Depuis 2009, et l'institutionnalisation du Salon international du livre d'Alger (SILA), le nombre d'exposants augmente d'année en année. L'édition 2012, coïncidant avec le Cinquantenaire de l'Indépendance, affichait déjà une participation de 718 éditeurs. Cette année, ce record est battu avec 922 éditeurs inscrits, issus de 44 pays. Un bond de 22%. Comment expliquer cette attractivité ? La question se pose particulièrement au moment où professionnels du livre et responsables politiques se plaignent de concert – avec, certes, des réponses contrastées – du manque de structuration du marché du livre (lire Hadj Miliani : «Projet de loi sur le livre : les échos d'un texte», El Watan Arts et Lettres, 26/10/13). Quel est donc le retour sur investissement pour ces éditeurs étrangers (près de 700 en ôtant les exposants algériens) qui arrivent du monde entier ou presque ? Première remarque en arrivant au Palais des Expositions : en voiture, en bus, en tramway, à pied même, le flux ininterrompu et impressionnant des visiteurs. Les entrées des éditions précédentes ont été estimées entre 1,2 à 1,5 million durant les dix jours du Salon, avec des pics de 200 000 visiteurs par jour. On notera que cette année, pour la première fois, les dates de la manifestation ont été annoncées début mars, ce qui a permis aux professionnels de s'inscrire et de se préparer plus tôt. Mais, pour Smaïl Meziane, directeur des éditions Casbah et ancien commissaire du Sila (2009-2011), «ce qui fait le succès du Salon, c'est l'affluence du public. C'est le premier critère de réussite.» On peut s'interroger sur le sens à donner à cette affluence, quand professeurs et enseignants tirent la sonnette d'alarme à propos de la désaffection du livre par la jeune génération. Nous ne disposons pas de statistiques quant au profil des visiteurs, mais on peut remarquer de visu la forte présence des jeunes dans une grande diversité sociologique. «Le marché algérien est potentiellement très important, il y a plus de 35 millions d'individus en Algérie, dont plus de la moitié a moins de 20 ans. Il y a plus d'étudiants en Algérie qu'en France ! Il est évident que le marché algérien est essentiel et devrait être un des premiers à l'exportation pour l'édition francophone», affirme Michel Jezierski des éditions Larcier et De Boek (Belgique). Mohamed Hassan Irani, des éditions Dar el Kitab el Arabi (Liban), abonde dans ce sens : «Devant un tel lectorat potentiel, nous sommes presque obligés de revenir chaque année et de proposer du nouveau.» Pour comprendre cette affluence, il faut se départir de quelques idées reçues. D'abord, le livre ne se réduit pas à la littérature. «Toutes sortes de livres se vendent ici. Vous avez les ouvrages pour les universitaires, les livres religieux, la littérature... Le lectorat est assez varié et nous tentons de répondre à toutes les demandes», affirme M. Irani. Outre le livre religieux qui s'écoule en quantités importantes, le livre scientifique et technique est fortement demandé : «Les étudiants viennent et achètent des ouvrages dont ils ont besoin pour leur formation, des ouvrages très chers qui coûtent jusqu'à 150 euros ! Je fais une dizaine de foires par an et celle d'Alger, du point de vue de l'intérêt du public, est majeure», note M. Jezierski. Les dictionnaires figurent aussi parmi les best-sellers du Salon. Malgré leurs prix élevés, ils se vendent très bien. Mme Kouchkar, responsable du stand Oxford University Press (Angleterre) nous confie : «Les ouvrages les plus demandés sont les dictionnaires, pour tous les niveaux, du ‘‘basic'' au ‘‘advanced'', ainsi que les dictionnaires spécialisés. Vous avez aussi les méthodes d'apprentissage qui sont très demandées par les écoles.» Deuxième idée reçue à corriger : le client n'est pas forcément un lecteur individuel. Le plus gros des ventes se fait auprès des universités, librairies, bibliothèques et autres institutions. «Vous avez beaucoup d'universités et de bibliothèques qui ouvrent en Algérie et elles disposent de dotations très importantes de la part de l'Etat», remarque M. Jerzinski. «De plus en plus de petites entreprises privées, des pharmaciens, des architectes, etc. viennent acheter des quotas de livres pour mettre à jour leurs connaissances», ajoute Amira Hadj-Sadouk, co-gérante de la Compagnie algérienne de documentation et de conseil (CADOC). «Je viens en Algérie depuis plus de trente ans et je sais que le Salon d'Alger est un événement culturel qui attire l'intérêt de toute l'Algérie. Le Sila est parmi les plus importants du monde arabe, du point de vue du nombre et de la qualité des éditeurs, mais aussi en termes d'affluence du public», déclare le directeur des éditions Dar el Kitab el Arabi. Dans le Monde arabe, le Sila est actuellement en concurrence avec le Salon de Riyad (Arabie saoudite) qui a réuni 970 exposants, issus de 32 pays lors de sa dernière édition. L'attractivité principale de ce salon réside dans le fort pouvoir d'achat local. La dernière édition affichait 17,6 millions de rials (près de 386 millions de dinars) de ventes. Mais l'atout du Salon d'Alger n'est pas financier. «A Riyad, hormis quelques éditeurs anglophones, la grande majorité des exposants sont des éditeurs arabes. L'avantage du Salon d'Alger est sa dimension internationale avec une forte participation européenne, particulièrement de la France et des pays francophones. Au Maroc, on retrouve la même configuration mais le salon de Casablanca est beaucoup moins important que celui d'Alger», analyse Ibrahim Kobeissi, directeur des éditions universitaires libanaises MAJD dont la catalogue compte pas moins de 40% d'ouvrages traduits du français. Le Sila constitue en ce sens un pont entre l'édition arabophone et francophone (plus de 260 exposants français), voire européenne. M. Kobeissi, ancien recteur de l'Université libanaise, estime que l'Algérie recèle un vivier important de traducteurs de qualité dans le domaine des sciences humaines et sociales. L'éditeur suisse Claude Pahud (Antipodes) constate que : «L'arabe est la langue la plus utilisée pour les sciences sociales en Algérie. Il faut trouver des traducteurs qui soient des spécialistes des domaines en question. Traduire des idées n'est pas facile. Le salon est justement l'occasion d'initier ce genre de projets». En outre, l'augmentation exponentielle de la participation s'explique aussi par l'amélioration de l'organisation. M. Kobeissi, qui participe au salon depuis sa première édition, constate : «Il y a une dizaine d'années, il y avait plus de problèmes et d'imprévus. Depuis trois ans, on arrive et on trouve nos livres sur les étals des stands». Rachid Hadj Nacer, directeur du livre et de la lecture publique au ministère de la Culture, souligne : «Les Douanes ont acquis de l'expérience et aident beaucoup à la fluidité du traitement du livre. Quand l'éditeur arrive, il trouve ses livres et n'a qu'à les installer. Avant, c'était un véritable parcours du combattant». Il ajoute : «Au plan financier, les choses sont plus claires ; concernant l'ouverture des comptes, les éditeurs savent à quelle banque s'adresser. Les comptes sont ouverts facilement et le transfert est plus régulier. Les gens reçoivent leur argent dans les semaines qui suivent le Salon. Avant, il fallait attendre plusieurs mois.» D'aucuns estiment que des efforts restent toutefois à faire pour simplifier les démarches aux éditeurs. «La particularité de ce salon est que tout est compliqué, déplore M. Jerzinski. Les comptes de transit, les difficultés à l'importation… Une série d'éléments dissuasifs pour les éditeurs. Si on ouvrait davantage le marché, les ouvrages seraient disponibles plus facilement, les prix seraient moins élevés et tout le monde ferait de bien meilleures affaires.» Si la Foire du livre, ancêtre du Sila des années ‘80, avait pour principale vocation de proposer aux lecteurs des livres importés, introuvables sur le marché (avec des subventions de l'Etat allant jusqu'à 80%), l'intérêt du Salon du livre ne se résume pas aux ventes directes. Ses retombées se comptent aussi et surtout en termes de partenariats, de contrats et de coéditions avec les acteurs du marché du livre en Algérie. «Le vrai gain du salon, c'est la publicité et le fait de rencontrer des professionnels du domaine qui sont des partenaires potentiels. Chaque jour, on rencontre des libraires, des revendeurs, des représentants d'institutions... Chaque année, nous repartons avec de nouveaux clients et de nouveaux contrats», résume M. Atta de la Maison Internationale du Livre (responsable de la filière universitaire au stand Hachette). M. Jerzinski note au cours des dernières éditions une certaine professionnalisation du Sila qui augmente les opportunités de partenariats avec des acteurs algériens : «Les bibliothécaires passent, choisissent des ouvrages, prennent les catalogues qui vont entraîner de nouvelles commandes. Grâce au Sila, on a aussi des partenariats avec des importateurs algériens, de gros libraires et des distributeurs. Avec les éditeurs également, nous avons des partenariats pour des coéditions ou des traductions en arabe. Le salon crée cette dynamique qui se prolonge dans l'année». Le partenariat entre les éditions belges (invitées d'honneur cette année) et le CADOC, qui les représente en Algérie, s'est d'ailleurs concrétisée grâce au salon. «Notre système fait qu'il est très difficile pour des éditeurs étrangers de s'y retrouver et de venir par eux-mêmes. D'où l'intérêt d'un partenaire local. Et puis, ça n'intéresse pas l'éditeur d'être présent pendant dix jours pour disparaître ensuite du marché algérien. C'est notre job de continuer à les représenter, à promouvoir et à distribuer leurs produits tout au long de l'année», affirme-t-on au CADOC. Les lourdeurs administratives font qu'un éditeur étranger a besoin d'un partenaire local pour se déployer sur le marché algérien. Les insuffisances du marché sont aussi évoquées parmi les raisons de l'engouement des professionnels pour le Sila. «Les spécialistes attendent ce moment pour s'approvisionner en livres. Quand on visite les librairies en Algérie, on se rend compte que l'offre est restreinte. Importer des livres n'est pas chose facile pour tout le monde. Les libraires ont peur d'importer, au prix fort, des livres qu'ils ne sont pas sûrs de vendre. Au salon c'est plus facile, les éditeurs ramènent eux-mêmes les livres et s'ils ne se vendent pas, ils les reprennent», remarque M. Kobeissi. En dehors de l'intérêt commercial, le Sila est aussi un événement culturel et l'occasion d'échanges et de débats. «Le Sila n'est pas qu'une foire. Vous constaterez qu'il est accompagné d'un grand nombre de manifestations culturelles : tables rondes, hommages, ventes-dédicaces…», affirme le directeur de Casbah Editions. Enfin, c'est une vitrine culturelle et un moyen de prospecter les opportunités d'affaires pour les pays qui ne sont pas présents sur le marché algérien. C'est le cas de la Chine qui participe pour la première fois. Fu Zhong, représentant de China International Book Trading Corporation, réseau d'entreprises de diffusion des livres chinois dans 180 pays, nous confie : «Je crois qu'il y un marché intéressant pour nous en Algérie. Depuis quelques jours, beaucoup de visiteurs viennent nous voir surtout pour s'informer sur les méthodes d'apprentissage du chinois. Des étudiants viennent s'informer des opportunités d'études en Chine. On nous interroge aussi sur la culture, le mode de vie et aussi, beaucoup, sur la province musulmane chinoise.» Soutenu par son affluence populaire et la demande nationale au fort potentiel d'évolution, l'attractivité du Sila conforte son statut de premier événement culturel en Algérie et de rendez-vous important dans l'agenda international du Livre. Mais son succès dessine également, en creux, les insuffisances quotidiennes du réseau de distribution dans le pays.