Pour écrire Emir avec un E majuscule, il a fallu faire d'énormes efforts pour convaincre ma maison d'édition française. J'étais conscient que je transgressais, quelque part, l'intransigeance des Robert et Larousse. Une majuscule, dans ce cas précis, l'Emir Abdelkader, exprimait une différenciation difficile à cerner en peu de mots, et j'ai eu gain de cause. Chaque fois que je suis en face d'un nouveau livre sur l'Emir, une question fondamentale m'interpelle : que va-t-on ajouter à ce qui a été déjà dit ? Il est évident que l'histoire tumultueuse de l'Emir et la fascination du personnage poussent à la tentation plus d'un, spécialistes et non spécialistes. Il y a une telle attirance que beaucoup, dans la majeure partie des cas, finissent par succomber aux charmes du simplisme et de la répétition. Certes, on ne refait pas l'histoire à notre guise, mais on ne la réécrit pas, non plus, dans la reproduction et les plagiats mal camouflés. Le lecteur averti découvrira, non sans grands efforts, les différentes redondances et reprises historiques, partielles ou entières. L'exemple de Mohammed, fils aîné de l'Emir, est édifiant. En écrivant Tuhfatu ez-Zair, il ne s'est jamais privé de reprendre des textes à la lettre, des écrivains de l'époque de son père, Alexandre Bellemare et Churchill, tous deux auteurs des premières biographies de l'Emir. Je ne me suis pas privé de ces interrogations en lisant le livre de Amar Belkhodja, El Hadj Abdelkader Ben Mohiédine (éditions Alpha, Alger, 2007). Mes inquiétudes se sont vite dissipées. Le livre est bel et bien différent. Sans prétentions historiques, il nous colle à la réalité vivante, avec un Emir « relooké » et sujet de débats. C'est l'actualité vivante qui l'emporte au détriment d'une histoire fermée et stagnante. C'est un ensemble d'articles et d'écrits (22 interventions et écrits) qui sont le fruit de 10 ans d'implications intellectuelles de l'écrivain. Amar Belkhodja s'acharne à donner la plus belle image de l'Emir, quitte à frôler de temps à autre la sacralisation du personnage et à se risquer dans des petites erreurs du genre : Napoléon III, rongé par le remords du parjure, fit à l'Emir tant de propositions, notamment celle de sa mise en liberté à condition de choisir une résidence en France. L'Emir répondra : « Si tous les trésors de la terre pouvaient tenir dans le pan de mon burnous et qu'on me proposait de les mettre en balance avec ma liberté, je choisirai ma liberté. » En réalité, cette réponse est venue suite à une proposition de résignation et de jouissance des biens et des terres, présentée par le général Bugeaud qui lui rendit visite dans sa prison. Mais ces précipitations, peu nombreuses dans le livre, sont liées aux contextes d'un présent pressant qui ne laisse pas beaucoup de temps à la réflexion. Ces contributions ont le bénéfice d'être écrites à chaud pour répondre à un événement, à une attente scientifique, historique ou tout simplement culturelle. Répondre à Rachid Boudjedra ou à Bruno Etienne va dans le sens de ce débat qui devient parfois un peu sulfureux mais dans la limite de l'acceptable. La finalité de Amar Belkhodja, c'est de répondre aux idées par d'autres idées afin de repenser cette image plusieurs fois altérée de l'Emir, dans le sens symbolique, mais aussi dans le sens matériel, puisque l'écrivain revient dans son livre à l'actualité douloureuse des années 1990 où avait eu lieu le vol du buste de l'Emir à El Harrach. Le travail de Amar Belkhodja ne dément pas par sa simplicité et ses interrogations. Il s'installe dans un autre registre, lié énergiquement aux bouleversements du présent. C'est un travail qui émane d'une grande volonté de donner une présence méritée à l'Emir. Tout en essayant de reposer son livre sur l'idée de décolonisation de l'histoire, entreprise par Mohammed-Cherif Sahli et d'autres historiens, Amar Belkhodja essaie de combiner vérité historique et désir d'aller au-delà des clichés reçus et des vérités confisquées, même si la chaleur de l'enthousiasme l'emporte des fois sur la froideur de l'objectivité. Mettre en face de la vision coloniale, une vision partisane, c'est risquer à coup sûr de tomber dans une dichotomie réductrice des bons d'un côté et des méchants de l'autre, ce qui ne fera pas certainement avancer la réflexion. Le livre de Amar Belkhodja nous met face à une mémoire en pleine perdition. Beaucoup de choses manquent toujours à la mise en relief du personnage : l'œuvre complète de l'Emir qui, à ce jour, n'a jamais été publiée. Celle-ci s'étale sur plusieurs genres : la réflexion stratégique, militaire et religieuse, la poésie et les écrits mystiques. La revalorisation de la grande bibliothèque que l'Emir voulait à tout prix mettre sur pied à Tagdamet, dans un contexte historique tellement dur, ne lui a pas permis d'aller plus loin dans son rêve. D'ailleurs, ce qui est magnifique dans ce livre, c'est qu'il est traversé par un grand pragmatisme ; il fourmille de propositions réalisables pour restituer une mémoire des lieux, oubliée, voire bafouée. Exemple : le fort de Taza qui fut confié à Mohammed Ben Allal Ould Sidi Embarek, khalife de la région d'Alger. Les vestiges sont encore apparents au piémont de Ras Taza qui domine la ville, et demandent un intérêt particulier. Ce qui donne une grande singularité à ce livre, c'est son attachement à la justesse du débat autour de l'histoire de l'Emir et de l'Algérie, et l'implication de l'écrivain pour une vérité commune et possible qui reste toujours à imaginer et à promouvoir. *Notre collaborateur, Waciny Laredj, est l'auteur du Livre de l'Emir paru aux éditions Acte Sud