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«Ma petite partie du monde»
Publié dans El Watan le 22 - 01 - 2009

– Des années soixante à nos jours, vous avez accumulé une grande expérience littéraire. Quels sont vos sentiments aujourd'hui lorsque vous regardez en arrière ?
– Non seulement ma vie a changé, mais l'histoire de mon pays a totalement changé de cours. Durant les dernières décennies de l'apartheid, j'ai dû survivre à la censure, à l'interdiction de mes livres, à la difficulté de plus en plus pressante de communiquer avec mes amis, et particulièrement avec mes amis noirs, la détérioration de l'image de l'Afrique du Sud dans le monde, l'attitude toujours plus stricte du gouvernement de Pretoria de l'époque… Et puis arriva la libération de Nelson Mandela de prison, le chemin difficile vers la démocratie, les premières élections libres de 1994.
Et après quelques années de liberté, le malaise grandissant, à cause d'un gouvernement de plus en plus corrompu et de moins en moins tolérant à l'image du gouvernement qu'il a remplacé. On apprend par l'expérience et par la vie que la lutte d'un écrivain pour une véritable libération ne finit jamais. Mais dans le même temps, tout cela donne de la force pour continuer et aussi rester fidèle aux valeurs telles qu'exprimées par Albert Camus il y a des années : la fidélité vis-à-vis de la vérité, de la justice et de la liberté.
– Seriez-vous prêt à refaire le même chemin, ou alors voudriez-vous vivre une autre vie ?
– Non, je ne souhaiterais pas vivre une autre vie, même si celle que j'ai vécue a été dure et pleine de frustrations. Je suis sûr que j'agirais de la même manière si c'était à refaire. Je suis convaincu qu'en tant qu'individu, j'aurais réagi à ce monde et ses défis de la même manière.
– De tous les romans que vous avez écrits, en espérant bien d'autres encore, quels sont ceux que vous chérissez le plus ?
– Cela change tout le temps, car les exigences de nouvelles situations changent aussi. Un de mes premiers romans m'est particulièrement cher : An Instant of Wind, pour sa tentative d'aller au-delà des barrières sociales. L'autre roman serait A Chain of Voices qui raconte la première révolte significative d'esclaves au Cap au 19e siècle – car d'une manière ou d'une autre, nous restons liés, en tant qu'individus et en tant que société.
– En tant que Sud-Africain, vous avez commencé à écrire en afrikaans. Par la suite, vous êtes passé à l'anglais. Qu'est-ce qui vous a motivé là ?
– J'ai décidé de passer à l'anglais quand mon roman Looking into Darkness (Ndlr : Au plus noir de la nuit, 1974, second roman) écrit en afrikaans, a été censuré et interdit. On m'avait nié en tant que personne et en tant qu'écrivain. Ceci dit, je n'ai jamais cessé d'écrire en afrikaans car c'est ma langue maternelle et il me semble indispensable de démontrer que je pouvais utiliser cette langue pour combattre le régime de l'apartheid. Aujourd'hui, j'écris chaque roman dans les deux langues.
– L'afrikaans est aujourd'hui une des onze langues nationales de l'Afrique du Sud. Qu'est-ce qui a changé pour cette langue et comment voyez-vous son évolution ?
– C'est une situation saine que l'afrikaans ait perdu sa position de langue dominante, parce que maintenant elle peut interagir avec les autres langues locales (avec l'anglais qui est la langue de communication). Elle est de moins en moins stigmatisée en tant que «langue de l'apartheid », et aussi parce que la majorité des gens qui parlent cette langue ne sont pas Blancs, ce qui fait que cette langue est aujourd'hui identifiée comme africaine.
– Vous vivez et écrivez en Afrique du Sud, comme Nadine Gordimer qui vit à Johannesburg. Comment voyez-vous ces Sud-Africains blancs qui quittent l'Afrique du Sud ?
– C'est douloureux, je vous l'avoue, mais je ne peux pas les blâmer, car le gouvernement agit de sorte qu'il est de plus en plus difficile de vivre ici. Il revient à chaque personne de décider pour elle-même. J'ai des ressentiments contre ceux qui partent afin d'avoir une vie plus facile ailleurs et qui fuient les défis et les opportunités qui sont présentes ici. Ces dernières années, j'ai dû apprendre à vivre avec le fait que ma propre fille a été attaquée dans un restaurant et que le fils aîné de ma sœur a été assassiné. J'ai donc toutes les raisons de faire mes valises et de partir. Mais je reste, non pas parce que la vie est plus facile, mais précisément parce qu'elle est plus difficile. Parce que mes parents et mes ancêtres sont enterrés ici. Parce que, pour le meilleur et pour le pire, c'est ma petite partie du monde !
– Le romancier J. M. Coetzee s'est exilé en Australie. N'était-il pas de sa responsabilité de montrer l'exemple en restant dans cette nouvelle Afrique du Sud ?
– Personne ne peut décider à votre place ou voir ce qu'il y a dans votre cœur. Je l'aurais admiré s'il était resté. Mais je ne peux pas le juger, ni juger de sa décision. Ce que je sais, c'est que pour le moment, je dois être ici et témoigner de ce qui se passe ici et de ce que vois.
– Lorsque nous nous sommes rencontrés en Autriche, il y a quelques années, nous avons longuement discuté de Camus et de sa relation avec l'Algérie. Le considérez-vous comme Algérien ou pensez-vous qu'il appartient à la littérature française ?
– Pour moi Albert Camus est algérien et français et un être humain qui appartient au monde. Il n'aurait pas existé en tant que tel sans l'Algérie. Il n'aurait pas existé sans la langue française.
– Quels sont les problèmes majeurs en Afrique du Sud aujourd'hui ? Comment conforter cette belle idée d'un pays arc-en-ciel ?
– La pauvreté, un système éducatif défaillant, le Sida, la corruption et l'arrogance : voilà les problèmes majeurs. Le président Mothlante fera face à ces problèmes, et pourra restaurer ce qui a été perdu après Nelson Mandela. Les égos ne permettent pas de voir à long terme. Mais les possibilités et les espoirs sont toujours présents.
– La fin de l'apartheid ne vous a pas empêché d'écrire. Quelle est votre source d'inspiration présente ?
– Il y a beaucoup de choses que je porte en moi et que je veux écrire. Il existe beaucoup de défis qu'il faut affronter, tellement d'histoires qui ne demandent qu'à être écrites, qu'il faudrait plusieurs vies pour arriver au bout de la route ! Dans mes mémoires A Fork in the Road qui seront publiées ce trimestre 2009, je fais face à la problématique que vous soulevez.
– Pour qui écrivez-vous aujourd'hui ? Les Sud-Africains, les gens qui vous lisent dans le monde ou pour vous-même ?
– D'abord pour moi, du fait d'un désir personnel et urgent d'écrire. Mais, tel que je suis formaté par mon contexte, j'ai besoin d'un dialogue avec l'Afrique du Sud, avec l'Afrique.
– Votre dernier roman The Blue Door est perturbant, il rappelle Kafka ou L'Etranger de Camus par l'atmosphère et la philosophie qui l'imprègnent. Est-ce une allégorie de votre pays ?
– C'est au lecteur de décider. Cette histoire, qui parle des multiples facettes de l'être humain, m'est venue lorsque j'étais à Paris en 1968 et elle est restée en moi. A chaque fois que l'on fait un choix, ce qui n'a pas été choisi reste en vous, comme étant toujours une alternative. Ceci peut avoir des conséquences pour un Sud-Africain. Mais j'espère que cela va au-delà du politique et concerne l'humain.
– Dans ce monde dominé par la finance et les affaires, la littérature est-elle toujours nécessaire ? Selon vous, peut-elle changer les mentalités ?
– Je pense vraiment que la littérature est plus nécessaire que jamais. Nous vivons dans un monde fait d'histoires et nous avons besoin d'histoires pour résoudre les problèmes de l'existence. Je suis convaincu que la littérature nous permet de changer notre manière de voir certaines choses. Elle nous permet d'être plus alertes. La littérature offre des aventures sans fin à notre existence. J'existe pour tout cela.
Repères :
Né en 1935, dans une famille de Boers implantés en Afrique du Sud depuis trois siècles, il est considéré comme un écrivain majeur de son pays où il a obtenu à trois reprises la plus haute distinction, le CNA Literary Award. Après des études de langue (1953-59), il va étudier la littérature comparée à la Sorbonne (1959-61) d'où il revient ébranlé dans sa vision de l'apartheid. Suivent six années d'enseignement à Grahamstown en Afrique du Sud où il obtient un doctorat en lettres et publie son premier roman, L'Ambassadeur (1964). Il séjourne encore en France (1967-68) où ses positions contre l'apartheid s'affirment en un engagement remarquable. C'est aussi la confirmation d'une vocation d'écrivain qui donnera lieu à près de vingt ouvrages, dont le fameux Une saison blanche et sèche (Prix Médicis étranger et Martin Luther King Memorial Price en 1980). Interdit dans son pays, ce roman, adapté au cinéma, lui donne une aura internationale. André Brink a été nommé deux fois au Booker Prize (anglais) en seconde position. Traducteur émérite, il a fait passer à l'afrikaans des œuvres de
Shakespeare, Cervantès, Camus, Lewis Caroll, Simenon, etc.


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