Par Mourad Merdaci (*) Car toute mort violente est horrible par sa nature et par son effet. Au-delà de ces morts surgissent les ruminations silencieuses et le bruit de la détresse. Nous devons alors condamner, réfuter et essentiellement comprendre. Ce travail de questionnement, de décryptage et de recoupement paraît indispensable pour rendre lisible le processus de la violence, sa finalité et ses modes opératoires. Une adversité furtive Les affrontements qui ont pu opposer les représentants de l'intégrisme islamique aux forces de la République sont vidés de leur fondement politique et idéologique. Les ténors médiatiques de l'Etat islamique sont aujourd'hui ralliés au consensus modérateur de la réconciliation nationale et se trouvent de fait adoubés par un Etat bienveillant et protecteur. En matière de pratique terroriste en Algérie, un déplacement des modalités opératoires est à souligner qui concerne le passage de l'organisation militaire ou paramilitaire, les chefferies notoires politiques et militaires (Mezrag, Abderazak le Para, Hattab, Ali Benhadj ou encore le sinistre «tôlier») vers la formule individuelle, anonyme, imprévisible et intangible. Il n'y plus de «chefs de guerre» mais une délégation institutionnelle d'un pouvoir de destruction supranational aux frontières indéterminées. Ainsi, sous le label Al Qaïda, le kamikaze est un être sans identité, sans ressort personnel, sans appellation et sans visage. Les experts en stratégie sécuritaire doivent intégrer la mesure des risques, les systèmes de prévision, d'intervention d'urgence et de renseignement à développer pour accompagner l'efficacité redoutable des agents furtifs du terrorisme. Car il ne s'agit plus de contrecarrer des procédés lourds de guerre classique ou même urbaine, mais une capacité de mobilité, d'infiltration et de répétition. L'effet de récurrence, l'identité des exécutants, les scénarios de mise en actes et les cibles doivent également situer une lecture potentielle des tactiques de distribution de la terreur. A son apogée, l'intégrisme islamique employait des chefs de groupes terroristes qui assassinaient publiquement les jeunes filles qui ne portaient pas le voile, les poètes, les enseignants et les journalistes. La chronique de ces forfaits est vérifiable. Aujourd'hui, dans le climat opaque de la réconciliation, les règles de l'affrontement sont indistinctes, les motivations du combat irrationnelles, les agresseurs et les victimes virtuelles. Une prescription de fragilités J'ai signalé dans une récente contribution le travail de fragmentation à l'œuvre dans les dimensions complexes de la vie psychosociale et politique en Algérie. Cette fragmentation est source de déchirement, de désenchantement et de désaffiliation. Il s'agit d'une décohabitation des sens, des émotions, des valeurs et des paroles où beaucoup d'Algériens ont cessé d'appartenir à ce pays et se trouvent candidats à l'exil. La terreur est une prescription de fragilités. Ces fragilités de nature affective, sociale, défensive, politique, économique et mentale sont diffusées à toutes les dimensions de la vie nationale et rendent illusoire l'unité et la cohésion identitaire. Nous ne sommes plus un même peuple, ni une même nation. Et nous ne référons plus des mêmes dogmes, ni d'une culture partagée ni d'une communion de destin. Les gouvernants de ce pays ne semblent pas percevoir que la trame humaine de la société se démembre chaque jour en raison d'un partage inégal des richesses et l'affectation des prébendes et en raison de nombreux sentiments de réjection et d'humiliation. Même la mort n'est plus sacralisée ni parlée pour acquérir une valeur et un sens. Le deuil est proscrit. Le pacte social devient un pacte de violence sacrificielle développée comme un gage aux plus retors. La fragilisation psychologique provient de cette forme muette d'introjection de la douleur sans sanction de l'agresseur, sans détermination des attributs de la vie et de la mort. Le système de gouvernance actuel, fondé par le silence et le déni d'appartenance, légitime les inégalités nombreuses qui compromettent la coexistence des groupes sociaux. Une catégorie du champ social, la plus instable, celle des jeunes adultes, est directement conviée à ce rôle victimaire de porter les contradictions des gestions sociales, politiques et culturelles. Faute d'avoir appris des formes de contestation politiques ou créatrices, elle s'administre une violence symbolique comme un essai de recommencement traumatique dans la formule de l'exil : la harga que les pouvoirs politiques voudraient pénaliser. Cette forme de contention est illusoire car elle ne régulera pas les motivations à la source du désir de fuite : disparités sociales et économiques criantes, inégalités de statuts humains, juridiques et politiques, sentiments d'exclusion et d'abandon, apprentissage de risques. La harga figure alors un mode de colonisation d'un lieu pour délocaliser les ancrages douloureux. Il s'agit d'une périphérie, un contexte spécifique de reconstruction de l'unité interne et de l'identité sociale. Dans une réflexion de synthèse, G. Le Foyer de Costil observe que le terrorisme naît de la prohibition de la violence de l'Etat. En cela, il représente une privatisation de la violence collective. La législation algérienne semble institutionnaliser les formats indistincts du terrorisme en Algérie, sa férocité aussi, en prescrivant des attendus libératoires aux lieu et place d'une judiciarisation ferme et sévère des atteintes à l'Etat de droit. C'est un paradoxe moral et juridique. Car il est impossible de réprimer et d'amender dans un même mouvement. De même, le cadre juridique que l'Etat infère dans le traitement du terrorisme et de la réconciliation n'est plus efficient dans la mesure où ils ne s'inscrivent plus dans une limite territoriale nationale mais internationale.Afin de préserver la vie des citoyens, il faudrait alors que l'Etat développe la même terreur face aux terroristes précisément, appliquer plus de la même chose, virtualiser la répression et réhabiliter la violence de l'Etat. Toutes les violences ne diront pas comment sera demain et quel héritage auront d'autres générations d'Algériens. Une culture de la haine réciproque s'élabore de manière pernicieuse et les régnants persistent à obturer la réalité. N'est-ce pas le chef de l'Etat qui enjoignait aux jeunes, tout récemment, de ne pas voir ni tenir compte des fortunes fortuites ? Comment pourraient-ils gérer cette prescription de cécité et de négation du réel ? Il faut alors redire les choses : les jeunes Algériens sont particulièrement informés des fortunes subites et de la facilité qui est faite à certains de vivre. Le pouvoir doit s'affranchir de cette équation pour résorber la frustration contenue, élaborée dans le dénigrement des valeurs du travail et de l'école et dans les règles de la cooptation mafieuse et clanique. Une centralité narcissique Beaucoup d'Algériens sont affectés par le silence et l'impassibilité du président de la République qui a la charge constitutionnelle de représentation de l'Etat et du peuple. Dans tous les pays, la santé, la dignité et la vie d'un citoyen sont une affaire suprême. En Algérie, chaque jour annonce sa funeste litanie de morts, de tous les bords, sans que les agents de l'Etat et le premier d'entre eux viennent exprimer la compassion due aux victimes. Faut-il renvoyer cette stratégie de communication à ce qui la singularise le mieux, le travail de communication visuelle de l'image du président développé dans tous les médias ? Le président dans sa représentation nationale est renfrogné, imperméable et autoritaire tandis que le président dans le contexte international est avenant, humain et réceptif. Le chef de l'Etat est dans une logique de centralité narcissique qui l'empêche de percevoir et d'entendre la douleur des autres. Seul compte le pacte avec les repentis ? Les Algériens doivent payer par leur endurance le prix des morts soudaines, de fractures irréparables, de souffrances indicibles. Pourtant, l'acte de parole du chef de l'Etat inscrit le pouvoir dans une surface de représentation concentrique. La capacité de dire et d'entendre prolonge la vie psychique et sociopolitique et informe la réciprocité de la gouvernance. L'acte de parole est également structurant qui inscrit une forme d'arbitrage et de médiation. L'imaginaire et la symbolique du pouvoir situent entre le Président et son peuple des contextes d'échange et d'effets spectaculaires nécessaires à la cohésion interne et à la reconstruction de la vie du groupe national. Dans la conjoncture d'incertitude et de déchirement qui domine l'Algérie depuis plusieurs années, des paroles de ressourcement et de clarification paraissent nécessaires. Le chef de l'Etat pourrait y indiquer pour son peuple en quoi il est dans l'échec. Davantage qu'un partage politique, ce sera un partage éthique pour recouvrer le sens de la fonction présidentielle.Car la fonction présidentielle n'est pas une féodalité. Ni le Président un légat. Le président de la République peut-il s'arroger la latitude de placer la vie des Algériens dans une alternative de perte, que souligne l'actualité présente, de mise en risques et de finitude ? Engager les éléments les plus fragiles du peuple dans un simulacre de résistance héroïque ? De ces quelques aspects de la réalité oppressante, le chef de l'Etat a le devoir constitutionnel de rendre compte à son peuple. Beaucoup de lectures dans les médias rapportent la perspective d'une fin de mandat et des explications que retiendra l'Algérie, son peuple, ses institutions diverses de plusieurs années d'errements politique et sécuritaire. Une tradition, typiquement algérienne, veut que tout responsable peut se départir de son mandat ou en être relevé sans présenter de bilan quelconque ni de justifications des investissements portés au nom de la République. Les citoyens-électeurs attendent de savoir quels usages traduisent le mandat qu'ils ont donné à leur Président. C'est le principe même du suffrage et de la démocratie. (*)Psychologue clinicien, psychopathologue Maître de conférences HDR en psychologie clinique Consultant pour l'enfance et la famille