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"L'effacement identitaire a commencé bien avant l'exclusion politique post-indépendance"
James McDougall, historien (University of London) :
Publié dans El Watan le 29 - 05 - 2009

Jeune historien britannique, auteur de l'ouvrage History and the Culture of Nationalism in Algeria et d'une thèse sur la conflictualité sociale et l'identité en Algérie entre 1914 et 1954, James McDougall a été invité aux Débats d'El Watan hier à Alger aux côtés de la sociologue Fanny Colonna, directrice de recherche émérite au CNRS/EHESS (France) pour débattre de « Religion, politique, culture : quelle problématique de la nation ? ».
Vous vous intéressez à l'écriture de l'histoire en Afrique du Nord et en Algérie en particulier, à la manière dont est nationalisée l'histoire…
A partir du XIXe siècle, on a commencé à nationaliser l'histoire ; c'est que la nation devient la forme « normale » de communauté politique, on pense donc toute histoire comme celle de la nation. Mais en même temps qu'en Amérique ou en Europe, on se bat pour la liberté du peuple sous l'étiquette de la nation (dans les révolutions de 1848 par exemple), on empêche d'autres peuples d'accéder par cette voie désormais « normale » à leur souveraineté moderne en allant les coloniser. Dans ces cas – en Asie, en Afrique –, la nationalisation du passé va donc servir plus tard, au XXe siècle, les objectifs politiques de la décolonisation, de la libération. Mais c'est aussi, fatalement, une manière de définir l'identité unique d'un peuple alors que cohabitaient dans la société plusieurs cultures. Ce qui, par la suite, implique que l'on efface quelque chose au profit d'une autre. Qu'est-ce qui a été le plus effacé ? La légitimité de la diversité. Ce n'était pas un choix idéologique, mais cela intervenait dans un contexte où il fallait mobiliser l'élément communautaire commun. Dans le cas de l'Algérie, c'est la religion. On pensait alors dans le domaine religieux au principe du tawhid, l'unicité, qui a glissé aussi dans d'autres domaines pour dire l'autorité sociale et culturelle au sens le plus large. On ne pouvait plus avoir plusieurs turuq (voies) ; de même, on ne pourrait plus avoir différentes manières de concevoir la culture ou le passé du peuple, pensé comme un tout. C'est la pensée unique qui est devenue de plus en plus puissante depuis le XIXe siècle, et qui est prônée par ceux qui veulent imposer l'ordre dans des sociétés considérées comme fragiles.
D'où la prévalence du critère religieux…
L'Islam, de par son statut de religion d'Etat – dans l'article 2 de la Constitution algérienne –, est consacré comme le seul registre communautaire compris et accepté par tout le monde. En fait, le critère d'exclusion imposé par le colonialisme a été le fait d'être musulman. Et malgré lui, le colonialisme a fini par l'ériger en tant que critère d'appartenance exclusive à la communauté algérienne. Les juifs - toutes classes sociales confondues - ont été évacués de la communauté algérienne par le décret Crémieux (datant de 1870, ce texte a donné la citoyenneté française aux 37 000 juifs d'Algérie). Une forte conscience raciste chez la plupart des Européens d'Algérie a fait que la plupart d'entre eux, sauf quelques-uns, ne pouvaient s'imaginer dans une nation algérienne (même franco-algérienne) avec l'égalité pour tous. Ce qui fait que le nationalisme algérien, sans forcément procéder d'une conscience religieuse, s'est mobilisé autour du religieux. Par la suite, l'on a réemployé ce code communautaire et mobilisateur pour faire entrer les militants dans l'ordre révolutionnaire qui requiert la discipline. L'effacement identitaire a donc commencé bien avant l'exclusion politique post-indépendance. Cela rend impossible le « vivre ensemble » entre communautés. D'ailleurs, la guerre de libération a renforcé cette dynamique, car il fallait creuser davantage le fossé communautaire qui a été mis en place par le colonialisme.
Mais les nationalistes algériens avaient conscience des diversités culturelles de la communauté…
Bien sûr. Et ils représentaient même cette diversité entre eux, dans leurs propres itinéraires ! Il y avait bien une brochure du GPRA (gouvernement provisoire de la République algérienne (*) adressé aux Européens d'Algérie disant en substance : « Si vous être progressistes, vous êtes avec nous ! » Il était évident que le FLN était conscient que le pays est multiculturel. Mais les dynamiques de lutte, c'était autre chose. Si l'on regarde la révolte de mai 1945, qui exprimait une attente de délivrance presque millénaire, quasi religieuse chez les paysans du Constantinois, on voit bien que la conscience révolutionnaire qui voulait créer une Algérie où il y aurait place pour tous dans une citoyenneté égale sans distinction de race ou de religion coexistait avec deux logiques : le refus de cette possibilité, déjà, chez des Européens, et une solidarité communautaire musulmane chez la masse de la population rurale. Et la doctrine d'une personnalité algérienne unique, arabe et musulmane, évacuée de ses complexités, avait occupé le terrain en tant que définition légitime de la nation chez les oulémas. Ensuite, la religion a ainsi servi de manière commode pour combler un vide idéologique, d'ailleurs difficile de négocier autrement, après l'indépendance.
Le chaos et les migrations
Dans son livre (*), James McDougall explore la question de l'écriture de l'histoire en Algérie. L'auteur évoque la figure de l'historien Ahmad Tawfiq al Madani et se propose d'étudier la production historique de la première moitié du XXe siècle. Il garde en fait une grande liberté dans le choix de ses thèmes et de sa périodisation, puisque le lecteur est amené à suivre la fin de l'empire ottoman, les débuts de la conquête, et que sa réflexion se prolonge jusqu'en 2001. L'émigration de la famille d'al Madani vers la Tunisie permet de rappeler que la migration fut une des réactions possibles à la catastrophe, au chaos provoqué par la conquête française. Il ne s'agit pas encore de l'émigration ouvrière vers la France, qui aura tant d'importance dans l'histoire du nationalisme algérien, mais d'une migration le long de routes anciennes, en direction d'autres régions de l'empire, et de retours sur un soi-même fortement remodelé selon de nouveaux schémas, de nouvelles façons de se penser, de s'écrire et de se dire « Algérien ».
(*) History and the Culture of Nationalism in Algeria, (Cambridge University Press, 2006). (Source. www.armand-colin.com)
(*) Brochure intitulée « Tous Algériens ! », GPRA, Tunis, mars 1961.


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