scientifique et les mobilités à l'échelle de l'espace national, régional et international, améliorer les conditions de travail, doter les bibliothèques de fonds de base, améliorer les conditions de vie des étudiants, qui sont à la limite du décent, repenser l'insertion en fonction du marché du travail se restructurant sur l'avenir, etc. Cependant, la question de fond est politique et l'urgence est la base de la pyramide. L'alternative pour une redéfinition des fins ultimes assignées aux savoirs ne peut ainsi s'inscrire dans le choix du tabula rasa ni dans celui du tout ou rien. Dans l'ordre des logiques contradictoires qui traversent la société, le « remplissage » de la coque vide ou trop pleine, selon tel ou tel point de vue, que constituent les institutions éducatives, ne peut être que le produit d'un « compromis civique » intégrant dans leur exhaustivité les demandes de forces sociales antagonistes de « la société civile » en gestation. L'élite nationale fuit le pays. Chaque année, des milliers de cadres partent en cortège à l'étranger. Comment peut-on arrêter cette saignée ? Les migrations de compétences ne sont pas un phénomène proprement algérien. L'Inde par exemple envoie, à elle seule, à l'étranger quelque 500 000 travailleurs dotés d'un bagage scientifique de haut niveau. Plus de 20% des diplômés du supérieur de pays d'Amérique latine et des Caraïbes choisissent l'émigration. Et les chiffres pour l'Algérie sont loin de correspondre à ce qui est avancé ici ou là. A titre d'exemple, dans une enquête que nous menons dans le cadre d'un FSP et qui devrait faire le point sur les statistiques, le CNRS français emploie seulement 37 Algériens dont 2 directeurs de recherche 1, 13 directeurs de recherche 2, 18 chargés de recherche 1 et 4 chargés de recherche 2 sur un effectif total de 26 103 chercheurs, toutes nationalités confondues, dont 1775 étrangers (chiffres 2005), alors que certaines statistiques orientées les évaluaient à plus d'un millier. L'Algérie est le pays qui score le plus dans cette institution, parmi les pays étrangers, en cadres subalternes : ingénieurs d'études ou de recherche (18). A titre comparatif, le Maroc (39 chercheurs) fait jeu égal avec l'Algérie. L'Allemagne et la Russie ont respectivement 193 et 85 chercheurs expatriés en France. Il en est de même au niveau des médecins où des statistiques fausses sont souvent avancées pour, contradictoirement, valoriser le fait que les médecins algériens produits du système national – oubliant qu'il était formellement national pour cette génération dont l'encadrement était essentiellement coopérant – font les beaux jours des hôpitaux de la France, ou stigmatiser la fuite de ceux dont la collectivité nationale a payé la formation au prix fort. Selon une enquête Cnom, en 2008, sur 8431 médecins étrangers recensés, 7966 praticiens à diplôme hors Union européenne (Padhue), toutes nationalités confondues, exercent en France sans pouvoir jouir de la « plénitude d'exercice ». Un tiers de ces médecins viennent du Maghreb ; 13% sont Algériens, soit autour d'un millier (on est loin du chiffre de 12 000 médecins expatriés ressassé à l'envi) ; 10% viennent du Maroc. Il en est de même des enseignants chercheurs statutaires où le nombre des Algériens ne dépasse guère les 80 en lettres, sciences sociales et humaines et n'est pas si élevé comparativement à ceux de pays comparables. Cependant, si on intègre la binationalité, les effectifs remontent assez sensiblement sans que ce soit spectaculaire. Les émigrés, quelle que soit leur place à l'étranger, constituent-ils une perte sèche pour le pays ? L'émigration est certes considérée comme perte et dépossession, mais elle peut devenir une chance pour peu que les conditions politiques le permettent. On observe à cet égard, à partir des cas de l'Asie et du sous-continent indien (où les compétences immigrées des premières générations expatriées sont revenues ces dernières années porteuses de projets et de dynamiques de développement, dans une logique gagnant/gagnant), qu'autant les pays exportateurs de compétences que ceux qui les accueillent sont bénéficiaires dans le moyen terme et sûrement dans le long terme. On ne peut exclure une confirmation dans le même sens pour le cas algérien si les fractures intellectuelles et intergénérationnelles qui se dessinent sont dépassées. Ces migrations de compétences mettent à l'épreuve autant les intentions, les discours que les pratiques des Etats et des groupes considérés. On observe à cet égard qu'en sus des fractures politiques, sociales, culturelles, intergénérationnelles, semble se surajouter pour l'Algérie une fracture entre ses intellectuels en immigration et ceux engagés sur place. Loin du stigmate, des soupçons et des ségrégations réciproques, les réseaux qui se mettent en place devraient être accompagnés, les projets dynamisés. Il y a nécessité, dans l'autonomie du travail de chacun, que là aussi des travaux d'étude et de recherche soient développés pour une bonne connaissance – reconnaissance – de l'immigration et de sa contribution dans le développement social et la construction du projet démocratique. N'oublions pas que l'idée d'émancipation nationale est née en émigration dans les années 20/30. Loin du soupçon, du stigmate et du paternalisme, l'Algérie a besoin du dynamisme de sa diaspora. Les jeunes également cherchent à émigrer de n'importe quelle façon ; ils sont dans la contestation. Qu'en pensez-vous ? Dans un contexte de creusement, d'approfondissement des inégalités, de paupérisation de larges groupes de la société, de domination éhontée de noyaux prébendiers, les contradictions sociales déjà là se sont exacerbées et les luttes sociales sont devenues plus ouvertes dans un contexte de faillite du nationalisme développementaliste. De ce point de vue, on ne saurait rapprocher les émeutes et les contestations qui se déroulent chez nous à celles qui ont cours dans d'autres pays. On ne peut naturaliser celles-ci et dire qu'elles sont normales dans les pays « émergeants », comme l'a récemment énoncé le ministre de l'Intérieur. On ne peut non plus rapporter l'état de l'insécurité du pays à ce qui se passe du côté de Lagos, de Johannesburg, de Rio ou de New York. Le mouvement social des jeunes dans sa diversité de répertoires, de modes d'action et d'expression, que ce soit sous forme de harga, de destruction de biens, d'atteinte aux biens et aux personnes, de demande de reconnaissance identitaire, d'autodestruction ou de suicide sous toutes ses formes, n'est ni de même nature, ni de même intensité – plus incrusté ici qu'ailleurs –, ni de même durée que ceux de pays équivalents ; il l'est encore moins au regard des pays développés. Il n'est également pas de même nature que les émeutes ou les mouvements sociaux qu'a connus la décennie 1980, même si l'on peut relever quelques éléments de filiation. Sans doute aussi y a-t-il un effet de la globalisation libérale. Mais les émeutes et les mouvements sociaux témoignent, dans le cas algérien, dans un contexte de crise identitaire forte et d'anomie, de logiques de fragmentation sociale lourdes de conséquences pour l'avenir du pays.