Ah ! le football... Heureusement qu'il existe pour égayer un peu notre vie. Nous sortir de notre mortelle routine. Mettre du baume dans nos cœurs flétris par tant de problèmes, tant de frustrations. Le FLN qui prépare son congrès, les partis de l'Alliance qui se concertent pour soutenir avec encore plus de zèle le « programme » de Bouteflika, Belkhadem qui n'est pas d'accord avec Soltani, le frère du Président qui envisagerait de lancer son parti pour perpétuer le règne de ce dernier, Louisa Hanoune qui s'offusque de voir son blog piraté, mais qu'est-ce que toute cette pseudo actualité peut bien faire au petit peuple quand les instants de bonheur, les vrais, ceux qui vous font palpiter de tout votre soûl et qui vous font sentir que vous... existez enfin sont ailleurs ? Dans la magie de la balle ronde qui peut redonner un sens à vos certitudes, quand évidemment la victoire est au rendez-vous. Un but, un succès et tout peut basculer. Le phénomène n'est pas strictement algérien, loin s'en faut. Il est planétaire et offre partout les mêmes explosions de folie. On exulte, on danse, on s'éclate sans pouvoir se contrôler. On oublie surtout sa misère quotidienne, sa condition sociale, sa marginalisation, pour tout pardonner. C'est un effet terrible de déconcentration sur les plus démunis qui savent pourtant que le football, s'il leur donne un singulier espace d'expression (de défoulement, diront les analystes avisés), n'apporte en échange aucun changement à leur cycle d'existence. Mais qu'importe le vin pourvu qu'il y ait l'ivresse... Et lorsqu'on est ivre de joie, on perd forcément souvent le sens des réalités. La double victoire des Verts contre l'Egypte et la Zambie, qui place l'Algérie en pole position pour une troisième participation à une coupe du monde, a réveillé, en fait, chez les Algériens un vieux démon. Celui d'une aspiration, longtemps enfouie, de voir ressurgir sur la scène internationale une identité, pas seulement footballistique, que le sort s'est acharné à étouffer durant de longues années. Piégé par un pouvoir politique qui n'a jamais pu s'adapter à son temps, l'Algérien a appris à vivre, malgré lui, avec un douloureux sentiment de frustration qui ne correspond ni à ses véritables ambitions ni à ses désirs de liberté, encore moins à ses capacités de créer. Alors que ce pays immensément riche a les capacités humaines et matérielles pour se hisser à un rang très honorable dans le concert des nations, il peine aujourd'hui à se maintenir parmi les pays les moins consultés, confronté qu'il est à de multiples problèmes de développement qui n'auraient jamais dû atteindre une telle ampleur si la gouvernance était plus intelligente, et moins dogmatique. Le football que nous fêtons aujourd'hui comme un élément de résurrection représente, à l'évidence, un échantillon très significatif de l'intolérable gâchis ressenti à grande échelle et à tous les niveaux dans notre pays. Si l'Algérie a réussi à rebâtir dans la douleur une sélection aussi entreprenante, pourquoi a-t-elle attendu plus de vingt-trois ans pour le faire ? Normalement, le football algérien n'aurait jamais dû quitter le quatuor dominant du continent africain formé par les Camerounais, les Nigérians et les Egyptiens. Avec ses potentialités — amateurs et pros —, l'Algérie devrait disposer de suffisamment de ressources et de talents pour être citée parmi les nations africaines les plus redoutables. Or, parce qu'on a la triste réputation chez nous de confier la gestion des grandes entreprises à des compétences qui sont rarement à leur place, de confondre l'approximatif avec le rationnel, de faire dans la précipitation au détriment du travail de fond, on se retrouve fatalement dans des positions peu reluisantes au bas du tableau, laissant la latitude par exemple à nos voisins d'émerger à notre place, alors qu'ils n'ont ni nos moyens ni la richesse de nos potentialités. Dans les domaines économique, culturel, touristique, c'est le même constat. L'Algérie est une grande nation, mais on a l'impression qu'elle ne sait pas exploiter sa force et son génie. Aujourd'hui le football a ouvert une parenthèse prometteuse, mais qui peut dire si ce retour en force parmi les grands est vraiment le signe d'un renouveau ou bien une simple étincelle qui brillera le temps qu'on redescende de notre nuage. Cela dit, c'est bien d'être dans ce tourbillon, pourvu que nos têtes ne s'emballent pas trop à force d'être grisées par l'euphorie de pouvoir atteindre l'inaccessible. Mais la réflexion sur la notion du gâchis national reste quand même d'actualité, car le football, quoique l'on pense, mène à tout.