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Le grand soir
Publié dans El Watan le 21 - 08 - 2009

Les communistes algériens, regroupés depuis la fin des années trente dans le PCA, même s'ils décident de garder une certaine autonomie politique, se jettent eux aussi à fond dans la bataille, loyalement, sous l'égide du FLN. L'indépendance nationale, jusque-là exigence non marchandable des seuls militants frontistes sortis du moule ENA/PPA/MTLD, devient le mot d'ordre commun des dirigeants et des militants de toutes ces sensibilités politiques qui sont désormais sur la même ligne que ceux du FLN. La guerre de propagande est également engagée. Il est vital pour le FLN de se débarrasser de l'étiquette d'organisation interlope qui lui colle à la peau et d'apparaître au grand jour comme un mouvement politique et révolutionnaire respectable.
Abane avait compris, dès son engagement en mars 1955, que l'issue de la guerre ne se jouerait pas seulement dans les embuscades et les faits d'armes, aussi glorieux soient-ils. Que «le travail de propagande journalier» et la communication peuvent être des armes plus décisives que les balles. Il n'a alors de cesse de donner au FLN plus de visibilité et à son action une meilleure lisibilité politique. Le souci d'Abane est également de préserver la Révolution de toute accusation tendant à l'assimiler à un projet religieux, fanatique ou xénophobe. Il s'agit aussi de la rendre conforme aux principes d'éthique, de tolérance et de liberté propres à toute société moderne. Car «la révolution algérienne s'inscrit dans le cours normal de l'évolution historique de l'humanité». C'est en tout cas ce qu'il entend affirmer solennellement dans la plate-forme doctrinaire qu'il envisage de faire adopter au premier congrès du FLN qui se tiendra en août 1956 en Petite Kabylie.
Ainsi, au bout d'une année de prise de contact, d'organisation, de propagande, Abane parvient à sortir le FLN de l'ombre et à lui donner un nouveau visage. Ceux que la propagande coloniale présente partout comme les «Fellaghas lâches et nuisibles», se défont petit à petit des estampilles diverses et variées mais toujours infamantes – hors-la-loi, bandits, criminels, fanatiques – que s'acharne à leur plaquer la machine médiatique de l'adversaire. C'est toute l'imagerie distillée dans la rhétorique coloniale qui commence à se fissurer, avant de voler en éclats quand Ferhat Abbas, ses amis et les dignitaires ulémas rejoignent la rébellion et contribuent à donner au FLN l'étoffe d'un mouvement respectable. Quant aux combattants de l'ALN, même s'ils continuent d'inspirer la peur, ils cessent peu à peu d'être des ombres «menaçantes» pour apparaître comme ce qu'ils sont réellement : des soldats maquisards luttant pour un idéal de dignité et de liberté. La Révolution est sur les rails.
Le début de l'été 1956 voit les dirigeants nationaux du FLN se préparer fébrilement à quitter Alger pour gagner Ifri. C'est dans ce hameau situé à quelque 200 kilomètres à l'est d'Alger, bien accroché au flanc sud du Djurdjura et dominant l'oued Soummam, que se jouera l'avenir de l'insurrection algérienne et se poseront les premières fondations de «l'Etat national algérien renaissant». 126 ans après le débarquement français de Sidi Ferruch.
Pour Abane et Ben M'hidi, c'est le «grand soir», le tournant où tout devient possible. Une impérieuse nécessité d'une réunion nationale de bilan et de perspective. La résistance algérienne prend forme. Abane ambitionne de lui donner une réalité institutionnelle et de mettre en conformité les fusils avec les idées et les hommes. Il faut élaborer un programme, définir une doctrine, tracer des objectifs politiques. Il estime également urgent d'unifier les maquis, d'organiser et de discipliner tous ces groupes de combattants impatients et fougueux en une armée révolutionnaire structurée, respectueuse de l'éthique et des lois de la guerre. Sur le terrain, en effet, la nécessité d'organiser rationnellement la lutte, de lui donner un contenu politique et idéologique est d'une très grande acuité. La proclamation du 1er Novembre, maigre viatique politique des «premiers hommes», n'énonce rien de plus que le principe de mettre fin au colonialisme. Sur le contenu de cette révolution qui prend forme, ses principes, ses objectifs, sa direction, rien. N'était leur foi profonde dans la justesse de leur cause, bien des hommes seraient en proie à la question obsédante de l'avenir de la lutte et de l'issue de leur combat. Ne pouvant s'en remettre à un commandement national inexistant, isolés les uns des autres, sans aucun contact avec l'extérieur, sans repères et sans directives politiques, sans doctrine, les responsables locaux sont livrés à eux-mêmes.
«La révolution doit grandir»
Une réunion nationale de bilan et d'évaluation des premiers mois de l'insurrection, prévue pour janvier 1955, n'a pas lieu. Mohamed Boudiaf, qui avait été désigné par ses pairs pour coordonner le mouvement, quitte le territoire algérien la veille du 1er novembre 1954. Privée de direction, la lutte envisagée au départ comme une insurrection nationale souffre d'un manque évident de coordination. Elle ne peut déboucher que sur une cacophonie de soulèvements aussi anarchiques les uns que les autres. Certains responsables s'autorisent même des actions non conformes aux principes politiques de la lutte, quand elles ne sont pas franchement contre-productives. Ces initiatives, où se mêlent fougue et exaltation, manquant de maturité politique et de vision stratégique claire, sont le fait de chefs qui se comportent plus en seigneurs de guerre qu'en authentiques révolutionnaires. A cela, il faut ajouter les conflits de «compétence territoriale» et les trop grandes disparités en matière d'organisation et d'équipement d'une zone à une autre. Il devient donc urgent d'harmoniser les structures militaires, de coordonner la lutte à l'échelle nationale et de définir les modes d'exercice de la violence et ses finalités en donnant du sens politique à chaque action de l'ALN sur le terrain.
A Alger cependant s'impose, dès le printemps 1955, une direction de fait comprenant Krim (responsable de la zone de Kabylie), Ouamrane (responsable de l'Algérois) et, succédant à Bitat arrêté en mars 1955, «Abane Ramdane qui devient rapidement l'âme de cette direction», selon les termes de Benyoucef Ben Khedda. C'est en effet sous son impulsion que ce noyau dirigeant prend les rênes de la résistance et apparaît non seulement comme un pôle national de décision, mais également comme un organe de coordination entre les zones et entre ces dernières et les autres dirigeants établis à l'extérieur. Alger, devient ainsi, sous l'autorité d'Abane, la véritable plaque tournante de la Révolution. Mais cette reprise en main de la situation par le sommet ne suffit pas. Tout reste à faire. Il faut répondre aux nombreux questionnements politiques et idéologiques qu'imposent la poursuite et le développement de la lutte, résoudre les multiples contradictions qui minent le mouvement, remédier aux insuffisances congénitales du FLN, notamment sur le plan politique. Pour la direction d'Alger, «la Révolution doit grandir», selon le mot d'Abane. Elle doit donner l'image crédible d'un projet national coordonné, ayant à sa tête une direction politique unifiée. La réunion des dirigeants politiques et des chefs de maquis, l'évaluation de la situation et la désignation d'une direction nationale sont des impératifs d'autant plus urgents que des hommes meurent chaque jour. D'autres sont arrêtés. Des responsables de premier plan sont mis hors de combat, et pas toujours par les balles de l'ennemi. Ainsi, la zone des Aurès, berceau de l'insurrection, est en proie à d'incessantes rivalités pour le leadership depuis l'arrestation puis la disparition de Ben Boulaïd. Des conflits fratricides pour la succession causent la mort de nombreux responsables. La discorde qui s'enracine au cours de cette période expose la zone des Aurès-Nemenchas, réputée par ailleurs très combative, à toutes sortes de manœuvres dont certaines finiront malheureusement dans le sang. Pour les dirigeants de l'intérieur qui le ressentent avec plus de gravité, il est donc urgent de mettre en place une organisation et des structures en mesure de survivre aux évènements et aux hommes. De leur côté, les dirigeants établis au Caire pensent également qu'une clarification est nécessaire. Dans une lettre datant du 9 janvier 1956, adressée à la direction d'Alger, ils insistent sur «la nécessité de définir les perspectives». «Il importe que le Front se définisse», soulignent-ils, et qu'«une ligne claire soit dégagée» pour «faire face aux avances et à l'offensive du Front républicain» car «la partie est serrée et les évènements vont vite».
Les évènements s'accélèrent en effet en ce début d'année 1956, en métropole où un «front républicain» est porté au pouvoir. C'est Guy Mollet, un socialiste, que le président René Coty nomme à la tête du gouvernement. Le nouveau président du conseil n'avait cessé, au cours de sa campagne électorale, de clamer son opposition à cette «guerre imbécile et sans issue» et de déclarer haut et fort son intention de négocier avec le FLN pour faire «la paix en Algérie». La nouvelle donne politique en métropole, qui suscite l'espoir d'une négociation prochaine, arrive cependant trop tôt pour un FLN qui n'est pas en mesure, tant s'en faut, de relever les défis de l'heure. Il ne peut en effet ni coordonner ses activités politiques éclatées en plusieurs centres, ni parler d'une seule voix crédible, ni se présenter comme l'unique «interlocuteur valable», d'autant que la guerre fratricide qui l'oppose au MNA est à son paroxysme. Oubliant ses promesses électorales, Guy Mollet, qui s'est entre-temps rendu aux exigences des ultras, tente de s'en sortir par le triptyque «cessez-le-feu, élections, négociations» que le FLN rejette sans autre forme de procès. Cette «offre de négociation», assimilée à une «offre de reddition», jette cependant le trouble parmi les dirigeants frontistes. Même si la négociation n'est pas à l'ordre du jour, ils savent que l'enjeu est très important puisqu'il faudra y venir un jour. La question est d'autant plus sensible que les responsables ne sont pas tous sur la même longueur d'onde. Pendant qu'Abane martèle qu'«il n'y aura pas de négociations sans la reconnaissance préalable de l'indépendance», Khider émet au Caire l'idée d'une «assemblée constituante».
Pour le pouvoir colonial, ces dissonances tombent à point nommé. La solution politique au problème algérien n'étant pas encore arrivée à maturité, le gouvernement de Guy Mollet se réfugie derrière l'absence d'«interlocuteur valable» pour éluder la négociation de fond, tout en prônant le recours à la force. Parallèlement à son «offre de paix», le chef de l'Exécutif français met un deuxième fer au feu. Appuyé par l'ensemble de la classe politique, y compris les communistes, il fait voter les «pouvoirs spéciaux», prétendument pour faire la paix en Algérie, mais en réalité pour renforcer le potentiel militaire français et briser le mouvement insurrectionnel. Il décide de prolonger le service militaire jusqu'à vingt-sept mois, de rappeler 70 000 réservistes et de porter les effectifs sur le terrain à 500 000 hommes. Ainsi, moins de deux ans après le déclenchement de l'insurrection, l'effectif des troupes en Algérie est multiplié par 10. Face à cet impressionnant déploiement de forces, les effectifs de l'ALN ne dépassent pas les 10 000 hommes éléments réguliers (moudjahidine) dont la plupart sont encore armés de fusils de chasse. C'est cette «armée de libération nationale» non encore structurée et sans coordination d'une zone à l'autre qui entend défier le rouleau compresseur des généraux Parlange (dans les Aurès et le Constantinois) et Olié (en Kabylie).
Même s'ils ont la maîtrise du terrain, les maquisards de l'ALN, mal armés, ne peuvent porter le moindre coup décisif à leur adversaire. Pis, «le maquis est en train de mourir (…), des hommes combattent (…) avec des fusils de chasse et des cartouches en carton bouilli de fabrication locale (…), des groupes entiers ont enterré leurs armes faute de munitions», se lamente Abane, pour faire activer l'envoi d'armes et de munitions par les délégués extérieurs, le problème de l'armement étant devenu un sujet de préoccupation majeur, autant, sinon plus, que la question des effectifs.
Parti en Egypte à la fin de l'année 1955, Ben M'hidi revient bredouille et très déçu par la mésentente qui règne entre les dirigeants FLN établis au Caire. L'ambition de Ben Bella et l'opacité qui entoure ses relations avec les Moukhabarat du président Nasser achèvent de convaincre les dirigeants de l'intérieur qu'il est urgent de réaffirmer l'indépendance de la Révolution et de donner au mouvement une direction collégiale pour «ne permettre à personne de s'identifier à elle et de la personnifier». Abane et Ben M'hidi sont donc fermement décidés à signifier à Ben Bella qu'il n'est qu'un dirigeant parmi d'autres et que la Révolution ne se dirige pas du Caire mais d'Alger.
Dès lors, il faut aller vite pour «asseoir la Révolution sur une base solide». Du reste, il tarde aux dirigeants de mettre fin à leur statut «inférieur» de «rebelles» et de «hors-la-loi» et de se présenter à l'opinion comme «l'Etat algérien» incarnant la nation en guerre contre la puissance coloniale occupante. C'est donc dans un contexte difficile – situation délicate sur les plans militaire et politique face à l'«ennemi principal», guerre de suprématie impitoyable contre le MNA, l'«ennemi secondaire», tension croissante entre la direction d'Alger et les membres de la délégation extérieure – que fait son chemin l'idée d'un congrès national de la Révolution. «C'est pour tenter de régler tous ces problèmes politiques, militaires et autres, écrit Ben Khedda, et afin de désigner la direction officielle du FLN, absente de la scène politique depuis le 1er novembre 1954, qu'Abane finit par prendre l'initiative de s'adresser aux chefs de maquis et de leur proposer une rencontre.» Selon Ben Khedda qui se trouve aux côtés de Abane dès le début de l'automne 1955, c'est ce dernier qui avance pour la première fois l'idée d'une rencontre nationale, probablement dans l'urgence et sous la pression des événements qui ensanglantent le Nord-Constantinois au cours de l'été 1955. Avant de dépêcher l'étudiant Amara Rachid auprès de Zighout, Abane examine le projet et en discute le principe avec les chefs de la Kabylie (Krim) et de l'Algérois (Ouamrane). Il tente ensuite de nouer le contact avec Ben Boulaïd en chargeant Dahlab, en février 1956, d'une mission dans les Aurès. C'est auprès de Zighout que ce dernier apprend la mort du chef aurésien avant de rebrousser chemin. Quel que soit son initiateur, «le Congrès de la Soummam reste intimement lié à un personnage d'une trempe peu commune», écrit Ben Khedda. «Homme de conviction et de caractère, Abane Ramdane a été l'un des principaux promoteurs de l'idée de ce congrès, comme il a été à la fois l'inspirateur avisé de ses orientations et l'artisan déterminé de sa préparation et de son succès», conclut l'ancien président du GPRA. C'est, en effet, dès l'automne 1955 qu'Abane met en place une commission composée notamment d'Abderazak Chentouf, Mohamed Lebdjaoui, Abdelmalek Temmam et Amar Ouzzegane. Il en supervisera de bout en bout les travaux, qui s'achèveront à la fin du printemps 1956, pour servir de projet à la plate-forme de la Soummam.
On glosera parfois sur «l'enjeu véritable du congrès» qui, selon certains, serait, au-delà du programme, la direction du mouvement. Une direction nationale ! C'est bien évidemment l'une des ambitions du congrès, du reste vitale pour la survie du mouvement et la poursuite de la guerre. Abane, Krim et sans doute Ben M'hidi, comme tous les autres dirigeants de l'intérieur ou du Caire, se verraient tous, naturellement, aux premières places. Mais de là à affirmer que «l'enjeu véritable du congrès est la prise du pouvoir et que le programme est secondaire…» Même si on ne peut éluder l'existence d'une lutte de leadership, l'enjeu véritable du congrès, tout particulièrement au cours de cette année 1956 encore lourde d'incertitudes, est l'avenir du mouvement de libération. Il y a en effet tant de problèmes – dissonances politiques et stratégiques, défaut de directives claires sur les modalités d'exercice de la violence, mais aussi absence de direction nationale – qui pèsent sur le devenir de la Révolution et rendent la situation difficile sur le terrain. Ce sont tous ces arguments, bien réels, qu'invoquent les responsables d'Alger, mais aussi les membres de la délégation extérieure, pour souligner la nécessité de donner à l'insurrection un second souffle, d'en faire un mouvement de résistance organisé et crédible et d'apprêter le FLN, le cas échéant, pour un premier round de négociations avec les autorités françaises.
Rappelons également que l'idée d'une réunion nationale est née à la fin de l'été 1955 quand Abane, fortement ébranlé par les événements du Nord-Constantinois, avait pressenti l'urgence d'une rencontre au sommet et dépêché des émissaires auprès de Zighout et de Ben Boulaïd. Le projet «de tenir quelque part en Algérie une réunion très importante des grands responsables du Constantinois, de l'Algérois et de l'Oranie» est annoncé dès le 1er décembre 1955 aux «frères» du Caire, auxquels le dirigeant d'Alger demande «d'envoyer un ou deux représentants car de grandes décisions seront prises». Quant à la «théorie» selon laquelle Abane est décidé à évincer la délégation extérieure et tout particulièrement Ben Bella, elle ne tient plus la route depuis la publication du courrier échangé entre Alger et Le Caire. Abane ne cesse en effet d'y rappeler aux délégués extérieurs la tenue d'un prochain congrès et la nécessité de leur présence. Cette correspondance nous apprend aussi que les délégués extérieurs sont plus préoccupés de diplomatie que d'«affaires intérieures», même s'ils ont conscience que ces dernières engagent de manière déterminante l'avenir de la Révolution.
La délicate question
de la représentativité
La plus grande entorse à la représentativité du Congrès de la Soummam est sans conteste l'absence des représentants de la zone des Aurès et des Nememchas. Fallait-il pour autant surseoir à cette rencontre nationale dont l'impérieuse nécessité était ressentie par tous ? Et puis, à qui la faute ? Peut-on imaginer un instant qu'Abane ou d'autres responsables du FLN-ALN aient sciemment évincé Si Mostefa Ben Boulaïd et les représentants de cette région qui a porté si haut le drapeau de la Révolution, ceux là mêmes dont l'héroïsme et le sacrifice ont suscité l'admiration de tous ? De fait, c'est dès février 1956 qu'Abane tente de prendre contact avec les responsables aurésiens en dépêchant Saâd Dahlab. Ce dernier apprendra de Zighout que le prestigieux chef des Aurès est mort en manœuvrant un poste émetteur piégé par les services spéciaux de l'armée française. Il y apprendra également que la région est en pleine pagaille car les Aurès ne se sont jamais vraiment remis de l'arrestation de Ben Boulaïd en février 1955. Et depuis la mort du prestigieux chef chaoui au printemps 1956, la guerre de succession est ouverte. Son frère Omar, qui tente de lui succéder, se rend en Kabylie vers la fin avril à la tête d'une forte escorte pour y rencontrer Krim Belkacem et se faire reconnaître comme le délégué des Aurès. L'offensive militaire française – opérations Arquebuse et Espérance – du mois de mai 1956 interrompt la rencontre et disperse les maquisards. Omar Ben Boulaïd dût probablement rejoindre en catastrophe sa zone d'origine. La situation trouble qui y règne ne lui permet sans doute pas de s'éloigner trop longtemps de son fief, que lui disputent âprement d'autres prétendants au leadership aurésien.
L'Oranie est représentée par Ben M'hidi, auquel nul ne peut contester la qualité de chef de la Zone V au jour du congrès, même s'il est vrai qu'il en fut longtemps absent. On connaît du reste les raisons de son absence : il s'était rendu au Caire pour faire activer l'envoi d'armes. C'est également pour le même motif que Ben M'hidi a préféré se rendre seul au congrès de la Soummam, chargeant Abdelhafid Boussouf, son adjoint, de réceptionner des armes promises par Ben Bella. Venons-en à l'absence de la délégation extérieure, qui fut en réalité la grosse pomme de discorde entre Ben Bella et les dirigeants de la Soummam et tout particulièrement Abane Ramdane. A en croire Ben Bella, «ceux de l'extérieur ont attendu patiemment huit jours à Rome d'abord et quinze jours à Tripoli ensuite le signal promis par Hansen (pseudonyme d'Abane, ndlr) pour rentrer au pays». Mais Ben Bella avait-il réellement l'intention de rentrer en Algérie pour participer au premier congrès du FLN ? On peut se poser la question depuis la parution du Courrier Alger Le Caire de Mabrouk Belhocine et à la lumière des informations données par Fathi Dib dans ses mémoires (Gamal Abdelnasser et la Révolution algérienne, L'Harmattan). C'est en effet depuis le 1er décembre 1955 qu'Abane avait commencé à attirer l'attention des membres de la délégation extérieure sur le projet d'une réunion nationale des responsables FLN-ALN en prenant même soin de leur indiquer l'itinéraire à suivre. «Nous projetons de tenir quelque part en Algérie une réunion très importante des grands responsables du Constantinois, de l'Algérois et de l'Oranie. Dès que tout sera prêt, nous vous demanderons de nous envoyer un ou deux représentants car de grandes décisions seront prises.» Début janvier 1956, Abane informe de nouveau la délégation extérieure. Le 20 janvier 1956, Abane Ramdane rappelle encore la tenue d'une prochaine réunion nationale. La réaction de Khider, le 15 janvier 1956, est consacrée quasi exclusivement aux activités diplomatiques de la délégation extérieure dont la fébrilité permet de suggérer que ses membres sont à mille lieues des préoccupations «soummamiennes» de Abane et des autres dirigeants intérieurs. Dans une lettre de 7 pages, Khider consacre 5 lignes au projet de «plate-forme politique» qui va définir les grands axes futurs de la Révolution. Il écrit : «Nous nous sommes conformés à vos instructions en nous abstenant de faire des déclarations en attendant de recevoir votre plate-forme politique (…) Hâtez l'envoi de votre plate-forme politique, cela nous aiderait beaucoup.» Dans une autre lettre de 6 pages datée du 21 février 1956, Khider mentionne à peine la réunion de la Soummam : «Nous avons accueilli avec satisfaction votre rapport et votre intention d'élaborer une plate-forme.» L'évocation est furtive. L'ancien parlementaire s'étend par contre longuement sur «le problème de l'établissement d'une direction». A l'évidence, la seule préoccupation commune aux «soummamiens» et aux «extérieurs» est la question du pouvoir. La course semble en effet déjà ouverte. Signe qui ne trompe pas : Khider conclut son courrier en demandant à la direction d'Alger «de bien vouloir lui préciser le degré de responsabilité du frère Lamine Debaghine au sein de notre délégation». Le docteur Lamine avait été en effet dépêché par Abane au Caire pour coiffer la délégation extérieure.
(A suivre)


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