Mais, alors que l'option pluraliste et l'indépendance judiciaire nourrissaient à l'époque les euphories collectives, l'avènement de l'institution constitutionnelle passa presque inaperçue de l'opinion pour n'avoir son baptême que trois années après, lorsque la Télévision algérienne montra son longiligne président recevoir la lettre de démission des mains résignées du président Chadli. Il faut dire aussi que les problèmes constitutionnels n'ont jamais effleuré l'imaginaire des Algériens qui vécurent des années durant dans la thèse du pouvoir unique pour qui toute revendication politique était vouée aux gémonies. C'était la période du socialisme triomphant, de l'Etat à la fois providence et gendarme où les Algériens gavés par le tout gratuit, le tout soutenu se moquaient royalement de la démocratie. Sur un tout autre plan, les constituants eux-mêmes n'étaient pas loin de redouter que le Conseil constitutionnel n'allait pas rejoindre la rubrique «divers» de la nomenclature des organes mort-nés de la République. Ils n'imaginaient pas un instant que «l'ingrate» allait s'inscrire dans le modèle le plus accompli de la justice constitutionnelle et se trouvait de ce fait amenée à intervenir dans la vie publique avec le poids d'une institution incontournable. Et pour cause, pendant au moins la première décennie de son existence, l'institution s'était évertuée avec rare persévérance de saisir toutes les occasions pour consacrer les principes constitutionnels en vogue dans les démocraties les plus évoluées et n'hésita pas à s'adresser directement au peuple souverain, lorsque un conseil national de transition activiste crut méconnaître l'autorité de chose jugée attachée à ses décisions. L'affaire de l'article 108 relatif à la condition de nationalité d'origine de l'épouse du candidat à la présidence de la République, analysée en son temps comme une manœuvre politique du pouvoir, fut en vérité la réaction d'autodéfense d'une institution qui allait se muter progressivement en véritable contre-pouvoir, comme le soulignait à l'époque le quotidien national El Watan. Elle payera son audace plus tard, le 2 avril 1998 lorsque, sous les motifs les plus téméraires, sa composante humaine à l'exception de son président fut empêchée de renouvellement. Les conseilleurs à l'époque crièrent au gouvernement des juges tandis que les professionnels, qui saisissent toutes les opportunités pour jeter l'honneur des hommes aux chiens, n'en soufflèrent mot. Parce qu'il était entendu que la défense de l'Etat de droit ne saurait être l'apanage des institutions. Dans ce pays de cocagne, les tenanciers de fonds de commerce ont bon dos, bon pied, mais jamais bon œil. C'est pour soutenir qu'incontestablement à l'usage comme au bilan et sans exagération aucune, le Conseil constitutionnel est devenu depuis un acteur essentiel de notre système étatique. Non qu'il ait toujours transcendé conjonctures et contingences politiques pour faire application restrictive de la Constitution, non parce qu'il s'imposa précocement comme gardien de la Constitution, mais surtout parce qu'il a su se préserver des reproches d'illégitimité affligeant généralement tout organe politique non élu en s'imposant dès l'origine comme juridiction. En fait, le mérite revient spécialement aux sages de la première composition, présidée par l'honorable Benhabylles, qui puisèrent dans les meilleures sources de la procédure judiciaire pour imposer le caractère juridictionnel du Conseil et aussi à la seconde qui accentua la tendance en se comportant en véritable cour constitutionnelle, notamment en recouvrant ses décisions de l'autorité absolue de la chose jugée. Seulement, cette juridiciarisation demeura largement insuffisante pour l'élever au statut de véritable juridiction et ne le sera, sans doute réellement, qu'au prix d'une révision des modes de désignation de ses membres et d'une large extension de sa saisine à la minorité parlementaire et au citoyen. 1- La refonte des modes de désignation des membres L'article 163 de la Constitution énonce que le Conseil constitutionnel est composé de neuf membres : trois désignés par le président de la République, deux élus par le Conseil de la nation,deux élus par l'APN, un élu par la Cour suprême et un élu par le Conseil d'Etat. Ils remplissent un mandat unique de six ans et sont renouvelés par moitié tous les trois ans. Le président nommé par le chef de l'Etat remplit un mandat continu de six ans. Il est indéniable que par cette composition, le constituant a voulu confondre dans un même moule des personnages appartenant à des horizons divers pour imposer l'autorité du Conseil à travers l'éminence des rôles et du rang qu'occupe chacune de ces autorités dans l'organisation générale des pouvoirs. Néanmoins, ce système de recrutement, combinant nomination et élection, n'est point indemne de tout reproche, car il ne réalise pas la représentation «équilibrée» des pouvoirs voulue originairement par les pères de la Constitution de 1989. Il pourrait même exposer l'indépendance du Conseil et nuire au libre arbitre de ses membres. a – Un système de représentation inéquitable L'inéquité du système actuel tient au demeurant à la sous-représentation du pouvoir judiciaire par rapport aux autres pouvoirs qui virent leur quota renforcé à la faveur de la révision de 1996. La Constitution de 1989, qui institua la parité, fut amendée dans un sens très défavorable au pouvoir judiciaire, dont les membres de la Cour suprême et du Conseil d'Etat réunis représentent la moitié de ceux du Parlement.Faut-il penser à travers cet réaménagement que les impératifs d'indépendance et de technicité traditionnellement attachée à la fonction judiciaire sont devenus à ce point dérisoires pour que sa représentation soit ramenée au juste minimum ? Comble d'ironie ou ironie du sort, alors que les autres secteurs de l'Etat rivalisent d'ingéniosité pour drainer vers eux les meilleurs praticiens, les constituants de la onzième heure s'empêtrèrent dans le bricolage en ramenant l'apport de l'expérience et de la technicité à sa plus simple expression. Cette réduction drastique du quota judiciaire n'est pas aussi sans risque pour la neutralité du Conseil, compte tenu surtout du cadre restreint de recrutement de la majorité de ses membres circonscrits pour l'essentiel aux organes politiques, en l'occurrence la présidence de la République et les deux chambres du Parlement. b- L'indépendance du Conseil L'autre remarque a trait à la politisation éventuelle de l'institution. Exception faite pour la Cour suprême et le Conseil d'Etat, dont l'élection des représentants résulte de critères apolitiques, la nomination ou l'élection, selon le cas des autres membres, suggère des choix partisans. Sur un effectif de neuf membres, sept sont désignés par des organes politiques sans compter le président lui-même de l'institution, nommé par le chef de l'Etat qui a voix prépondérante en cas de partage des voix. Si ce risque de politisation n'a pu heureusement se réaliser à ce jour, la cause revient à la valeur intrinsèque des membres tous juristes et singulièrement au nombre très limité de saisines. La reforme constitutionnelle, qu'il y aurait lieu d'initier, est d'éviter autant faire se peut que les autorités désignatives ne choisissent des personnes politiquement proches, même s'il n'est pas toujours établi que la couleur politique préjuge de l'impartialité d'un membre. Un jacobin ministre, dit-on, n'est pas forcement un ministre jacobin. Notre proposition est qu'il faudrait peut-être ouvrir l'institution aux différents pans de la société civile, aux personnalités nationales, aux maîtres du barreau, bref à toutes les volontés désintéressées qui œuvrent inlassablement à la poussée formidable des idées non moins supérieures de liberté et d'égalité dans ce pays. Car, il ne faut jamais répété assez que la dignité de membre élu — fusse-t-il magistrat, député ou sénateur — ne suffit pas à parer son titulaire des ornements de la vertu. Insatiable, la politique s'en lasse rarement de scrupules pour forcer les intimes convictions et violer les consciences. Cette ouverture induit à coup sûr des impératifs d'expérience et d'expertise. Une longue vie professionnelle bien assumée est source de sagesse, de lumières, d'enrichissement. Combinée avec un mandat irrévocable, elle s'expose moins aux tentations carriéristes auxquelles pourrait succomber la gueuse des besogneux, tout aussi disposée aux faveurs et rebuffades des séides que réfractaires aux idées de progrès. Et puis comme le soutenait avec force Jean-Jacques Servant Shraieber, journaliste et homme politique français dans son monumental livre le Défi américain, il faut donner le pouvoir à ceux qui ont la compétence à quelque échelon que ce soit, sinon il y aura déséquilibre des pouvoirs, formation des clans, tiraillement et déperdition d'énergie. L'exemple français est à ce point particulièrement édifiant. Le palais Royal tend de plus en plus à devenir l'escale ultime des hommes et de femmes brillants, des académiciens, des maîtres du barreau, qui à l'orée d'une carrière bien remplie, s'accordent une ultime halte pour éclairer de leur savoir les voies généreuses de l'Etat de droit. L'Algérie n'est point dépourvue en ce domaine et pour peu que la guigne des pratiques éculées ne se mette en travers, le Conseil constitutionnel algérien pourrait à son tour parfaitement se prévaloir d'une si grande richesse. c- La protection des membres du Conseil La troisième remarque est que l'altération des consciences ne trouve pas nécessairement refuge dans les âmes faibles, mais s'appuie souvent dans la protection insuffisante des hommes de loi. Leur caractère, si fort soit-il, revêtirait au plus la parodie d'une ultime mise en scène, s'il ne s'exprime pas au travers d'un statut fondamental assurant leur indépendance. Le Conseil constitutionnel en est à ce jour dépourvu et sans s'appesantir davantage sur les causes d'une telle faille, il serait impératif de revoir les dispositions constitutionnelles en la matière pour dégager dans l'imagination et l'intelligence les voies et moyens susceptibles de mettre en œuvre cette indépendance. Il est redondant de s'attarder, outre mesure, sur les droits et les obligations des membres du Conseil, tant ils s'apparentent par nature à ceux des autres corps supérieurs, car ce qui fait problème, c'est moins ces lieux communs que la définition exhaustive de leur mandat. Le constituant si prolixe en d'autres occasions n'en souffle mot ; au plus souligne-t-il- sans conviction ses caractères habituels, omettant de la manière la plus solennelle qui soit le principal d'entre eux, c'est-a-dire l'impératif d'irrévocabilité qui lui est indissociablement attaché. En pratique, cet impératif n'a pas été souvent observé, soit que sa durée ait été démesurément allongée, soit qu'elle ait été prématurément écourtée. La première composition 1989-1996 fit un mandat continu de plus de sept ans, la deuxième composition 1995-1998 fut renouvelée le 2 avril 1998 au bout de trois ans d'activité. Depuis, il faut reconnaître que les mandats furent accomplis et conduits à leur terme. 2- L'extension du droit de saisine Il est un fait que dans la diversité des prérogatives dévolues au CC, celle du contrôle de constitutionnalité est certainement le plus important. Outre qu'elle régule l'activité des pouvoirs publics, elle contribue à l'autorité du Conseil par sa fonction normative à rendre des décisions définitives. Mais aussi important qu'il soit, ce contrôle n'est ni général ni systématique, car sa finalité est moins d'appliquer la loi que de se prononcer sur sa conformité constitutionnelle. Mis en œuvre par voie de saisine, il est obligatoire en matière de lois organiques et règlements d'assemblée, consultatif en matière de traité et facultatif en matière de lois ordinaires. Un tel système est antidémocratique, parce qu'il résulte du fait du prince. Il est conçu moins dans l'intérêt du citoyen, dont il ferme l'accès à la justice constitutionnelle de son pays, que de celui des pouvoirs exécutif et législatif qui disposent à eux seuls du monopole du droit de saisine. D'où la nécessité impérieuse d'aménager des procédures pour étendre le droit de saisine aux minorités politiques et aux citoyens a- L'extension du droit de saisine à l'opposition parlementaire L'extension du droit de saisine à l'opposition parlementaire s'explique par l'existence d'une majorité inconditionnelle au Parlement. L'effet d'une telle situation est qu'après des décennies de pluralisme politique, les seules lois soumises au Conseil pour contrôle de constitutionnalité furent celles dites organiques pour lesquelles le quitus du Conseil est obligatoire avant promulgation. Cette tendance dangereuse pour l'ordre social engage gravement la stabilité des institutions. Une majorité pourrait être oppressive si elle n'est pas freinée dans ses errements par l'intervention énergique d'une minorité parlementaire juridiquement armée. Adolf Hitler comme Benito Mussolini accédèrent aux plus hautes dignités grâce au soutien indéfectible de leurs Parlements respectifs. C'est pour affirmer avec force que le despotisme de la majorité, très cher à Alexis de Tocqueville, n'est point un fantasme du XIXe siècle, mais bien une réalité tangible. Le problème central est donc celui donc la protection de la constitutionnalité de la loi de contre les excès du fait majoritaire pour ne pas subir au moins les sarcasmes de ce député frustre qui, subjugué par la riche argumentation de son collègue d'un parti opposant, ne trouva d'autre alternative que de lui répliquer sèchement : «Vous avez tort, parce que nous avons le pouvoir.» Il faudra peut-être un jour lui rendre hommage, certaines inepties valent bien des démonstrations savantes ! b- L'élargissement de la saisine aux citoyens La reforme du système actuel de saisine est impératif en ce que son exercice dépend du bon vouloir des autorités habilitées en l'occurrence les présidents de la République, de l'APN et du Conseil de la nation. Des textes manifestement non conformes peuvent facilement être applicables à des citoyens désarmés, si tel est la volonté du prince. L'exemple le plus typique est donné par certaines mesures privatives de liberté et autres textes réglementaires atteignant dans leur essence des droits et des libertés. La solution réside donc dans l'accès du citoyen à la justice constitutionnelle de son pays dans des conditions et des modalités à définir. L'exception d'inconstitutionnalité d'une loi pourrait revêtir aussi bien la forme banale d'une action judiciaire directe, d'une question préjudicielle dont la pertinence pourrait être appréciée par une instance spécialisée avant sa soumission au Conseil ou celle encore d'une pétition adressée par un quota de citoyens analogue à la procédure cantonale usitée en Confédération helvétique. Il est encore prématuré de se prononcer sur l'avenir du Conseil constitutionnel qui sera tributaire, dans tous les cas, de l'évolution démocratique du pays. Son évolution subira encore longtemps les vicissitudes de l'Etat de droit. Mais il pourrait être le moteur d'une authentique révolution démocratique, si dans son projet actuel de reformer la Constitution le président de la République initie une réforme fondamentale de l'institution. Encore que nous n'avons nullement la naïveté de croire qu'un tel redressement sera achevé par le seul énoncé d'un dispositif constitutionnel. L'Etat de droit ne se résout pas en une loi fondamentale, aussi parfaite soit-elle, mais s'érige lentement, sûrement, continuellement à l'image des édifices durables, grâce à l'engagement résolu des générations successives sur le chantier du progrès humain.