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La Kabylie : réflexions sur des printemps clairs obscurs
Publié dans El Watan le 21 - 04 - 2009

Printemps berbère 1980, des poèmes anciens suspects !
Les étudiants et certains de leurs professeurs l'attendaient fébrilement. Ils étaient naturellement curieux, grisés de bonheur, fiers à l'idée de pouvoir écouter celui qui était déjà à l'époque l'un des mentors les plus en vue, sur un patrimoine ancestral jusque-là enseveli. Tout semblait aller de soi quand la nouvelle de son interpellation tomba comme un couperet ! Le reste des événements est connu : à nouveau le drame a gagné cette Kabylie meurtrie depuis des générations, une Kabylie bouc émissaire du pays, réceptacle de toutes les souffrances. Dans le contexte de l'époque, les tenants du régime algérien jetaient hors de la culture tout ce qui ne se conformait pas à la norme arabo-centrique au sens idéologique hérité du nassérisme égyptien. Dans ce cadre étroit de la politique, le fait berbère était frappé de vice de forme et ne pouvait alimenter le patriotisme verbal dont se nourrissait le régime. Il pouvait au contraire dangereusement le menacer tant il est porteur d'une idée de pluralisme. Revendiquer la langue et la culture berbères, c'était, pour les dirigeants d'alors, refuser d'adhérer au sentiment de loyauté dont avait besoin le groupe paranoïaque dominant dans une Algérie nouvellement indépendante et dont il avait pris le pouvoir par la force des armes !
C'était se situer dans l'out-group et refuser d'épouser les ambitions du FLN parti-Etat «entièrement dévoué à l'intérêt du peuple» que de se désinscrire du registre géo-cultuel arabo-cen-
trique ! Le FLN, ne cesse de rappeler qu'il a libéré le pays, c'est pourquoi il se donne la légitimité d'assujettir la société, la mettre au service de ses ambitions hégémoniques. Pour le parti unique, la poésie kabyle est suspecte, fût-elle du 18e siècle ! Elle peut véhiculer une pensée autonome et, du coup, être une voix discordante dans le concert monocorde du système. Les ethnocentrismes représentent tous, on le sait, la racine des intolérances, des nationalismes chauvins, des xénophobies et des racismes. L'ethnocentrisme rend compte des manifestations, des attitudes qui ont cours entre groupes culturellement différents et particulièrement lorsqu'un groupe possède les moyens politiques de sa domination. Dans cette logique, le pouvoir arabo-centrique, incarné par les caciques du FLN, ne se préoccupe pas de la survie de groupes algériens menacés de disparition, aveuglé qu'il est par la légitimité des armes. La peur de se désagréger, de disparaître, de perdre des pans entiers de la culture millénaire du pays, cette peur là ne pouvait pas émouvoir ceux pour qui l'opinion tient lieu de vérité historique et de stratégie politique. Ainsi, s'il advenait que les Kabyles (les Berbères en général) cessaient de croire dans les inestimables richesses de leur langue, de leur culture et qu'ils cessaient d'exister, les tenants du système s'en trouveraient totalement réjouis. Or c'est cette menace de désagrégation finale qui a présidé à l'irruption du MCB en 1980 puis une génération plus tard, à l'émergence des archs ! C'est en cela que le printemps berbère est avant tout la lutte d'un peuple, une lutte toujours d'actualité, sans doute sous de nouvelles formes actuelles ou à inventer, une lutte qui a déjà enfanté le RCD et le MAK.
Un événement historique de grande ampleur
L'impact du mouvement berbère de 1980 est considérable. Il signe un nouvel état émotionnel collectif. Un état qui nous renvoie à l'instinct de survie que connaissent les peuples opprimés, que vivent «les espèces menacées de disparition», un état de résilience d'où peut surgir l'énergie nécessaire pour sauvegarder l'essentiel. La société kabyle a retrouvé ses ressorts qui lui permirent de réagir en organisant des marches dans tous les coins de la région. Le sentiment d'appartenance à un groupe menacé a repris très vite racine. De son côté, le pouvoir, aux pulsions guerrières plusieurs fois avérées, répondit à ce mouvement de la façon la plus primaire que tout le monde connaît : répression, arrestations, humiliations, provoquant, du coup, d'autres manifestations et révoltes. Et le 20 avril, El Hadi Khediri, alors patron de la DGSN, envoya les CNS pour investir avec violence le campus universitaire. L'effet fut effroyable et la nouvelle se répandit comme une traînée de poudre ! Toute la région kabyle (puis une partie de l'Algérois) se trouva enflammée et prit la rue d'assaut, retrouvant ainsi son système culturellement organisé de l'émotion que G. Bateson appelle l'éthos. Des rumeurs des plus alarmantes circulaient et les gestes de solidarité se multipliaient. Quelques mois plus tard, 24 détenus sur des centaines d'autres étaient présentés devant la cour de sûreté de l'Etat pour l'exemple.
L'Etat a voulu démontrer qu'il était capable de lancer sa machine de terreur contre la société dans le but d'obtenir sa soumission. Avec le recul, je reste convaincu que sans la mobilisation de l'immigration qui a alerté l'opinion internationale et notamment les médias européens, certains de ces prévenus auraient risqué la peine capitale. L'assassinat des 126 jeunes du printemps noir confirme, 20 ans après, la légitimité de la crainte de l'époque de voir s'aggraver le chapitre des souffrances. C'est que, en ces temps-là, l'Algérie était encore sous l'influence du boumédiénisme triomphant. Le sombre colonel-président n'avait pas hésité à éliminer physiquement ses adversaires : Mohamed Khider, Krim Belkacem, Medeghri ( ?), pour ne citer que les plus célèbres. Par effet boomerang, la révolte de 1980 a ouvert la voie à la lutte pour les droits de l'Homme qui a connu son apogée en 1985-86. Elle a ensuite rendu possible l'embrasement du pays le 5 octobre 1988. La Kabylie, contre toute attente, a extirpé la peur par tous les pores du corps social. En ce sens, la Kabylie a oxygéné l'Algérie entière mais aussi le Maroc. La Kabylie a mis en échec la volonté politique du régime de maintenir la société en laisse. L'onde de choc a même trouvé son écho dans l'Atlas et le Souss au grand dam du palais royal, lui aussi inféodé à l'idéologie arabo-islamique totalitaire du Proche-Orient, une idéologie qui a conduit à la situation actuelle de l'Irak et à la fragilité historique de la Syrie, de l'Egypte et sans doute de l'Algérie. Il faut rappeler que Ben Bella était un véritable agent de Nasser et de Fethi Dib, chef des services secrets égyptiens. C'est dans cette logique que nous l'avons vu voter à Baghdad pour Saddam Hussein avec beaucoup d'ostentation et…d'obéissance.Tout cela est lié. Pour revenir au point de départ, le mouvement de Kabylie a semé les graines de la révolte dans l'esprit des Algériens, les luttes sociales hors cadre officielle le démontrent chaque jour dans tous les recoins du pays.
2001: le printemps noir un scénario reproductible ?
Les mêmes causes produisent les mêmes effets. L'indicible horreur commencée avec l'assassinat de Guermah Massinissa au cœur d'une gendarmerie, peut tout à fait se reproduire. Le chef de l'Etat lui-même dit ignorer ce qui s'est passé. Le rapport du professeur est donc enseveli dans les tiroirs ! On peut alors lui rejouer la scène à toutes fins utiles ! La société algérienne reste en effet verrouillée et les droits des Algériens berbérophones sont toujours niés malgré quelques acquis arrachés de haute lutte. Nous avons vu récemment au début de l'année 2009 comment la Constitution a été modifiée pour perpétuer le système et pour permettre au chef de l'Etat d'incarner une fois de plus et pour le troisième mandat cette situation bloquée, ce système à la mécanique brutale. C'est l'une des raisons qui font qu'aujourd'hui, l'Algérie est devenue une vaste salle d'attente de laquelle jeunes et moins jeunes veulent s'extraire, y compris en prenant des risques de naufrage en haute mer ! Le visa pour l'Occident ou pour Dubaï reste le rêve national tant le pays, mais surtout la Kabylie, intériorise la probabilité de revivre la répression subie jusque-là et tant la chape de plomb pèse toujours sur la société lui interdisant toute respiration. Hélas ! le phénomène répressif s'est vérifié et reste latent. Le printemps noir de 2001 a vu 126 jeunes Kabyles tombés sous les balles de ceux-là mêmes qui sont censés les protéger. C'est une tragédie pour tous les peuples voisins dont la plupart voyaient en l'Algérie un espoir d'émancipation! Et si d'autres régions s'embrasaient à leur tour, elles feraient face à la répression aussi bête et méchante.
Les symptômes de la cruauté institutionnelle traduisent la présence permanente du rouleau compresseur du système algérien, un système profondément boumédiénisé, c'est-à-dire violent, opaque et despotique et dirigé par des hommes ego/ethnocentriques!
Les deux mouvements de Kabylie (printemps berbère et printemps noir et il y en d'autres) portent la marque matérielle indélébile du drame algérien. Pourtant, ce que veulent les Kabyles c'est remodeler l'Algérie dans l'intérêt des Algériens, c'est faire du pays un lieu où il fait bon de vivre, de construire des projets et les faire aboutir. Mais pour cela, il faut leur donner de larges parcelles de pouvoir et les moyens y afférents : la démocratie de proximité, le partage équitable de la rente pétrolière, un enseignement débarrassé de l'idéologie apologétique. Sans un minimum démocratique, l'érosion de la confiance dans les tenants du pouvoir restera la mèche toujours prête à la combustion tellement le pays bouillonne. L'Algérie restera de ce fait toujours non attractive, les discours de circonstance, même avec le renfort d'anciens militants désormais cooptés par le système, ne changeront rien, l'ouverture n'est pas au programme de demain !
Une certaine Algérie re-kabylisée ?
Il faut noter que le printemps berbère a déteint significativement sur les mentalités en Algérie et c'est là la note d'optimisme. Sur le registre de l'idéal démocratique, de la revendication et de la révolte spontanée contre les abus flagrants des agents de l'Etat et de ses institutions, nous pouvons affirmer que la société algérienne s'est «re-kabylisée» même si c'est encore de façon fragile car le panurgisme entretenu par les médias et l'école est toujours latent. Mais la peur du gendarme, la peur des services occultes n'est plus ce qu'elle était, l'abstention pour les élections, symbole d'une confiance toujours mise à mal, s'est généralisée et amplifiée. La parole s'est libérée un peu partout et la société manifeste ses mécontentements comme on le voit dans plusieurs villes même si cela prend des allures de jacqueries : soulèvements contre l'inégalité dans la distribution des logements, routes nationales barrées pour non-acheminement d'eau potable, saccage des symboles de l'Etat pour des revendications sociales, lettres ouvertes et pétitions fréquentes dans la presse, etc.
C'est vrai que la société manifeste parfois des lassitudes et que la culture consumériste se répand à grand coefficient d'accélération mais les ressorts de la révolte sont toujours vivants. Il faut dire que les facteurs qui les régénèrent sont permanents. En même temps, ce qui risque d'anesthésier la société, ce sont moins les forces de répression que le modèle ostentatoire de consommation. Un modèle qui menace de nous conduire vers l'apathie politique et vers un repli croissant sur la sphère privée ! La société-véto n'a pas que des avantages, les risques de voir l'émergence d'un citoyen passif est à prendre au sérieux. Il est donc utile de réfléchir à élargir le répertoire d'expression politique tant celui des suffrages est pour le moment inopérant quand il s'agit du sommet de l'Etat. En ce sens, des mécanismes d'appartenance collective peuvent se mettre en place comme des syndicats indépendants, une autonomisation des régions ou, à minima, une décentralisation conséquente incluant la coopération avec les collectivités locales ou régionales étrangères, notamment européennes.
Statut de la langue berbère et son enseignement
C'est un statut de seconde zone qui est accordé à Tamazight. Ce qui lui est octroyé est fait avec un calcul politicien, sans volonté réelle de changement. Le pouvoir algérien passe son temps à s'opposer à sa société, à créer des mécanismes de contre-démocratie. Il prend un malin plaisir à bafouer la souveraineté du peuple. Et quand des promesses de changement sont faites, les rouages politiques en place ne peuvent pas contraindre les dirigeants à tenir leurs engagements. C'est pourquoi la Kabylie (et de plus en plus la société algérienne dans sa majorité) porte en permanence un regard sourcilleux sur les actes des gouvernants. Elle détecte avec facilité les farces du pouvoir et refuse de s'y engouffrer comme elle n'accepte pas de se rendre disponible pour les grandes cérémonies (présidentielles, commémoratives, cultuelles…) toutes travesties et dans lesquelles elle se sait d'avance desservie, trompée. Alors dans un tel contexte, il existe un enseignement officiel mais sans garantie de résultat. Il sert à amadouer une frange de militants pour tenter de domestiquer la région. Bien sûr, cette tentative n'empêche pas que beaucoup d'enseignants / formateurs font correctement leur travail. Ils le font malgré l'attitude schizophrénique du pouvoir algérien face au fait berbère qui est d'autoriser en verrouillant, de promouvoir en dévalorisant, d'avancer à reculons!
Y a-t-il des perspectives possibles ?
De la part du pouvoir, il n'y a rien à attendre, il est toujours tenté par la culture brejnévienne teintée de jacobinisme français. Pour le reste et pour le moment, les acteurs de la revendication amazighe sont pour beaucoup orientés vers les conflits, surtout les conflits internes. Les souffrances répétées et multiformes qu'a vécues la région expliquent pour beaucoup cette situation. Nous confondons les problèmes posés avec les personnes qui, à nos yeux, semblent en être à l'origine. Or, en définissant les problèmes que nous vivons en termes de personnes, nous invitons les Kabyles (les Berbères) à se fractionner. Ils activent en fonction des liens relationnels tissés avec tel ou tel leader ou pour certains en fonction de leur intérêt immédiat. Cette démarche renforce les coteries, actionne le registre de l'affectif et pousse à un raisonnement en termes de loyauté ou de trahison.
C'est pourquoi, d'année en année nous rajoutons des problèmes aux problèmes. Quand nous n'avons pas de liens de loyauté précis à défendre, nous identifions le système, l'histoire, la conjoncture comme seuls fondements de tous nos maux. Dans les deux cas de figure, nous restons dans une cause inaccessible qui génère une vision de la situation dépourvue de solution.
Cette attitude nous amène à faire circuler des accusations réciproques, à montrer du doigt les montagnes d'imperfections chez l'autre, à désigner des boucs émissaires et à crédibiliser les rumeurs fabriquées par nos adversaires ! Nous sommes pratiquement tous des autodidactes de la politique. Alors comment travailler avec ces handicaps ? De mon point de vue, nous ne regardons pas assez les solutions qui dépendent de nous-mêmes.
Nous attendons toujours que d'autres fassent, que d'autres reconnaissent, que d'autres se repentissent… Et les mêmes comportements produisent naturellement les mêmes résultats.Pour reprendre l'image du baron de Münchausen, comment se soulever soi-même en se tirant par les cheveux ? Autrement dit, comment arriver à penser autrement que comme nous le faisons, à trouver d'autres solutions qui ne sont pas les nôtres, à agir différemment en prenant la dé-mesure de notre narcissisme ? La tâche n'est pas aisée. Nos réactions sont conditionnées par notre façon rigide de percevoir lasituation. Elles sont influencées par nos expériences subjectives, bases de nos jugements, déterminées par nos propres attentes fondement de nos critères, etc.
Pour arrêter de persévérer dans l'erreur, est-il possible pour chacun des acteurs clés de notre cause de travailler sur soi et de revenir à la bonne vieille méthode de trouver des médiateurs et d'accepter des solutions qui risquent d'égratigner notre égo, de remettre en question nos comportements névrotiques ?
Ce travail est difficile car il nous confronte à notre propre ombre au sens junguien, mais il reste tout de même dans le champ des possibles ! «Il y a une sorte de psychanalyse de l'esprit humain qui est la condition d'une lutte organisée.
Disons qu'une lutte politique organisée commence par soi-même» nous dit Pierre Bourdieu ou pour reprendre Lounis Aït Menguellet, «wi ibghan ad tseggem, iseggem iman-is». Peut-être faut-il constituer un groupe étoffé de personnalités neutres et capables de dialoguer en vue d'une interaction entre le FFS, le RCD, le MAK, le CMA, les achs, les leaders hors cadre structuré, les artistes et qui sais-je encore ? Abdenour Ali Yahia a déjà fait un pas dans ce sens. Il s'agirait de jouer dans un premier temps un rôle de catalyseur, de médiateur et de veiller à ce que tout ce monde soit respecté et écouté. L'idée n'est pas de reprendre le fantasme de l'union comme le claironnent certains mais de réfléchir à la manière d'atteindre une performance collective dans le respect de la spécificité de chacun avec une recherched'objectifs communs. Comme diraient les systémiciens, comment passer de l'espace problème à l'espace solution ?
Nos adversaires réussissent bien leur coalition, est-ce une utopie pour nous autres Kabyles que de passer des accords sur des points consensuels?La mise en scène présidentielle im-pitoyable qui vient de désigner le chef de l'Etat a montré le paradoxe pathétique kabyle. Toutes les forces politiques qui comptent dans la région ont appelé au boycott, mais une stratégie du chacun pour soi a prévalu à l'ère d'une logique… planétaire! Le résultat est connu. Il faut, en conséquence, rechercher les facteurs possibles de résilience face au burn-out qui frappe la société et touche beaucoup de militants. Je reste convaincu qu'une période post-traumatique est possible dès lors qu'on prendra conscience que la ruine de solidarité qu'on observe est le résultat de notre rapport subjectif à la chose politique.
Nous avons trop négligé les enjeux psychiques du militantisme, ils peuvent nous aider à retrouver un fil conducteur pour un nouveau souffle. Alors, et seulement alors, nous pourrons faire de la Kabylie une région attractive pour elle-même et d'espoir pour tout le pays!
L'auteur est Universitaire (Paris). Formateur et coach


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