Dire de moi que je fus «un espion de la France», c'est s'empêtrer dans ses contradictions : pourquoi m'avoir alors accepté dans la fonction d'adjoint militaire de la zone qu'il commandait à l'époque, c'est-à-dire de mars 1959 à mai 1960, puis sous son commandement lorsque lui-même était adjoint au commandant Abderrahmane Bensalem, de 1960 à l'Indépendance ? Pourquoi, alors que je ne suis à ses yeux qu'un transfuge, ne s'était-il pas passé de mes services ? Au contraire, j'ai grimpé les plus hautes marches sous son commandement puisque, à la mort de Boumediène, je n'étais que lieutenant-colonel, commandant les troupes aéroportées. Il est vrai que j'ai bénéficié d'une formation acquise auprès des Français. Mais, au fait, que faisaient mes compatriotes ? Vivaient-ils donc sous d'autres cieux ? Le fait est que nous étions tous logés à la même enseigne. Nous étions tous, qui militaire qui émigré ; très peu étaient installés à leur propre compte, commerçants ou cultivateurs, beaucoup, sinon l'immense majorité était exploitée par les colons, des khemas (2). Je serais bien curieux de savoir pourquoi Chadli prétend au patriotisme plus que les autres ? En tout état de cause, l'essentiel pour moi, était d'avoir su profiter de cette opportunité pour la mettre d'emblée, au sortir de l'école, à la disposition de la Révolution armée(3). Le patriotisme doit-il être l'apanage de ceux qui, comme Chadli, ont rejoint, je ne sais dans quelle circonstance, le maquis avant moi ? Que non ! Car pour lui, seule l'ancienneté comptait ; cette sempiternelle ancienneté qu'il aimait à brandir comme certains de ses prédécesseurs l'avaient fait avant lui. Critère unique, comme s'il s'agissait d'un faire valoir. Il est vrai aussi que certains de mes compagnons ont eu à rejoindre le maquis quelque temps avant moi et plus jeunes encore. Combien sont-ils ? D'autres sont venus après. A-t-il été donné à beaucoup d'Algériens de militer comme moi, au FLN, alors que je n'avais pas vingt ans, et de passer quatre années consécutives dans les glorieuses unités de combat de l'ALN ! (cf. Mémoires de guerre. Editons ANEP) UNE SYMPATHIE POUR LE COMPLOT DES COLONELS Si servir pendant près de cinq années sans relâche équivaudrait à rejoindre la Révolution «sur le tard», comme le prétend Chadli, je suis en droit de me poser la question de savoir à quels motifs répond ce procès d'intention ? Il se trouve que dans la fonction qui était la mienne, personne – je dis bien personne ! – n'est en droit de me reprocher une quelconque ignominie, surtout celle aussi diffamatoire, «espion de la France», proférée de surcroît par celui qui fut le premier magistrat du pays. Lesquels propos ont été rapportés par les journaux El Watan et Le Soir d'Algérie. Ester Chadli serait inutile, tant le chemin qui mène à l'obtention d'une réparation morale est tortueux et sans issue. Dire aussi que je rendais compte au GPRA et aux «3 B» (c'est-à-dire Krim Belkacem, Abdelhafidh Boussouf et Lakhdar Bentobal), cela eût été un grand honneur pour moi ! Cette structure qu'il montre du doigt qu'était le Gouvernement Provisoire de la République Algérienne ne représentait-elle pas le flambeau de l'Algérie en guerre ? Les hommes qu'il cite seraient-ils donc des traîtres à la patrie ? Malheureusement, je n'ai pas eu l'honneur de servir aux côtés de ces trois héros, car je fus affecté, à ma demande, en zone opérationnelle par le colonel Si Nacer et n'ai eu à rendre des comptes qu'à mon chef hiérarchique, Chadli Bendjedid. La rancœur exprimée dans ce cas précis démontre, si besoin est, sinon son appartenance du moins sa sympathie pour le complot des colonels qu'il a toujours su dissimuler. Puisque Chadli s'est voulu didactique, en s'adressant à une audience composée non seulement de moudjahidine mais aussi d'historiens et d'étudiants, pourquoi n'a-t-il pas pris le soin de traiter le sujet des officiers de l'armée française dans son ensemble ? En fait, l'ALN, puis l'ANP ont connu trois catégories d'officiers formés par les Français. Il y eut d'abord ceux qui, à partir de 1957, ont rejoint l'ALN, et ainsi successivement jusqu'en 1961. Si cette catégorie n'a pris le maquis qu'à partir de 1957, c'est parce que ceux qui en ont fait partie étaient les premiers à sortir de ces écoles. Une seconde catégorie était composée de ceux qui, ayant choisi de rester de l'autre côté de la barrière, étaient sélectionnés par les Français pour encadrer les éléments appelés à l'époque «Force locale». Composée de militaires algériens, elle avait pour mission d'assurer le maintien de l'ordre jusqu'aux élections. Cette force puisait sa légitimité des accords d'Evian qui mirent en place un Exécutif chargé de gérer la période transitoire, installé à Rocher Noir (Boumerdès). Lors de son déploiement sur le terrain, l'ordre nous fut intimé de procéder au désarmement des personnels la composant et de les renvoyer dans leurs foyers. Ils n'opposèrent aucune résistance. Cette force était organisée en compagnies commandées par des lieutenants. Quelques mois plus tard, l'ANP, confrontée à des problèmes de formation, quelques-uns parmi ces lieutenants furent enrôlés dans les rangs de l'ANP, sous le vocable «d'officiers intégrés». J'étais commandant des forces terrestres chargé de l'avancement et du dégagement des cadres, lorsque ce même Chadli Bendjedid, président de la République, m'ordonna de mettre ces personnels à la retraite avant terme, ce que je fis, alors que ces derniers totalisaient une vingtaine d'années de service. Ils terminèrent leur carrière dans des entreprises nationales. Chadli confond-il entre ces différentes catégories ? En ce qui me concerne, je suis de ceux qui appartiennent à la première catégorie et je ne peux qu'être fier d'avoir tourné le dos à une carrière pour servir mon pays quand il a eu besoin de ses enfants, n'en déplaise à Chadli Bendjedid et à tous ceux qui, à un moment ou à un autre, ont tenté de jeter l'anathème ! UN RÈGLEMENT DE COMPTES Je crois comprendre que tout ceci n'est qu'une occasion pour Chadli de solder ses comptes avec moi, entre autres. Beaucoup de journalistes objectifs l'ont compris et n'ont pas manqué de l'exprimer à travers les colonnes de leurs journaux. Je dis bien règlement de comptes car, en définitive, c'est bien de cela qu'il s'agit. Il est vrai que j'ai eu à donner mon point de vue dans mes écrits sur les périodes difficiles de notre histoire contemporaine, de 1988 à 1992. Comment pouvais-je escamoter le rôle de Chadli, lui dont la responsabilité s'étala tout au long de ces années et même au-delà. C'était pour moi un devoir, compte tenu des moments difficiles que les Algériens ont vécus durant ces années de sang, de rapporter les faits marquants avec le plus d'honnêteté et de réalisme possibles. Devais-je adopter la politique de l'autruche alors que j'étais aux premières loges ? Assurément non. En écrivant sur cette page douloureuse de notre histoire, je me devais d'apporter mon témoignage sur celui qui fut mon chef direct pendant longtemps. Je l'ai fait en mon âme et conscience et ne pouvais éviter de parler des crises sans fin ayant marqué cette période dont Chadli – qu'on le veuille ou non – est responsable pour une large part. Je l'ai fait, certes, avec un esprit critique, mais sans jamais me départir du sérieux que requiert un tel travail de mémoire et du respect dû à l'homme et à ce qu'il fut. En effet, je suis tout à fait convaincu que le déballage que croit nous servir Chadli n'a de but que de mieux diluer ses responsabilités comme il l'a, du reste, toujours su le faire. J'aurais aimé qu'il me réponde avec autant de correction que furent mes écrits à son égard. C'eût été son droit le plus absolu. Malheureusement, à court d'arguments, Chadli s'est confiné dans des propos amers et violents pleins d'emportements et d'injures. Dans son intervention à El Tarf, Chadli a cru utile d'accréditer la thèse de sa désignation par l'armée pour la succession de Boumediène. Or, à ce propos, qu'il me soit permis d'apporter le témoignage suivant : je fus approché par des officiers qui me demandèrent de tenter de convaincre Chadli d'accepter la candidature à la présidence de la République. Cela s'est passé au moment où j'assurais le commandement des forces à Tindouf. J'étais en permission à Alger. Rentré tard chez moi (23h), j'apprends que mon chef d'état-major, Slimane Bouchareb, avait demandé que fût mis à sa disposition un avion sanitaire. Ayant compris la gravité de la situation, je me mis immédiatement en route vers le ministère de la Défense, où des lignes téléphoniques spécialisées par satellite étaient disponibles à l'époque. Je tombe nez à nez avec trois compagnons en conciliabule sur le perron du mess des officiers. Je ne suis guère étonné de les voir ensemble, car il était fréquent que des officiers s'attardassent pour discuter, regarder un film ou jouer à la belote. Je leur expose le motif de ma visite et leur demande de me tenir compagnie le temps que j'aie Tindouf en ligne. Ces trois officiers sont Mostefa Beloucif, Rachid Benyellès et Ben Abbas Gheziel, tous trois vivants. Tandis que je m'éclipse pour demander ma communication téléphonique, ils décident de me mettre dans la confidence. La communication passée, je reviens auprès d'eux. Mostefa Beloucif prend alors la parole le premier et me dit : «Si Khaled, toi qui as bien connu Si Chadli du temps de la Révolution, ne pourrais-tu pas aller le voir et le persuader de se présenter comme candidat à la présidentielle. En ce moment, c'est un pas en avant, un autre en arrière», voulant dire que Chadli se montrait indécis. Je suis interloqué : «Ah bon ? Vous voyez sérieusement en Chadli le futur président de la République ?» Surpris par ma réaction, Mostefa Beloucif renchérit : «Si Khaled, nous connaissons tous si Chadli, c'est notre frère et il saura être à la hauteur le moment venu.» Ma réponse est aussi ferme que directe : «Je ne suis pas du tout convaincu, je n'irai pas le voir !» J'ajoute : «A la rigueur, qu'il soit nommé ministre de la Défense, dans l'état actuel de notre armée, il pourrait éventuellement assurer sa cohésion.» Lorsque sa candidature fut rendue officielle par le Comité central du FLN, dont j'étais membre, mes collaborateurs, m'attendant à la descente d'avion à Tindouf, m'apostrophèrent sans ménagement : «Mais qu'avez-vous fait ?», allusion à la désignation de Chadli à la tête du pays (4). Toujours à ce propos, Chadli s'est proclamé «dauphin de Boumediène». Voilà une nouvelle ! Jamais, connaissant fort bien tant le défunt Boumediène que Chadli, une telle option n'aurait pu être envisagée. A ma connaissance, la personne pressentie pour être portée au sommet de l'Etat était le président de la République en poste actuellement. Chadli ne se serait-il pas laissé manipuler par les défunts Kasdi Merbah et Abdelmadjid Allahoum, respectivement patron de la SM et chef du protocole de la présidence de la République, à des fins qui restent à élucider ? Seize années se sont écoulées depuis le départ de Chadli, sans que celui-ci ne daigne jamais infirmer les allégations selon lesquelles il aurait été poussé vers la porte de sortie par les militaires. Ce silence complice est la brèche à travers laquelle les partisans du «qui tue qui ?» se sont engouffrés pour semer le doute dans l'esprit des Algériens et porter le discrédit sur l'institution militaire occupée à combattre l'hydre terroriste. Pourquoi avoir attendu si longtemps pour donner la véritable version des faits ? Lui qui répète sans cesse vouer estime et respect à l'institution dont il est issu. Mais là aussi, Chadli n'en est pas à sa première escapade. Je me trouvais à Tarf – encore une fois, un hasard ? –, c'était en 1962. J'étais adjoint dans le sous-groupement commandé par Chadli, en même temps que le général à la retraite Kamel Abderrahim et le colonel Ali Boukhedir. Alors que Chadli était absent depuis deux jours, pour une raison qui nous échappe à ce jour, nous reçûmes l'ordre de l'état-major installé à Taoura, ex-Gambetta, de faire diriger deux des trois bataillons du sous-groupement vers Bou Saâda. A l'époque, personnellement, je n'avais pas vent de ce qui se tramait. Je ne saurai que par la suite que Boumediène avait décidé d'engager deux axes de pénétration, l'un à partir de l'Ouest, l'autre à partir de Bou Saâda, dans le but d'enfoncer les lignes défensives organisées par les Wilayas III et IV visant à nous interdire tout accès vers la capitale. Pour mettre à exécution les instructions ainsi reçues, nous nous mîmes à la recherche de notre chef, en vain. Les délais de mise en œuvre ayant été impartis et voyant qu'ils allaient être dépassés, je pris sur moi de commander les deux bataillons à la tête desquels se trouvaient Abdelkader Kara et Kadour Bouhrara. Je puis dire aujourd'hui, avec le recul et connaissant les pratiques de Chadli, que lui savait ce qui se préparait et a préféré se défiler devant le devoir. Ne pas vouloir affronter par les armes ses compagnons, c'est tout à son honneur. Or, il s'agissait simplement d'avoir le courage de le dire ! Pour revenir à ce qui est supposé être une réponse de Chadli à mes propos parus dans mes différents livres, je me fais un plaisir de les soumettre à l'appréciation des citoyens pour qu'ils puissent juger d'eux-mêmes si ceux-ci méritent qu'on oppose l'injure et la diffamation à la critique et au débat. Extraits. «Les quelques membres rescapés d'un Conseil de la Révolution réduit à sa plus simple expression (la plupart étant d'ailleurs chefs de Région militaire), contrôlés et chaperonnés par une sécurité au zénith de sa puissance, avaient mis devant le fait accompli l'ensemble du corps des officiers en acceptant que Chadli Bendjedid devienne le coordonnateur de l'armée. Dès lors, le système étant ce qu'il était, Bendjedid se trouvait à la verticale du fauteuil présidentiel. Seuls quelques officiers lui étaient favorables. Pour toutes les autorités civiles, Chadli est adoubé par l'ANP, il deviendra donc sans coup férir, président de la République. Chadli, au lieu de s'entourer de vraies compétences en mesure de l'aider avec efficacité dans sa tâche, ouvrit toutes grandes les portes de la médiocrité et de l'irresponsabilité. La parentèle arrogante et corrompue transforma la présidence d'abord en cour puis en sérail. Les décisions qui engageaient le pays étaient prises dans des cercles étroits en fonction d'intérêts claniques plutôt qu'au bénéfice du pays. Il plaça des personnes réputées fidèles à sa personne aux plus hauts postes de responsabilité de l'Etat, sans égards pour leurs aptitudes à gérer. L'échec est dû au refus du système politique d'affronter les pesanteurs inhérentes à la société. Le FLN de la guerre de Libération nationale, en phase avec la population, n'existait plus. Celui dont Chadli Bendjedid espérait faire le moteur du renouveau et de la libéralisation s'était bureaucratisé et sclérosé. Les organisations de masse sur lesquelles le régime prétendait fonder son assise sociale étaient le refuge des opportunistes et des candidats à la prébende. La quiétude de la rue devait déboucher un jour ou l'autre sur des explosions incontrôlées. Les premières émeutes (Constantine) qui ont marqué le début de la décennie n'ont pas été analysées à leur juste signification. Et personne ne dira au Président que le temps pressait. Soudain, nous fûmes surpris par les événements du 5 Octobre. Au lieu de les prévoir, le Président, surpris aussi, donna de l'armée pour réparer ses errements et c'est ainsi que nous fûmes chargés de la sale besogne. 1988 à 1992, la montée des périls «Des calculs étroits de pouvoir donnèrent à la mouvance islamiste, y compris à ceux qui parlaient ouvertement de guerre sainte, le loisir de prospérer en toute sécurité. Le souci de trouver un contrepoids au mouvement berbériste et au PAGS (parti de l'avant-garde socialiste) accusés d'être à l'origine des troubles, amènera les conseillers de Chadli Bendjedid à préconiser une alliance de fait avec les fondamentalistes (certains responsables du FLN y seront pour beaucoup). Le général Mejdoub Lakhal Ayat me disait à l'époque : ''Ils sont en train de combattre les berbéristes, mais le mal viendra des islamistes radicaux car ils se préparent à la violence.'' L'envoi de centaines de jeunes en Afghanistan pour prendre part au djihad bénéficia de la complicité des autorités. Les errements idéologiques constituèrent des lignes de force qui ont engendré la crise, d'où l'échec à construire un Etat fort, la ruine économique et le refus des gouvernants d'assumer leurs responsabilités et de se retirer avant qu'il ne soit trop tard. Personne ne se rendait compte, ni au sein du parti ni à la présidence, de la lente et efficace mainmise des intégristes sur des pans entiers de la société. Ils étaient aidés en cela par le phénomène de la clochardisation. Alger était devenue un conglomérat de bidonvilles. Le chômage qui frappe de plein fouet une partie de la population, notamment les jeunes, fut jetée pieds et poings liés dans les bras des intégristes. Chadli Bendjedid ne disposait que de la constitution. La disparition du socle social qui permettait au système de durer et de prospérer, la cassure du FLN, la débandade de la plupart des organisations de masse et les compromissions ne permettaient à Chadli, pour plaire à ses futurs partenaires, de ne donner que sa propre personne, voulant malgré cet état des lieux rester au pouvoir et cohabiter avec le FIS. Après le premier tour des élections remportées par ce même FIS, il préféra se retirer, laissant le soin à l'armée de faire face aux périls.» N. B. Les intertitres sont de la rédaction