– On attendait d'important programmes de construction lancés par l'Etat et le privé durant ces dix dernières années qui puissent faire émerger nos architectes en leur donnant l'occasion d'exprimer leurs talents. Ce n'est malheureusement pas le cas et la profession n'arrive toujours pas à sortir de sa léthargie. N'est-ce pas également votre avis ? – C'est vrai et cela est en grande partie dû au fait que les programmes de construction que vous évoquez sont appréciés en termes de quantité et non pas de qualité. Il s'agit de satisfaire dans les délais les plus courts les demandes sociales en logements et équipements. Les études commandées aux bureaux d'architectures sont alors faites sous la pression avec obligation de résultat. Les études sont réalisées en un temps record, ce qui ne permet évidemment pas aux architectes d'exprimer, comme vous le dites, leurs talents. Quand vous avez 1000 logements à concevoir en seulement trois mois, cela vous donne à peine le temps de faire un plan-type pour un bâtiment et de le dupliquer autant de fois que nécessaire pour caser tout le programme. Des délais aussi courts dissuadent les architectes qui travaillent sur ce type de projet de faire des travaux de qualité. Comme autre contrainte, je citerai également les limites des instruments et du cadrage juridique en matière d'urbanisme avec lesquels nous sommes contraints de travailler. Il faut savoir que plusieurs départements ministériels interviennent sur la ville. Il y a d'abord le ministère de l'Habitat et de l'Urbanisme d'où émanent des lois et instruments d'urbanisme aussi importantes que les PDAU, les plans d'occupation du sol (POS) et tous les permis de construire, de lotir, de démolir ainsi que les certificats de conformité. Il y a aussi le ministère de l'Intérieur et des Collectivités locales dont on attend beaucoup de nouveaux codes qui n'ont pas encore vu le jour, pour mieux prendre en charge le quotidien de nos villes, notamment à travers les entreprises chargés de l'hygiène publique, de l'entretien des routes, de l'éclairage, des espaces verts et autres. On peut également citer le ministère des Travaux publics, le ministère de l'Aménagement du territoire, de l'Environnement et du Tourisme qui agissent, chacun à sa manière, sur la ville et l'espace public. Ce qui manque c'est un dénominateur commun, un véritable chef d'orchestre qui comblerait le vide juridique relatif à la maîtrise d'œuvre urbaine. Nous avons, il est vrai, une loi sur l'architecture qui encadre l'exercice de la profession d'architecte, mais il faut bien savoir que l'architecte a pour rôle de créer des bâtiments et non pas des villes. – Les architectes attendent donc une législation sur les villes pour pouvoir faire des études de qualité en harmonie avec l'urbanisme… – On arrive à des aberrations telles que nos architectes sont souvent contraints de travailler dans le meilleur des cas en se basant, lorsqu'ils existent, uniquement sur les plans d'occupation du sol, des nouveaux quartiers à urbaniser. Il faut savoir aussi que ces plans d'occupation sont souvent faits sans souci clairement affirmé de donner un surcroît d'esthétique à la ville ou aux quartiers concernés. Il faudrait pour ce faire, que les POS soient conçus par des équipes pluridisciplinaires qui dominent tous les volets de la maîtrise d'œuvre des villes. L'Etat étant le plus important maître d'ouvrage en Algérie, il tombe sous le sens que c'est de lui que doit provenir le sursaut attendu par la profession. S'agissant à titre d'exemple des concours d'architecture des grands projets publics, je pense qu'il est aujourd'hui grand temps que les candidats sachent à l'avance qui sont les membres des jurys, l'espoir étant qu'ils soient constitués par des grands noms de l'architecture et non pas que par des fonctionnaires. Je vous donne l'exemple du concours de la grande mosquée d'Alger qui a suscité, sans doute pour la première fois en Algérie, un grand débat sur l'architecture à travers les journaux notamment. Même si les conditions d'accès au concours étaient trop élevées pour les bureaux d'études nationaux, la question de la composition du jury a été maintes fois soulevée, certains allant jusqu'à lui contester, eu égard à sa composition, la capacité de faire le meilleur choix parmi la vingtaine de projets présentés. On aurait aimé également que ce concours, comme du reste tous les concours internationaux lancés par l'Algérie, soient précédés d'un concours d'idées ouvert à tous les architectes, à la faveur duquel ils peuvent proposer des concepts, des croquis et des idées sur la base desquels les techniciens algériens, appuyés par des partenaires étrangers, pourraient travailler. Le pays y gagnerait non seulement sur le plan financier mais également sur le plan de la maîtrise d'œuvre de grands projets. – Je ne vois pas en quoi cela empêche nos architectes de concevoir de beaux bâtiments … – Je peux vous affirmer qu'il y a aujourd'hui beaucoup d'architectes qui font un travail remarquable. Mais comme l'architecture reste un art requérant à la base une certaine prédisposition, ce sont évidemment les plus doués qui réalisent les plus belles œuvres. Mais il y a, ne nous le cachons pas, une certaine médiocrité, sans doute due à la massification de l'enseignement qui règne dans la profession. Il ne faut pas également oublier la longue période d'insécurité que l'Algérie a traversée avec toutes les conséquences multiformes que nous subissons aujourd'hui. Une des plus dramatiques est perceptible à travers le moule de formation qui produit des architectes coupés du monde parce qu'ils n'ont pas eu la chance de voyager et d'observer ce qui se passe dans d'autres pays en matière d'architecture, de rénovation urbaine et de gestion de la ville en général. – Au regard des statistiques d'habitat on remarque que c'est surtout le privé qui réalise le plus de logements. Mais même à ce niveau on constate que nos architectes n'ont pas brillé par de belles œuvres…. – Cela commence à venir. Les concours du meilleur architecte organisés chaque année par le ministère de l'Habitat et de l'Urbanisme ont mis en évidence des architectes de talent et moi-même qui suis du métier, j'ai pu constater, non sans satisfaction, l'émergence qualitative d'un certain nombre de confrères qui se sont distingués par l'obtention de prix d'excellence aussi bien en Algérie qu'à l'étranger. Dans notre pays, l'amélioration de la qualité des études d'architecture est sans aucun doute due au surcroît d'exigence des maîtres d'ouvrage plus regardants sur l'esthétique de leurs investissements immobiliers. Ils sont plus regardants sur la qualité de l'architecte et rechignent aujourd'hui, beaucoup moins que par le passé, à consacrer davantage d'argent à la maîtrise d'œuvre. Pour ce qui est des programme publics, il y a, comme vous le savez, des concours d'architecture qui poussent les bureaux d'études à donner le meilleur d'eux- mêmes. C'est assurément un bon moyen d'améliorer la qualité architecturale, même si, ces concours gagneraient, de notre point de vue, en efficacité et en transparence en améliorant certaines procédures. Certains de nos architectes ont même remporté des challenges en matière de compétitivité internationale et j'en veux pour preuve, les concours d'architecture remportés par trois de nos architectes au Festival d'architecture de Barcelone qui avait mis en compétition quelque 720 projets de diverses catégories. – Pourquoi nos architectes, qui percent à l'étranger, éprouvent- ils des difficultés à s'affirmer chez eux en Algérie ? – Je pense que la profession d'architecte gagnerait à être davantage en synergie avec les écoles d'architecture, car c'est là que se trouvent les laboratoires de recherche et qu'au contact avec ce monde en constante évolution ils éprouveront le besoin de se mettre à niveau, en intégrant, notamment dans leurs études, les nouveaux procédés et matériaux de construction mis sur le marché. Il faudrait également que les maîtres d'ouvrages soient plus exigeants mais aussi et surtout, plus précis, dans le contenu des cahiers des charges soumis aux architectes. Il est vrai que bien souvent les maîtres d'ouvrage ne disposent pas de la technicité requise pour piloter des grands projets et qu'ils sont, de ce fait, obligés de se rabattre sur des maîtres d'ouvrage délégués ou carrément des bureaux d'architecture qui imposent leurs choix. L'idéal, pour le décollage qualitatif de la profession, serait que les maîtres d'ouvrage veillent grâce à des cahier des charges précis, à la qualité architecturale des projets en y incluant les progrès technologiques. Si nous n'arrivons pas à rendre possible ce qui paraît pourtant être une évidence, c'est parce que les maîtres d'ouvrages et les maîtres d'œuvre souffrent d'un grave problème de communication. Les rencontres et débats font cruellement défaut pour décrisper la situation et aller de l'avant sur un terrain plus favorable à la collaboration. Le ministère de l'Habitat et de l'Urbanisme, a, j'en suis convaincu, un grand rôle à jouer en nous réunissant plus souvent et travaillant plus résolument à ce rapprochement auquel toutes les parties ont intérêt. – En attendant, les architectes sont astreints au bricolage dont nos villes portent les stigmates en termes d'incohérences urbaines et de laideur du bâti … – Il est effectivement temps d'arrêter le bricolage en donnant, une bonne fois pour toutes, à la profession les moyens légaux d'exercer son métier. Une loi sur l'architecture a certes était promulguée en 1994, mais faute de textes d'application, nous sommes aujourd'hui encore forcés de nous baser sur une réglementation datant de 1988. Dans l'état actuel de la réglementation, il faut savoir qu'un architecte étranger a le droit de travailler en Algérie, alors qu'un architecte algérien se voit refuser la possibilité d'exercer dans un autre pays au motif que son diplôme n'est pas reconnu. Les architectes algériens se voient, de ce fait, interdire toute possibilité de développer leurs activités à l'international. Je peux citer le cas d'un architecte algérien qui a remporté un concours organisé par l'Etat tunisien, mais auquel on a refusé l'octroi du trophée dès qu'on a sorti de son dossier un diplôme algérien. Parfois, comme c'est par exemple le cas pour les espaces publics, la législation existe mais il manque un chef d'orchestre pour mettre en œuvre ces outils qui peuvent offrir à nos villes de meilleurs espaces urbains. Faute de chef d'orchestre, chacun travaille dans son secteur de manière incohérente faisant perdre de vue la cohésion urbanistique que requiert le développement des villes. Une bonne maîtrise d'œuvre urbaine est impossible à assurer dans l'état actuel de l'administration de nos villes et c'est pourquoi, je pense qu'il est aujourd'hui temps de regrouper les compétences chargées de la gestion de nos villes dans une institution qui pourrait par exemple, prendre l'aspect d'un ministère de la Ville ou plus modestement d'une agence de l'urbanisme pour chacune de nos grandes villes, qui seraient investies de toutes les prérogatives de puissance publique, leur permettant d'avoir sous leur autorité tous les acteurs impliqués, de près ou de loin, dans la gestion des villes. Ce n'est qu'ainsi qu'on peut faire avancer les choses rapidement et les exemples fournis par les villes de Bruxelles et de Barcelone, qui se sont métamorphosées positivement en l'espace de quelques années, prouvent le bien-fondé de la prise en charge des villes par une instance disposant d'une réelle autorité exécutive sur tous les intervenants des espaces publics, qu'elle fédère.