Si le nationalisme arabe a prétendu moderniser l'Islam, il n'a pas cherché à se séparer du religieux à la façon de la Révolution française. Il n'a pas, par exemple, renoncé à la notion de communauté (oumma) qu'il a pensée comme une essence immuable (d'où l'idée d'un «moi islamique») et pas sous la forme d'union de patries aux formes institutionnelles évolutives. Cet essentialisme implique des frontières bien plus religieuses que territoriales stricto sensu. Dans le monde arabo-islamique, les frontières terrestres n'existent en effet que par défaut (parce que l'on ne peut aller plus loin) ou sont utilisées comme prétextes ; c'est ce que l'on peut repérer dans la texture du conflit judéo-arabe puisque la question centrale posée par les divers mouvements dits palestiniens — et ce, depuis le début — tourne bien moins autour de la nécessité de deux Etats que du problème de la reconnaissance d'Israël comme Etat souverain. L'islamisme, c'est-à-dire l'application intégrale de l'Islam tel qu'il s'est codifié depuis le début, s'en tient, de son côté, à l'idée de frontières religieuses et donc territorialement extensibles à l'infini, puisque l'Islam est «la religion naturelle de l'humanité» sans avoir besoin de copier institutionnellement la structure politique d'origine occidentale qui distingue le temporel du spirituel. Le Commandeur des croyants articule les deux si bien qu'il n'y a pas de nécessité d'une hiérarchie ecclésiastique dans le sunnisme. Le calife est aussi le guide suprême ; il supplée à tout problème car il est juridiquement doté de l'outil nécessaire et suffisant : la charia. Le nationalisme arabe partage avec l'islamisme les mêmes valeurs, en particulier tout ce qui a trait à l'idée de supériorité civilisationnelle, idée partagée aussi par le national socialisme hitlérien quoique la race y est un concept plus biologique que métaphysique, à l'inverse du nationalisme arabe et de l'islamisme en général, porteurs tous deux d'une conception théologique de l'histoire. Le nationalisme diffère du simple patriotisme par son idée d'une supériorité a priori. L'histoire n'a-t-elle pas amplement prouvé la forte imprégnation réciproque de ces différents types de nationalismes, ne serait-ce que par les liens, à l'époque, entre mufti de Jérusalem et Hitler ; puis le soutien octroyé par Nasser et le parti Baâth syrien à certains dignitaires nazis poursuivis par le communauté internationale. On peut donc parler de l'existence d'un national islamisme. Sa structure reste cependant encore impensée. L'Allemagne et le Japon ont pu admettre leurs errements passés quant à ces idées de supériorité et, en définitive, de racisme, quand bien même celui-ci ne serait que «métaphysique». Le nationalisme arabe et l'islamisme n'ont pas eu à le faire, et ne le font toujours pas, bien au contraire. Pourquoi ? Parce que le nationalisme arabe a pour socle non pas une idéologie, non pas une religion parmi d'autres, mais une religion qui prétend être la religion même, l'Islam, et qu'à ce titre il ne peut prétendre qu'à moderniser seulement superficiellement sa façade institutionnelle et sociétale. Autrement dit, selon sa conception interne, la prétention à la supériorité sur le judaïsme, le christianisme, et partant, sur toute civilisation, l'Islam ne peut la remettre en cause, non pas parce qu'il aurait démontré en effet qu'il serait ontologiquement plus efficace pour résoudre les problèmes du monde, mais parce que sa supposée supériorité est inscrite noir sur blanc dans le Coran, censé être la vérité passée, présente et à venir. En sacralisant ainsi ses propres prérogatives, cette énorme revendication soustrait toute base à la critique et la laisse sans voix. Et de fait, cette supposée supériorité de l'Islam n'est toujours pas contestée, ou, du moins, ne reçoit pas le même traitement critique que celui dont a été justiciable jusqu'à aujourd'hui ledit «européocentrisme». L'Islam aurait-il effectué une telle critique sur lui-même que cela se serait immédiatement manifesté, par exemple lorsqu'en 1948 l'ONU vota pour la partition de la contrée nommée «Palestine» (selon la terminologie romaine). Il aurait alors su reconnaître le droit d'Israël à exister comme Etat indépendant, quitte sur cette question à contredire le Coran qui l'exclut formellement, et à remettre par là en cause cinquante ans de national-islamisme jamais contesté, y compris par les intellectuels les plus contestataires vis-à-vis de la suprématie occidentale. Or, cette articulation entre politique et théologie, loin d'être un aspect mineur, s'avère persistante et revêt une importance capitale du point de vue arabe et islamique. L'idée du «socialisme arabe» illustre d'une autre façon cette réalité. Cette notion n'a pas la signification que l'on croit communément. En effet, le socialisme arabe ne fut rien moins que la traduction de cette articulation théologico-politique du nationalisme et de l'Islam. Ainsi, l'Egyptien Gamal Abdel Nasser, le leader incontesté du nationalisme arabe des années 1950-1960, pouvait-il avancer concernant l'Islam : «Nous n'avons jamais dit (…) que nous avions renié notre religion. Nous avons déclaré que notre religion était une religion socialiste et que l'Islam, au Moyen âge, a réussi la première expérience socialiste dans le monde», tout en ajoutant que «Muhammad fut l'imam du socialisme». Une telle continuité «socialiste doit alors être pensée non pas, bien entendu, dans les termes du socialisme européen (il en est de même du nationalisme), mais plutôt comme une institutionnalisation coranique modernisée ; c'est-à dire telle qu'elle englobe toujours le politique, l'économique, la culture, les mœurs, c'est-à-dire, en bref, plus ou moins la charia. L'Islam est, par exemple, religion d'Etat dans la plupart des pays dits arabes, à l'exception de la Tunisie. Tout en admettant la concession de quelques retouches formelles, d'ailleurs critiquées par l'islamisme, le président de la République n'est pas officiellement calife, c'est-à-dire Commandeur des croyants. Mais l'on attribue de toute façon à l'ensemble de cette construction l'idée d'une supériorité théologique et politique définitive. Michel Aflak, fondateur (chrétien) du parti dit «laïque» le Baâth, ne disait-il pas que «le souffle du Prophète (QSSSL) animera toujours le nationalisme arabe». Le parti Baâth syrien actuel fait cause commune avec le Hamas et le Hezbollah, tandis que le nationalisme palestinien, supposé lui aussi laïque, fait non seulement référence à Jérusalem en tant que troisième ville sainte de l'Islam, mais la revendique comme capitale, dans son entier. La revendication de Jérusalem est un exemple décisif de ce lien ontologique entre nationalisme arabe et islamisme. Or, comme l'explique si bien Emmanuel Servan dans son livre célèbre Mythes politiques arabes, Jérusalem ne devint une référence aux yeux des musulmans que tardivement, c'est-à-dire au fur et à mesure qu'ils s'aperçurent de son importance aux yeux des chrétiens et des juifs. Tandis qu'en 1099, lorsque Jérusalem tomba dans les mains des croisés, les chroniqueurs musulmans de l'époque, relate Servan, «se contentaient de rapporter l'événement sur un ton neutre, de manière anecdotique» … Il fallut en effet attendre pas moins de cinq siècles pour que Jérusalem acquière dans l'Islam un rôle théologique, en particulier sous l'impulsion conjointe de nouveaux convertis d'origine juive comme Rav Akiba (Ka'ab al-ahbar), de la présence fervente d'ermites chrétiens, et plus globalement d'une nécessité symbolique d'ancrer également l'Islam au cœur même de la tradition judéo-chrétienne dont il se prétend non l'héritier mais le rectificateur. Autrement dit, sans cette filiation physique, une telle justification tomberait et l'Islam apparaîtrait tel qu'il était aux yeux de beaucoup lors de son surgissement : une hérésie chrétienne de plus (elle-même était une hérésie juive …). Contrairement aux apparences, donc, surtout aujourd'hui, malgré les affrontements passés et présents entre Nassériens et Frères musulmans ou entre wahabisme saoudien et djihadistes, il ne s'agit pas entre le nationalisme arabe et l'islamisme d'une simple alliance tactique entre frères ennemis, pour la raison essentielle qu'ils ne se sont jamais opposés sur l'objectif de fond, à savoir la résurgence de la grandeur d'autrefois, mais seulement sur les moyens d'y parvenir : la renaissance (nahda) pour le premier en s'inspirant des efforts de modernisation prônée au début du XIXe siècle par certains intellectuels installés en Europe ; et pour le second, retour à l'imitation des pieux ancêtres (al salaf al salih) qui donna le salafisme dont les Frères musulmans égyptiens, le wahhabisme saoudien, le Hamas palestinien sont les variantes – de même que le Hezbollah libanais malgré ses racines chiites plutôt que sunnites : celles-ci cachent mal, en effet, les velléités panislamistes de certains courants religieux dont le khomeynisme est le dernier avatar et la diatribe de l'actuel président iranien, surtout lorsqu'il clame que l'affrontement en préparation en terre dite Sainte doit conclure une bataille commencée, il y a plusieurs centaines d'années… Il ne faut d'ailleurs pas prendre cette affirmation à la légère, y compris au niveau théologicopolitique, puisque la suprématie totale de l'Islam sur cette région vise à l'affermir comme seule religion authentique du Livre – celui-ci ne devant pas être confondu avec la Bible ou la Torah, textes erronés pour l'Islam, mais avec l'idée même de verbe, de parole divine, dont le Coran, seul, est le discernement (exemple sourate III-3, III-4, etc.). De sorte qu'une fois réglée la dispute territoriale, les juifs et les chrétiens n'apparaîtront plus aux yeux des musulmans que sous l'aspect de vestiges, ceux de sectes hérétiques, qu'il s'agit cependant pour l'Islam de maintenir comme traces archéologiques du passé obscur de la force, d'où la nécessité de la dhimmitude selon l'islamisme (Maimonide était par exemple médecin attitré de Saladin, chose par ailleurs impensable aujourd'hui…), à la différence du national-arabisme qui a pensé plutôt à l'éradication de la notion dhimmitude, surtout depuis la création d'Israël, avec plus d'un million cinq cent mille juifs expulsés des pays dits arabes, alors qu'ils en étaient là aussi «originaires», et cela bien avant l'invasion islamique (de même qu'en Afrique du Nord, en Egypte, en Irak, en Syrie, etc.). Mais cette fixation de l'islamisme au passé et la différence d'approche font-elles pour autant de l'islamisme un adversaire déclaré de la nahda du nationalisme arabe, c'est-à-dire de ce souci d'actualisation qu'avaient nombre d'intellectuels arabisants au début du XIXe siècle et du siècle suivant, comme le pense Paul Balta. Rien n'est moins sûr. En effet, l'un des liens fondamentaux qui relient le nationalisme arabe à l'Islam est, pour l'Islam lui-même, l'idée d'une supériorité des Arabes parmi les musulmans. D'abord, l'islamisme insiste lui-même «sur le rôle essentiel des Arabes dans la main d'œuvre d'une réforme islamique», comme l'observe Menahem Milson. Ensuite de son côté, le nationalisme arabe, dans sa lecture syrienne ou égyptienne, n'a nullement émergé à la faveur d'une rupture idéologique avec le religieux – à la différence révolutions jacobine, mais aussi léniniste ou nazie qui, toutes trois, se sont voulues en Europe totalement contraires au judéo-christianisme, selon des modalités bien entendu spécifiques. En Algérie par exemple, arabisme et islamisme sont constamment articulés l'un à l'autre, jusqu'à donner récemment la preuve historique d'une comptabilité de bon aloi. Certes, on peut objecter que le Coran fut brûlé en pleine rue lors de la révolution irakienne de 1958, comme le souligne Gilbert Meynier, mais il s'agissait bien moins de signifier une véritable rupture que d'affirmer une supériorité doctrinale, celle de l'arabisme contre les tentatives – perçues comme poussiéreuses – de reproduire à la lettre l'Islam des origines. D'ailleurs, les frères musulmans se sont alliés avec le mouvement des officiers libres égyptiens qui renversa le roi Farouk en 1952, en particulier lorsque l'un d'entre eux, Gamal Abdel Nasser démit, à son tour, son représentant attitré, le général Neguib, et entama une vigoureuse campagne anti-juive puis anti-copte, tout en protégeant les frères musulmans ; même s'il a pu, à l'occasion, pendre quelques membres des frères musulmans lorsque ceux-ci voulaient le concurrencer. Sadate lui-même prolongea l'islamisation et l'antichristianisme et, quand il signa la paix, il le paya de sa vie.