Le phénomène rassure et inquiète tout à la fois. Le phénomène rassure, car l'impératif de vérité commande aux hommes politiques d'avoir le courage de se défier de leurs attaches, quand il s'agit de dénoncer publiquement les atteintes à la Constitution, mais l'inquiétude taraude tout autant, quand d'autres hommes, mus par des sentiments latents de rancœur ou de culture éculée de terroir, en viennent aux sentiers battus de la rhétorique populiste pour couronner du palme de l'indicible toute initiative du pouvoir, fut-elle politiquement incorrecte. Et dans ce contexte précis, force est de reconnaître que les critiques adressées à l'initiative présidentielle tendant à mettre en cause le principe même de révision constitutionnelle, le droit du président de la République d'amender la loi fondamentale et surtout le choix de la voie parlementaire pour entériner son projet, participent malheureusement de ce phénomène, car elles font fi volontairement ou involontairement des prescriptions pertinentes de la Constitution, de la jurisprudence consacrée et de la position claire de la doctrine en la matière. – 1- Le principe de la révision de la Constitution Dans la typologie des lois fondamentales régissant l'organisation des Etats, la doctrine juridique établit une distinction nettement différenciée entre les Constitutions dites souples révisables par simple loi ordinaire et les Constitutions dites rigides dont la révision est tributaire d'une procédure spéciale dûment prévue par la Constitution. Cet élément de rigidité, qui constitue une donnée fondamentale du constitutionnalisme contemporain et dont la Constitution de1989 consacra le principe en son titre 4, est dicté par des considérations impérieuses tenant à la fois de la dynamique de la vie politique, de l'idéal démocratique et de la gravité de l'acte lui-même. Car, s'il est un fait que la Constitution doit être garantie pour assurer la pérennité de l'Etat, elle demeure, avant tout, une œuvre humaine jamais complète pour affronter avantageusement la problématique institutionnelle. Si fondamentale qu'elle le soit, elle ne saurait prétendre à l'immutabilité d'un livre saint. A moins que ses divers éléments ne soient gravés dans l'airain, il faudrait bien qu'un jour de nouvelles conceptions s'expriment sous forme de retouches et la sagesse des constituants fut toujours de prévenir par des mécanismes que des dispositions présentant à l'usage des difficultés insurmontables pourraient être modifiées ou simplement supprimées. – 2- Le droit du Président à initier la révision de la Constitution Il appert clairement des articles 174 et suivants de la Constitution que l'initiative de la révision constitutionnelle est toujours décidée par le chef de l'Etat, qu'elle résulte de sa propre initiative ou d'une demande expresse d'un quorum de députés et de sénateurs et que les formes et conditions générales de sa mise en œuvre sont celles régissant la procédure habituelle, suivie en matière d'adoption de loi ordinaire non sans quelques modalités particulières, somme toute, propres à la nature de l'acte lui-même. En d'autres termes, le texte proposé prend la forme banale d'un projet de loi. Il est soumis directement au Parlement par le chef du gouvernement, dont le rôle consiste à accompagner la démarche présidentielle, c'est-à-dire le formaliser, l'inscrire à l'ordre du jour du Parlement et en assurer le soutien lors de sa discussion. En l'espèce, cette phase introductive fut diligentée avec célérité par le chef du gouvernement, si bien qu'en moins d'une semaine, le projet fut débattu et adopté en séance à la majorité qualifiée par les députés et sénateurs réunis en congrès dans la salle des actes du Palais des nations au Club des Pins. Cette adhésion inconditionnelle du chef du gouvernement s'explique par le caractère spécifique du système politique algérien qui arroge au chef de l'Etat la quasi-totalité du pouvoir exécutif et cantonne le gouvernement dans une mission quasi-technique de stricte exécution des volontés présidentielles. Contrairement aux pourfendeurs de l'initiative présidentielle, le projet de révision n'avait pu être examiné en conseil de gouvernement, discuté en Conseil des ministres et encore moins recueilli l'avis du Conseil d'Etat, car il s'agit d'une prérogative éminemment présidentielle, souveraine, indemne de toute réserve ou exclusive. On en conclut donc que dans le cas d'espèce, la soumission directe du projet au Parlement pour adoption immédiatement, après le visa du Conseil constitutionnel, ne souffre d'aucun reproche et qu'à ce stade de la réflexion, la Constitution est sauve. – 3- Le choix de la voie parlementaire pour adopter le projet de révision La critique du choix de la voie parlementaire est infondée en ce qu'elle constitue assurément l'unique moyen prévu par la Constitution. Elle n'est pas, intrinsèquement, parlementaire, puisque elle met en œuvre ce que les constitutionnalistes appellen t un pouvoir constituant dérivé composé de l'ensemble des pouvoirs. Le président de la République, l'Assemblée populaire nationale, le Conseil de la nation et le peuple. L'article 174 dispose à cet effet que «la révision constitutionnelle est décidée à l'initiative du président de la République. Elle est votée en termes identiques par l'Assemblée nationale et le Conseil de la nation dans les mêmes conditions qu'un texte législatif. Elle est soumise par référendum à l'approbation du peuple dans les cinquante jours qui suivent son adoption. La révision approuvée par le peuple est promulguée par le président de la République.» A ce second stade de la réflexion, on ne peut donc raisonnablement faire grief au Président de profiter de cette manne constitutionnelle. Comparaison n'est pas raison, le général de Gaulle et ses successeurs en abusèrent plus d'une vingtaine de fois de cette manne, si bien que François Mitterrand, alors premier secrétaire du Parti socialiste, en parla de «coup d'Etat permanent». On n'est ainsi pas très loin de la formule du putsch constitutionnel employé par le Dr Sadi. La voie parlementaire utilisée a, en outre, pour elle la force de la jurisprudence du Conseil constitutionnel qui n'a pas cru soumettre, en 2004, le projet de tamazight à la votation populaire malgré les appréhensions vives d'une partie de l'opinion qui y voyait dans cette position une violation flagrante de l'article 178 de la Constitution qui interdit toute révision constitutionnelle attentatoire à l'arabe comme langue nationale et officielle. Le bon sens avait prévalu à l'époque, car des hommes de devoir avaient estimé que la langue berbère, qui n'est ni l'apanage d'une région ni celle d'un parti et encore moins d'un groupe, ne pourrait être soumise au verdict des urnes en ses propres logis. Le triptyque de l'identité algérienne a vu deux de ses vecteurs, en l'occurrence l'arabe et l'Islam, élevés en constantes nationales, il était inéquitable de ne pas réserver le même traitement à celui qui symbolise le plus la permanence nationale. L'œuvre magnifique de la République reconnaissante fut d'avoir brisé l'étau qui entoure cette question en la faisant sortir définitivement de son ghetto. Sa constitutionnalisation ne lèse en rien le statut de la langue du «dhad» qui reste, par dessus tout, la langue nationale et officielle de l'Etat, la langue liturgique de l'Islam tolérant, celle de plus de vingt-quatre pays s'étendant des rives de l'Atlantique jusqu'aux confins de la Turquie, de plusieurs centaines de millions de locuteurs dans le monde et l'une des cinq langues de travail de l'organisation des Nations unies. Ce fut aussi l'honneur de ces militants infatigables de la cause berbère, en particulier le Dr Sadi, de s'être comportés en patriotes attentifs soumis à la seule finalité du combat en se refusant à tout impressionnisme générateur d'insécurité. Et tant mieux si ces mêmes rudes défenseurs se montreront plus rudes encore pour la promouvoir davantage pour la paix civile et l'avenir de notre si vieux pays. – 4- La ratification populaire n'est pas indispensable Comme il est souligné plus haut, une fois adopté par le Parlement, le projet de révision ne devient définitif qu'après sa ratification populaire, à la différence de la loi ordinaire qui se suffit d'une simple promulgation. Seulement, cette exigence, rédigée sur ton comminatoire, n'est point absolue, puisqu'elle se trouve tempérée dans son essence par l'article 176 qui stipule, expressément que «Lorsque de l'avis motivé du Conseil constitutionnel, un projet de révision constitutionnel ne porte aucunement aux principes régissant la société algérienne, aux droits et libertés de l'homme et du citoyen ni n'affecte d'aucune manière les équilibres fondamentaux des pouvoirs et des institutions, le président de la République peut directement promulguer la loi sans la soumettre à référendum populaire si elle a obtenu les trois-quarts des voix des membres deux chambres du Parlement». Il appert clairement à la lecture de l'article précité que le principe du recours au référendum n'est ni général ni systématique. Le président de la République peut promulguer directement la loi sans consultation populaire si le projet soumis pour adoption recueille préalablement l'avis favorable du Conseil constitutionnel, ce que la haute juridiction constitutionnelle a prononcé en donnant quitus à son adoption parlementaire. En l'espèce, les magistrats du Conseil constitutionnel ont fait application saine de la Constitution. Les amendements proposés ne lèsent en rien les préventions précitées, car manifestement ils ne sont attentatoires ni aux principes régissant la société algérienne ni aux droits et libertés de l'homme et du citoyen et encore moins aux équilibres fondamentaux des pouvoirs et des institutions, une évidence. En fait, ce qui a déclenché le courroux de l'opposition concerne particulièrement les amendements réservés au renouvellement du mandat présidentiel qui ouvre à l'actuel Président la possibilité de se maintenir ad vitam aeternam à la tête de l'Etat et à un degré moindre, ceux réservés à la restructuration de l'exécutif qui voue le Premier ministre à une simple fonction de coordination, lesquels amendements rompraient l'équilibre des pouvoirs pour déboucher au final sur une présidence à vie et commanderaient, par conséquent, la tenue impérative d'un référendum. En d'autres termes, cette partie de l'opposition rejette à l'avance, dans la forme et dans le fond, l'avis du Conseil constitutionnel. A notre sens, l'avis du Conseil constitutionnel est pertinent, car la réforme du mandat présidentiel et la refonte du pouvoir exécutif ne sont en rien préjudiciables à l'équilibre des pouvoirs pour l'unique raison que le renouvellement du mandat présidentiel n'emporte point présidence à vie et que paradoxalement la refonte de l'exécutif n'est qu'une légalisation tardive d'une situation de fait. Et pour cause, la réîiforme du mandat présidentiel n'introduit nullement une présidence à vie, en ce que le mandat donné par le peuple est limité dans le temps et couvre une durée déterminée comportant un début et une fin. Dès lors, si rien n'interdit au peuple souverain de renouveler sa confiance à l'actuel locataire du palais d'El Mouradia, rien n'interdit, en retour, au même peuple de la lui retirer et choisir un autre, s'il estime que son maintien aux plus hautes cimes de la responsabilité et de la décision n'est plus opportune. Quant au problème de la refonte de l'exécutif, il s'agit ni plus ni moins d'une porte ouverte qui n'aurait jamais du être franchie, car les pères de la Constitution de 1988 avaient instauré un système présidentialiste fondé sur la primauté du président de la République où le chef du gouvernement n'est que le Premier des ministres qui, pour durer, a le choix entre complaire à la volonté du chef de l'Etat ou se défaire. Plus encore, l'appui parlementaire ne lui est d'aucun secours, car la majorité est présidentielle avant d'être parlementaire. Le Président en est le leader naturel et le mainteneur de sa cohésion. C'est par rapport à sa personne qu'elle doit son existence, contrairement au Premier ministre qui peut ne pas lui appartenir. Ahmed Ouyahia était un fonctionnaire avant d'accéder à la Primature. La longévité politique de l'actuel chef du gouvernement est d'avoir compris avant les autres l'insignifiance de la fonction de chef du gouvernement. Peut-être, avaient-ils longtemps médité? Cet épisode rapporté par Rober Escarpit, billettiste au Monde, toute la joie de cet Auvergnat de Premier ministre du général «d'avoir attrapé une grippe qui lui a permis de sortir son mouchoir, car il n'y a que là dedans qu'il a le droit de fourrer son nez…» Une telle diatribe est excessive, mais elle montre bien que le Premier ministre, ici et ailleurs, ne constitue pas lui-même un contrepoids en face d'un président de la République poussif et rétif, tirant sa légitimité du suffrage des urnes et ses omnipotence et omniprésence des pouvoirs exorbitants que lui confère la Constitution. Quant au référendum, il est indéniable que dans les conditions sociopolitiques qui sont celles de la majorité actuelle des Algériens, la religion est faite, quant à leur inaptitude, à se prononcer correctement sur des sujets aussi pointus que l'organisation des pouvoirs ou encore l'excroissance du pouvoir présidentiel. Non seulement, ils ne peuvent juger de leur valeur et quand bien même le peuvent-ils, ils le feront sous la pression des consignes partisanes et l'influence de la propagande officielle. Tous les observateurs, avertis de la chose constitutionnelle, soutiennent que la plupart des révisions approuvées par référendum étaient d'une complexité telle que seuls les juristes confirmés pouvaient prétendre en peser le sens et la portée. L'épisode de la révision constitutionnelle montre que la Constitution actuelle n'est pas si mauvaise qu'on le prétend, car les dérives, dont on la charge injustement, découlent plutôt de la pratique des hommes. Aussi, est-il patent de relever, cet effet, que tout l'arsenal des dispositifs régissant son organisation des pouvoirs fut emprunté presque in extenso à la Constitution française de 1958 qui permit l'alternance au pouvoir et la cohabitation politique et la stabilité des institutions. Transplanté en terre algérienne, cet arsenal n'a pas contribué au même changement, parce qu'en dépit de toutes les solutions apportées, le système politique algérien n'a jamais pu faire sa mue et sortir victorieux de sa logique d'antan. L'avènement du multipartisme a plus déplacé le problème qu'il ne l'a résolu, faute de classe politique conséquente. Il n'y a pas eu le compromis historique qui eut projeté au-devant de la scène politique des hommes et des femmes, légitimés par les urnes, qui eussent imposé le redressement salutaire. La mutation du pouvoir ne s'est pas faite surtout, parce que ceux chargés de conduire les reformes depuis la libéralisation du régime à l'orée des années 1980, sont paradoxalement ceux-là mêmes contre qui le changement devait s'opérer Pour ce seul fait, ils n'avaient pas vocation à reformer des situations qu'ils ont eux-mêmes créées. Aussi, est-il temps d'engager la réflexion sur la restructuration des pouvoir publics, car notre Constitution ne présente pas de souplesse pour s'adapter aux changements qui découleraient un jour d'un changement total de majorité et obligerait bon gré mal gré le Président à se soumettre ou à se démettre. – L'auteur est : Ancien membre du Conseil constitutionnel