des centaines de livres ont été écrits sur l'Emir Abdelkader, en France, en Algérie et ailleurs. La plupart de ces écrits n'ont fait que répéter les deux grands livres de base réalisés du vivant de l'Emir : celui d'Alexandre Bellemare et celui du journaliste anglais Churchill. Mais ce qui est plus étonnant encore, une question tout à fait banale : comment se fait-il qu'il n' y ait jamais eu un roman, un vrai, sur l'Emir ? A-t-on peur du roman. Le personnage est-il insaisissable à ce point ? Pourtant, le roman n'est jamais l'histoire elle-même ce qui permet à l'écrivain de désacraliser ce qui était jusque-là intouchable ? Ce qui est formidable dans la personne de l'Emir, c'est sa métamorphose à travers le temps. Il a pris au début les armes afin de défendre « la terre de l'Islam » et chasser « les chrétiens » avec comme seule arme noble l'épée, tout comme Don Quichotte. Quelle merveille de représenter l'Emir sur cette allure en train de se battre contre les moulins vides de l'ignorance avec une volonté vigoureuse avant de découvrir que les temps avaient vraiment changé et que l'épée a été bousculée par le fusil et le canon, le noble cheval par le bruit sourd des voitures et les bonnes intentions et le courage par les plans les plus pensés de guerre, etc. Il a vite réalisé que l'image que le musulman se faisait de l'Occident n'était qu'une caricature de celui-ci et que l'image figée de l'Orient dans la perception occidentale n'était pas meilleure. Le temps n'était pas en faveur de l'Emir, et les contraintes militaires ne lui ont pas permis de bâtir son grand rêve, celui d'un Etat fort et moderne. Il a commencé sans toutefois arriver à la finalité de ses chantiers : une grande bibliothèque qui réunit les manuscrits des grands grammairiens et mystiques arabes fut fondée à Tagdamet, ancienne forteresse romaine à laquelle il a donné vie et vitalité. Une seule image est restée gravée dans la mémoire de l'Emir lors de la razzia de Bugeaud : les livres et manuscrits qui, après deux jours après de la destruction de la ville, n'ont cessé de fumer et de se consumer. Une image qui ressemble à celle de Don Quichotte en train de regarder ses livres finir dans le bûcher de l'Inquisition sans pouvoir agir. Dans le bruit sourd des guerres et le fracas des batailles, une amitié lie l'Emir en 1841 à monseigneur Antoine Dupuch, ancien évêque d'Alger. Sur intervention de l'Emir et de Dupuch, plusieurs prisonniers rejoignirent leurs familles respectives. Tous deux bataillèrent pour la justice et le rapprochement entre les cultures et les religions les moments les plus durs. Une histoire digne des grandes épopées. Là aussi, la voix du roman est restée blanche et même muette. De son vivant, monseigneur Dupuch qui a défendu avec acharnement l'Emir dans sa belle plaidoirie adressée à Napoléon III, « AEK au château d'Amboise », a toujours souhaité être enterré en terre algérienne pour être très proche du souffle de la terre qu'il avait laissée derrière lui en 1846. En 1864, son rêve fut exaucé et ses cendres transférées à Alger. L'Emir mourra aussi en exil à Damas. Mettant sa vie en danger, il a sauvé d'une mort certaine plus de 10 000 chrétiens lors des troubles religieux de Damas et de Beyrouth en 1860. Ses cendres seront transférées à Alger en 1966. Une grande vie de deux hommes différents et un destin commun. Dommage que les héritiers des guerres ont séparés ce que le destin avait réuni, l'un dans une cathédrale, l'autre dans le carré des martyrs. Ne pourrait-on pas imaginer une même tombe pour les deux ? Un blasphème ? Peut-être ? Je comprends maintenant pourquoi la voix du roman reste toujours blanche. Elle est trop libre et trop dangereuse pour être autrement.