Le Salon international du livre d'Alger a treize ans. En cela, il ressemble bien à cet âge chez les êtres humains. En pleine croissance, mal formé encore, plein d'énergie plus ou moins contrôlée, lunatique, se posant des questions en vrac, admirable et détestable selon le côté ou le moment où on l'aborde. Un vrai adolescent au visage rayonnant rongé d'acné. Treize ans, l'âge ingrat par excellence. Ce statut se vérifie bien dans le caractère hybride du salon, mutant partagé entre une créature venue du passé et une autre, encore embryonnaire, inconnue. La créature du passé, cette bonne vieille Foire du livre en une époque lointaine, le début des années 1980, où des cargaisons entières de livres étaient déversées sur la capitale à des prix défiants toute concurrence, puisque, en plus des abattements promotionnels, le livre faisait alors l'objet d'un soutien de l'Etat allant jusqu'à 80 % de sa valeur et en vigueur toute l'année dans le réseau des librairies. Des encyclopédies en vingt volumes, inabordables en Europe, étaient cédées – neuves, faut-il le préciser – au tiers de leur valeur, sinon moins. Des blagues circulaient sur de nouveaux riches qui se présentaient avec les mesures des étagères de leurs bibliothèques et commandaient 2, 3 mètres de volumes (c'est le mot qui convient en effet), avec «des tranches en similicuir et dorures de préférence». Imagination débordante de l'humour algérien et de son sens acéré de la dérision ? En tout cas, tout le monde y croyait. Mais une image réelle est bien restée de cette époque : il n'était pas rare alors de voir des visiteurs se rendre à la foire, leurs couffins tressés à la main, comme on se rend au marché hebdomadaire de fruits et légumes. Et, en raison des bas prix, il n'était pas rare non plus que des personnes en quête de titres déjà épuisés, en prennent d'autres, au gré des disponibilités. Bref, on y faisait provision et même bombance d'ouvrages, en famille, en groupes, en processions. Une certaine spéculation avait vu le jour, mais elle demeurait limitée du fait du caractère massif des importations et surtout de la présence d'un réseau de librairies publiques, largement dominant alors, assez bien implanté, y compris dans de petites villes, et dont les stocks étaient écoulés aussi selon les tarifs subventionnés. Personne n'aurait songé à s'en plaindre, surtout pas les citoyens qui trouvaient là un moyen d'acquérir de manière honorable des quantités d'ouvrages scientifiques, techniques, littéraires, parascolaires et autres en une époque où, rappelons-le, il n'y avait que la télé à chaîne unique comme loisir de masse.De cette période «mythique», on peut retenir un engouement certain pour la lecture, sinon à son extension à de nombreuses catégories de la population. Bien que la Foire du livre n'ait eu lieu qu'à Alger, elle était relayée à l'intérieur du pays par le réseau public de librairies. Nous manquons cruellement d'études sociologiques sur les pratiques de la lecture en Algérie, mais il est certain que ces librairies publiques ont joué un rôle culturel stratégique, notamment dans les petites villes, et que leur nombre à l'époque, s'il était ramené à la démographie lui correspondant, indiquerait des ratios sans doute étonnants. Autre constatation d'importance : du fait du soutien des prix, il n'y avait pas de « concurrence » entre l'événement Foire du livre et le réseau de librairies, sauf en ce qui concerne la diversité des titres, bien plus grande pour le premier, notamment en livres importés, ouvrages de référence (encyclopédies et dictionnaires universels ou spécialisés), littérature, livres techniques et de médecine, beaux livres d'art ou de découverte. Cependant, cet aspect positif global de la Foire du livre et du réseau de distribution s'est accompagné d'un effet pervers. C'est de cette période, particulièrement, que le phénomène de «couplage» de l'acte de lire et de l'acte d'acquérir des livres, s'est enraciné dans la société algérienne pour devenir un modèle. Ainsi, nous restons à ce jour un des rares pays au monde où la bibliothèque (quel que soit son statut : publique, communale, d'institution…) n'est pas le premier mode d'accès à la lecture. Les pays les plus pauvres ont recours à la bibliothèque mais aussi les pays les plus riches. Peut-être parce que nous ne sommes ni l'un ni l'autre, avons-nous trouvé une autre voie ? Plaisanterie car les pays de niveau socio-économique proche du nôtre ont aussi recours à la bibliothèque comme porte d'entrée privilégiée à la lecture. Il y a d'ailleurs une aberration économique, financière et finalement culturelle, à stocker des ouvrages chez soi dont la plupart ne sont lus qu'une fois dans la vie, et parfois jamais ! Si l'on devait vider toutes les bibliothèques particulières des Algériens, on pourrait sans doute trouver de quoi alimenter des dizaines de bibliothèques publiques. Et une campagne dans ce sens pourrait gagner l'adhésion des citoyens, pour peu que les structures d'accueil soient disponibles et la visibilité établie. Voilà pour la créature du passé. Mais celle-ci, loin d'être disparue, a prolongé son existence à travers le Salon du livre. Ce Salon, depuis ses débuts, s'est positionné plus comme un espace exceptionnel de distribution du livre au grand public (à des conditions plus favorables de disponibilité et de prix) que comme une rencontre professionnelle. D'où le caractère hybride de l'événement, pris entre ses traditions de vente discount et la tentation récurrente d'un salon professionnel. Les deux sont-ils antinomiques ? En règle générale, oui. De grandes rencontres dans le monde arrivent à combiner les flux professionnels et ceux des lectorats. On peut citer la Foire du livre de Francfort qui s'est achevée le 19 octobre, mais sa taille (plus grande manifestation au monde), son expérience (depuis l'an 1150 !) et son niveau d'organisation lui permettent de segmenter ses espaces et ses activités. Il est intéressant de noter qu'elle affiche plus de 7000 exposants et environ 300 000 visiteurs (moins qu'à Alger !) mais on compte parmi eux 200.000 professionnels du monde entier. Et la motivation première des visiteurs n'est pas l'achat, mais la visite justement, la découverte, la rencontre des écrivains, etc. tandis que les professionnels négocient des achats de droits, des traductions, des contrats de diffusion, des cessions de droits au cinéma, des partenariats, etc. Les «décors» sont aussi différents, l'Allemagne alignant plus de 13.000 bibliothèques publiques pour 82 millions d'habitants, tandis que nous en comptons environ 300 pour 35 millions d'habitants. Ce qui donne une bibliothèque pour 6300 habitants en Allemagne et une pour 117.000 habitants en Algérie, cela sans tenir compte de leur implantation, de leurs moyens, fonds, etc. Délicat virage Tout le problème est là : sans réseau consistant de bibliothèques et de librairies assurant une disponibilité quotidienne du livre, le Sila est condamné à catalyser en un laps de temps très court la plupart des attentes et besoins du pays en livres. Comparaison n'est pas raison, mais c'est comme si, (hormis l'aspect vital, oui) par manque d'officines de pharmacie, les Algériens devaient attendre une fois l'an un miraculeux Salon du médicament destiné au public. Il est donc fatal que cette concentration d'attentes sur un seul événement génère des attitudes et des avis contradictoires, de fortes tensions et des enjeux démesurés. Comment organiser le plus grand événement culturel du pays ? La chose n'est pas facile et dans les récriminations souvent fondées, se glissent aussi quantité de piques abusives, voire fantaisistes. Le problème est moins dans l'organisation d'ailleurs que dans la définition claire des objectifs. La désorganisation est essentiellement une conséquence de la confusion des genres. Le règlement du Sila énonce dans son article 1, une série impressionnante d'actions, toutes généreuses, mais qui se télescopent et avalisent le caractère hybride de la manifestation. Qu'on en juge : «Faire connaître la production intellectuelle des pays participants ; promouvoir l'édition du livre ; développer les circuits de diffusion du livre ; favoriser la cession des droits d'édition, la coédition, la coproduction et la traduction ; inciter les investissements dans le domaine de l'édition et des arts graphiques ; favoriser les contacts professionnels entre les auteurs, éditeurs, bibliothécaires et libraires ; stimuler le goût de la lecture ; promouvoir le livre scientifique, technique et la littérature en général ; promouvoir le livre pour enfants.» Il y en a ou trop ou pas assez quand il n'est mentionné nulle part et simplement, si c'est l'option voulue, que le Sila est un salon professionnel de l'édition destiné aux professionnels. Cette année, bien tardivement, puisque les acteurs du monde du livre l'ont appris en août, il a été décidé de mettre le cap sur le professionnel. Cette orientation est apparue notamment à travers l'obligation d'appliquer l'article 6 du règlement qui stipule que «l'exposition-vente est limitée à : 100 exemplaires pour les ouvrages édités en 2008 ; 50 exemplaires pour les ouvrages édités entre 2003 et 2007 ; 5 exemplaires pour les ouvrages édités avant 2003». Cette disposition n'a jamais été appliquée auparavant et l'on justifiait cette «tolérance» au dépassement des quotas par la volonté justement de donner un caractère populaire à la manifestation. On ne peut pas continuer ainsi à appliquer ou à ne pas appliquer telle ou telle disposition au gré des conjonctures ou des orientations extérieures au règlement. Si l'on veut avancer vers un salon professionnel, il faut modifier le règlement dans ce sens et, en tout cas, toujours l'appliquer. L'article 3 par exemple qui stipule que «sont admis à exposer au Sila, les Etats, les organismes, les éditeurs nationaux et internationaux ayant au moins cinq titres édités par leurs entreprises», exclut de facto les librairies qui, pourtant, sont présentes. D'autres dispositions méritent d'être revues, telles que cet alinéa de l'article 6 qui énonce maladroitement que «les livres piratés ne seront pas admis». Une formulation peu professionnelle quand il n'est fait nulle part référence aux conventions internationales et à la loi algérienne sur les droits d'auteur et droits voisins. De même, il serait judicieux d'adopter un règlement «du Sila» fixant ses règles générales et non, comme cela se pratique aujourd'hui, un règlement de la treizième ou quatorzième édition. Le gain en transparence serait plus important. En tout état de cause, si l'option professionnelle, au demeurant excellente, est maintenue, il faut aller jusqu'au bout de ce qu'elle implique pour le Sila mais aussi, en dehors du Sila. Aujourd'hui, le nombre impressionnant de visiteurs (400.000 en 2007, un des meilleurs au monde, est avancé en tête des satisfecits de la manifestation. Avec l'option professionnelle, se maintiendra-t-il à ce niveau ? Et quid de la distribution du livre aux lecteurs, faute de bibliothèques et de librairies en quantité suffisante ? On peut, bien sûr, imaginer quantité d'évènements locaux, régionaux ou thématiques d'expositions-ventes de livres : une Caravane du livre de la Saoura, La Quinzaine du livre de Sétif, La Semaine du livre technique, La kermesse du livre de jeunesse d'Oran, etc. Mais cela se fera-t-il ? Avec la professionnalisation du Sila, quelle stratégie palliative est retenue pour renforcer la diffusion populaire du livre en attendant un renforcement conséquent du réseau, œuvre de longue haleine ? On ne le sait pas, mais c'est à l'Etat de la définir et non au comité d'organisation du Sila. Et on peut déjà se demander ce qu'il adviendra de l'accès des Algériens au livre durant ce laps de temps hypothétique. Le Sila entame son adolescence par un virage à négocier délicatement et dans un contexte immédiat déplorable, avec le directeur de la Bibliothèque nationale qui a été relevé de ses fonctions et un livre interdit. Quels qu'en soient les motifs, avis ou aboutissants, leur occurrence avec le Sila donne une triste image du livre dans notre pays. L'âge ingrat ne dure pas chez les humains. Il n'en est pas forcément de même dans le monde des livres.