– Le gouvernement algérien semble faire le choix d'aller vers les grands ensembles industriels, une orientation qui tend à asseoir, selon les responsables algériens, une nouvelle politique industrielle. Cette option serait-elle meilleure, selon vous ? – Vous évoquez une nouvelle orientation, voire une nouvelle politique industrielle, mais j'observe depuis des années ce débat parmi les cadres algériens. La mise en œuvre d'une stratégie industrielle algérienne constitue une bonne nouvelle, dans la mesure où elle signifie nécessairement la rupture avec l'économie d'intention idéologique, que nous avons subie pendant ces 30 dernières années. Du Nord au Sud, mais particulièrement au Sud, le dogme ultralibéral, dont l'Union européenne constitue un cadre exemplaire, a eu pour conséquence ce que nous pouvons appeler, d'une part, le laisser-aller, en l'occurrence la perte de contrôle sur la valeur ajoutée industrielle locale, par ouverture aux importations et aux investissements directs étrangers, sans vision à long terme. Et, d'autre part, le laisser-faire qui a amené la prédominance de l'échange sur la production, l'un des facteurs aggravant du «conflit entre la rente et le souk», si bien décrit par Rachid Tlemçani, dans le cas de l'économie algérienne. Tout cela s'est produit dans un contexte de capitalisation financière orientée vers la spéculation et vers la rente immobilière, face à laquelle la prise de risques industriels pouvait sembler irrationnelle, en Algérie et ailleurs. Le retour de la maîtrise industrielle, tenant compte du contexte international, laisse espérer l'abandon des visions doctrinaires. Chaque pays a pu se rendre compte que les déstructurations induites par des doctrines (libre-échange généralisé ; ouverture sans limite aux capitaux étrangers) sans aucune maîtrise domestique, n'offraient aucune perspective. – Cette nouvelle politique a, pourtant, montré ses limites durant les années 1970, à l'ère de ce qu'on appelait «les industries industrialisantes», sommes-nous confrontés aux mêmes risques aujourd'hui ? – La notion formulée par Gérard de Bernis et baptisée «industries industrialisantes» renvoyait avec pertinence à l'une des caractéristiques du sous-développement, évoquée par François Perroux, dans les années 1950, à savoir le fait qu'une économie sous-développée est une économie désarticulée. Le contexte des années 1970, dans le cas algérien, a amplifié, avec le choc pétrolier de 1973 puis le contre-choc des années 1980, les effets pervers d'une économie de rente. On peut donc dire que le modèle des industries industrialisantes a souffert, en Algérie, de n'avoir pas compris la dynamique de l'industrie mondiale, et d'avoir un peu sous-estimé l'emprise des structures (pétrochimie, etc.). Cependant, la notion d'«ensembles industriels» constitue une prise de position contre le modèle, véhiculé depuis les années 1980, de financement de la croissance dans les pays du Sud par les capitaux privés étrangers, sous la forme de l'investissement direct étranger (IDE). Ce modèle, qui a particulièrement pris son essor après la signature des accords de Marrakech, en 1995, à l'issue de l'Uruguay Round, a essentiellement facilité la concentration du capital dans l'oligopole mondial. Il a débouché le plus souvent sur la prise de contrôle de la valeur ajoutée par des capitaux étrangers, ce qui ne constitue pas en soi une mauvaise chose, mais qui n'a aucune raison d'être systématisé à tous les cas, tous les pays et toutes les industries. Notons également que l'option en faveur des ensembles industriels constitue une sorte d'aveu selon lequel la croissance ne viendra pas par le développement de l'industrie du tourisme. – L'idée de suivre le modèle sud-coréen, en s'appuyant sur les entreprises championnes, peut-elle s'avérer en fin de compte intéressante ? – Le modèle de développement coréen est très intéressant. Mais, naturellement, il serait dangereux de transposer à l'identique le processus qui a amené la Corée du Sud à sa position actuelle. J'observe simplement que, relativement au processus de rattrapage de la Corée du Sud, notre époque, d'une part, et l'économie algérienne, d'autre part, présentent des caractéristiques fondamentalement différentes. Faiblement industrialisée au début des années 1960, la Corée du Sud ne subissait pas des structures industrielles héritées ; elle pouvait du même coup définir ses préférences de structures industrielles. On comprendra que ces dimensions ne sont effectivement pas celles de l'Algérie contemporaine. Par conséquent, le problème ne réside pas tant dans la forme «champion national», puisque, bien qu'il s'agisse de groupes familiaux, les chaebols coréens, fabriqués de toutes pièces après-guerre, ont démontré qu'une stratégie industrielle adéquate permettait le développement industriel de jeunes compagnies. Mais, le problème réside plutôt dans le type d'activité vers lequel un pays peut se tourner. En la matière, la réponse est, semble-t-il, déjà donnée dans le cas algérien : fertilisant, pétrochimie, énergie, mines… – La création d'entreprises championnes pourrait poser à nouveau le problème de l'assistanat et des nominations politiques des managers. Quel est votre avis ? – Cette question touche aux pratiques politiques en Algérie. Le programme envisagé semble obtenir le consentement de tous les acteurs. Ainsi, le président du Forum des chefs d'entreprise, Réda Hamiani, se félicite-t-il, au nom des PME-PMI, au début de l'année, du principe de partenariat avec les firmes étrangères, sous réserve qu'il soit à même de procurer de la technologie à l'Algérie. Cependant, le débat introduit par le secteur privé local sur la priorité à accorder aux entrepreneurs algériens résidents est écarté, au nom d'un «principe de réalité» qui rendrait peu éligibles en termes de management et de capitalisation financière la plupart des entreprises privées algériennes, à cette démarche. Heureusement, tous les acteurs appellent de leurs vœux la consolidation des efforts de soutien et d'accompagnement des PME-PMI, engagées au moyen de l'agence pour la mise à niveau et le développement des PME. Dans un tel contexte, il peut sans doute sembler plus simple d'agir massivement pour que les grandes entreprises publiques et privées engagent des partenariats, d'égal à égal, avec des compagnies du système industriel mondial. Ainsi, parallèlement au déploiement des entreprises publiques, la mise à niveau des entreprises privées devrait permettre à 2000 à 3000 moyennes et grandes entreprises de s'ouvrir à des partenariats. Par conséquent, l'une des grandes difficultés du gouvernement algérien, dans cette opération de revitalisation industrielle, peut résider dans la recherche du difficile équilibre entre, d'une part, le maintien des 58 000 PMI, dont le développement est décisif en matière de perspectives vers de nouvelles activités ; et d'autre part, l'expansion des grandes firmes et firmes intermédiaires. Sur le plan politique, je ne suis pas en position de me prononcer sur l'existence ou l'absence de coalition entre la bourgeoisie algérienne, longtemps resté cantonnée à l'économie de bazar, et l'appareil politique algérien. Mais cela me semble un défi pour le gouvernement, dans son projet ambitieux de ré-industrialisation, de réussir à maintenir le tissu des PME et TPE.