Enfant du « pays crucifié », Jean El Mouhoub fut successivement professeur, poète, critique littéraire, animateur de revue, et par dessus tout un écrivain engagé en faveur de la guerre de libération d'Algérie. Il tint entre 1928 et 1962 son propre journal, composé d'une autoanalyse des événements de l'époque, de lettres et de brouillons de lettres, des ébauches d'articles, ainsi que l'évocation de ses amis écrivains, en l'occurrence Jules Roy, André Gide, François Mauriac, Camus… On y trouve également une somme de photos inédites avec Albert Camus, André Gide et sa sœur Taos Amrouche. Un véritable testament, celui de la justice, de la double culture et de la tolérance. Ce travail de mémoire est colossal. Il fallait expurger, en compagnie de Pierre, le fils de Jean Amrouche, l'ouvrage qui comptait initialement plus de 900 pages. Mais cela, avertit le fils Amrouche, n'enlève en rien à la cohésion du livre. « Pierre Amrouche m'avait parlé de ce journal. J'avais accès à toutes ses correspondances. C'est vrai que j'ai pris du temps pour le publier. Mais, c'est très lourd au niveau psychologique et de l'histoire », affirme MmeTassadit Yacine-Titouh, enseignante-chercheuse et maître de conférences à l'Ecole des hautes études en sciences sociales, dans une déclaration à El Watan, vendredi dernier, lors de la vente dédicace de son ouvrage au Salon international d'Alger. Pour Tassadit Yacine, trois grandes périodes constituent le parcours de Jean Amrouche. La première a un rapport avec la quête poétique et existentielle en Tunisie, sa première terre d'accueil, la seconde concerne son inscription dans le monde culturel en Algérie, puis en France, alors que la troisième est marquée par son entrée cinglante dans le champ politique et ses prises de position durant la guerre d'Algérie. L'idéal politique et spirituel de Jean Amrouche consiste, selon Tassadit Yacine, à trouver une solution globale faite de paix et de tolérance entre musulmans, chrétiens et juifs d'Algérie. « Pour nous, cela semble utopique. Mais, il croyait fermement qu'on pouvait trouver une solution globale. Seulement, les massacres de mai 1945 et la guerre d'Algérie allaient radicaliser sa position », explique-t-elle. En effet, à partir de 1945, Jean Amrouche commence à s'exprimer dans la grande presse française, notamment Le Figaro, Le Monde et L'Observateur, pour dire le drame colonial. Il enchaîne également les conférences en France, au Maroc et en Italie pour porter la voix de l'Algérie opprimée. Sa fonction de médiation entre le général de Gaulle et le FLN se trouve dans son double prénom : Jean et El Mouhoub, précise Tassadit Yacine. Il est l'un des seuls avec Michel Rocard à qualifier de génocide les politiques des camps de regroupement où les enfants et les vieux mouraient de faim. Jean Amrouche disait souvent qu'il n'était mandaté par personne. Seul le sens du « nif » et de la justice comptait pour lui. Cette fidélité aux siens fut chèrement payée : renvoi de la radio française en 1958 et dispersion de ses amis français. L'homme n'en faiblit pas pour autant et continuait à être le porte-voix des Algériens sans-voix. Au-delà de l'œuvre poétique de haute volée, l'engagement de Jean Amrouche en faveur de ses frères de sang, du temps du colonialisme français, reste peu connu dans son pays d'origine. Pourtant, l'homme solidaire de ses frères et solitaire dans sa trajectoire de pourfendeur de l'ordre colonial a consacré presque toute sa vie à une seule cause : l'Algérie. Sur cette exclusion, Tassadit Yacine en est révoltée. « Le problème en Algérie, c'est qu'on est reconnu que si on est sur le terrain, c'est-à-dire en Algérie. Ce qui est intéressant demeure son combat politique que l'on ne connaît pas ici en Algérie. Les articles de Jean en faveur de l'Algérie étaient censurés par la grande presse française », dira-t-elle. Et d'ajouter : « Jean Amrouche fut un militant algérien qui a combattu pour la reconnaissance de l'Algérie au niveau international. C'était faire l'opinion. Les anciens du FLN et du Mouvement national le connaissent et le reconnaissent à Rabat ou à Tunis. Je citerai Redha Malek et Mehri, et j'en passe... Il a beaucoup travaillé avec eux. » Au lendemain de l'indépendance, juste trois mois après sa disparition le 16 avril 1962, le sacrifice désintéressé de l'enfant d'Ighil Ali fut vite occulté pour des raisons de particularismes linguistiques et religieux. Ses œuvres, autant littéraires que politiques, sont comme bannies par les forces de l'inertie. « Après 1962, on est revenu à une certaine légitimité nationale qui ne prenait pas en compte tout ce qui n'était pas de gré avec la vision monopolistique de l'identité. Si on ne parle pas arabe et si on n'est pas de confession musulmane, on ne pouvait pas être algérien. Ce qui est complètement faux et contraire à la conception de la nationalité algérienne », dénonce l'auteur de Jean Amrouche, l'éternel exilé. Choix de textes (1939 - 1950). Convaincue de la rudesse du travail de faire connaître l'action politique et poétique de Jean Amrouche, Tassadit Yacine, auteure de nombreux ouvrages sur le monde berbère, s'attache avec abnégation, comme un fleuve tranquille, à dépoussiérer cette mémoire occultée. « L'idée aujourd'hui est de saisir l'idéal de Jean Amrouche et pouvoir le faire circuler entre les deux rives et essayer d'établir la paix et la tolérance entre les uns et les autres », conclut-elle. Signalons par ailleurs que la rencontre que devait animer Mme Tassadit Yacine n'a pas eu lieu en raison d'une programmation aléatoire. Il faut dire que les organisateurs se sont distingués par un comportement inadmissible, à la limite du mépris envers une grande chercheuse du monde berbère. Initialement prévue entre 14h et 15h à la salle El Qods, la rencontre a été curieusement décalée à 15h30 pour... laisser la place à une autre rencontre sur le prochain roman de Boudjedra, et ce en présence de la ministre de la Culture. Retirée au niveau du stand Alpha pour une séance de vente-dédicace jusqu'a 18h30, Tassadit Yacine, qui ne pouvait croire à un tel scénario, attendait qu'on lui fasse signe pour parler de « son » dernier-né. Peine perdue. Le comité d'organisation, au lieu de se fondre en mille excuses, faisait comme si de rien n'était. « Personne n'est venu chercher après moi pour m'expliquer ce qui se passait », nous a-t-elle confié, visiblement très déçue par un tel mépris. Le public est rentré bredouille, en pestant contre cette privation de trop. Aussi, le programme distribué au public annonçant la tenue de cette rencontre, finalement annulée, était truffé de fautes. On pouvait ainsi lire : « Rencontre (...) autour de Jean El Mouhoub Amrouche, Journal (1948-1962) ». Or, il s'agit de la période allant de ... 1928-1962. Jean-El Mouhoub Amrouche, Journal 1928-1962, TassaditYacine, Alpha Editions,480 pages, 1 200 DA