en Algérie, nous avons, parfois, l'art d'user du paradoxe. Ce qui n'est pas rien. Dans le débat sur la langue (les langues), revient comme un leitmotiv le sempiternel sujet des francophones et des arabophones. Si la dimension politique de cette querelle me semble à présent totalement obsolète, il y a là pourtant comme un relent d'impuissance à dépasser certaines vieilles lunes. Il y deux semaines environ, Tahar Ouettar a cru bon de se distinguer par une sorte de lettre ouverte (en réalité l'éditorial de sa revue), relayée dans la presse par El Khabar, où il fustigeait pêle-mêle les pouvoirs publics et l'Etat qui n'aideraient pas suffisamment les créateurs, les intellectuels arabophones assujettis à l'ordre régnant et gangrenés par leurs ambitions diverses, la direction des arts et des lettres du ministère de la Culture (qui aurait prétendument censuré certains des livres soumis à la lecture par son association El Djahidiya), en vérité, le fond de cette affaire n'est guère intéressant. Tahar Ouettar est manifestement doué pour le paradoxe, ce qui n'est pas rien. On se souvient, tristement hélas, de son propos à la mort de Tahar Djaout qui, écrivait-il alors, ne serait regretté que par « ses proches et la France ». Malheureuse phrase qui est le parfait contrepoint de sa nouvelle incartade. D'un côté, les écrivains francophones vendus au diable, de l'autre, les écrivains arabophones opportunistes et intrigants. Bien évidemment, dans tout cela, l'auteur de L'as et du bien nommé Les martyrs reviennent cette semaine, ne se soucie plus d'avoir perdu toute considération pour la littérature qui est, pour lui, littéralement laissée pour compte. La neige Et tandis qu'il neigeait sur tout le nord de l'Algérie - et que par là des paysages inédits ou trop rarement entrevus s'offraient à nous, c'est-à-dire que s'offraient à nous l'occasion de joies inédites et enfantines, la possibilité d'éprouver à nouveau la joie vivifiante des écoliers s'amusant à se lancer des boules de neige -, je me suis abandonné à une douce rêverie devant le spectacle majestueux de la neige s'étirant mollement dans le ciel muet d'Alger et me sont revenus les vers de Rabah Belamri, qui aurait lui aussi certainement aimé cette neige, lui l'enfant de Bougaâ : Le ciel glisse vers le silence /Je n'entends plus les battements de ton cœur Loin sur la terre où la neige tombe avec la nuit Une syllabe de ton feu refuse de mourir Puis il m'est venu une image que seule la littérature - un feu qui refuse de mourir - peut dessiner : celle de la mort de l'écrivain Robert Walser. De 1933 à sa mort en 1956 (l'année de la mort de Brecht), Robert Walser - écrivain suisse de langue allemande, d'abord employé de banque, puis longtemps errant et vagabond, singulier auteur de très courts récits, de romans et qui inspira nombre d'écrivains dont Kafka, Musil - séjourna à l'asile de Herisau dans le canton de Berne. Le 25 décembre 1956, au cours d'une promenade solitaire, il meurt. On le retrouva écroulé dans la neige, étendu sur le dos, la main droite sur la poitrine, son chapeau ayant roulé deux mètres plus loin. La prétendue folie de Walser, diagnostiquée comme étant une schizophrénie, a toujours suscité la perplexité. Etait-il complice de sa prétendue maladie ? Ainsi avoua-t-il un jour qu'il enviait Hölderlin, (le génial poète allemand mort en 1843), qui avait passé les 36 dernières années de sa vie dans le grenier d'un menuisier (le fameux menuisier Zimmer) à « rêver dans un modeste coin ». On pourrait ajouter que la schizophrénie de Walser était aussi sa façon de cultiver le paradoxe. Les mots Les mots désordonnés de Ouettar m'ont fait penser aux mots échangés entre l'écrivain suisse et un de ses rares visiteurs à l'asile, Carl Seeling - riche industriel qui avait été le confident, entre autres, de Stefan Zweig, de D. H. Lawrence -, à qui Lisa Walser confiera les manuscrits de son frère et qui réunira leurs propos dans un livre intitulé Excursions avec Robert Walser. Le 25 décembre 1955, soit un an avant sa mort exactement, lors d'une longue marche en compagnie de Carl Seeling dans les bois recouverts de neige, discutant du rôle du poète et de sa condition, Robert Walser a cette phrase édifiante : « Quand on couve sitôt les poètes, ils restent éternellement des écoliers. Pour devenir un homme, il faut souffrir, être méconnu, lutter. L'Etat ne doit pas devenir l'accoucheuse des poètes. » Regardant par ma fenêtre la neige qui tombait sur Alger, rêvant dans mon coin, j'ai songé au corps de Robert Walser étendu dans la neige, aux enfants qui jouaient innocemment et qui découvrirent son corps, j'ai alors pensé que Tahar Ouettar, écrivain prodigue qui refuse que le feu de la littérature meurt, était encore, probablement, un écolier et que ces jours derniers, il a dû s'amuser à lancer des boules de neige. Ce serait alors une manière bien plus joyeuse et vivifiante de manier le paradoxe.