En quelques années, l'Islam est devenu la bête noire de l'Occident. Le phénomène de l'extrémisme religieux, qui est apparu dans certains pays islamiques, a eu pour conséquence de faire accréditer les violences comme étant des pratiques islamiques alors que l'Islam en est totalement innocent. C'est pourquoi, on ne saurait insister assez sur la nécessité de convier le monde islamique, eu égard à son importance quantitative et qualitative, à contribuer à l'édification de l'ordre nouveau et à le consolider afin de lui assurer crédibilité et durée. Il faut souligner que cette méfiance à l'égard de l'Islam n'est certes pas nouvelle. Les musulmans sont confrontés depuis longtemps en Occident, de la façon la plus directe et la plus brutale, à l'image dépréciée, négative, hostile que leur renvoient de très larges secteurs de l'opinion, des médias et de l'establishment politique, intellectuel ou religieux de ces sociétés. Cette hostilité hésite de moins en moins à s'exprimer de la façon la plus violente et où «incontestablement», le 11 septembre 2001 a libéré la parole sur l'Islam (et où) on dit désormais ce qu'on n'osait même pas penser il y a quelques années» (Alain Gresh 2004, page 29). Enfin, lorsque des stratégies militaires, maintenant que l'URSS a disparu, s'interrogent sur le risque que constituerait un Islam doté d'engins nucléaires pour la sécurité de l'Europe au XXIe siècle, presque tout le monde s'accorde à dire que l'accès de l'Iran au nucléaire militaire n'est pas acceptable. Mais en quoi le nucléaire iranien est-il menaçant ? Il y a en fait deux réponses qui n'induisent pas la même politique. La première consiste à dire que le problème, c'est le régime : une République islamique serait tentée de se servir de la bombe contre Israël ou bien d'utiliser la sanctuarisation induite par la possession de l'arme pour protéger des groupes terroristes sur son territoire. La seconde considère que la dissuasion fonctionnera quel que soit le régime et que le problème est plutôt l'effet de la prolifération qu'entraînera l'achèvement du programme nucléaire iranien, car l'Egypte, l'Arabie Saoudite et la Turquie seront amenées à se nucléariser. L'Iran a été signataire (contrairement à l'Inde, au Pakistan et à Israël) : son retrait signifiera la mort du traité. Le régime en ce cas importe peu. Or, selon l'hypothèse retenue, la stratégie à suivre est très différente : dans le premier cas, il faut pousser à un changement de régime, dans le second, c'est l'Iran en tant que puissance régionale nucléaire qui pose problème. De là, un choix s'impose : faut-il viser d'abord le régime ou bien le programme ? Durant la guerre froide (1947-1991) l'«ennemi total» était une idéologie : le communisme, qui avait pris corps dans un Etat concret, l'URSS. L'adversaire était circonscrit, cerné, enfermé derrière le rideau de fer ou le Mur de Berlin qui rendaient son accès à l'Occident presque impossible. Certes, ce régime soviétique a créé également les camps de concentration du Goulag, aboli les libertés collectives telles qu'elles sont reconnues dans le monde libre est adopté la bureaucratie administrative… En dépit d'un demi-siècle environ de guerre froide entre les deux superpuissances et ce qu'elle a entraîné de différends idéologiques parmi les peuples du tiers-monde, allant parfois jusqu'aux conflits armés, cette expérience d'un certain équilibre entre les deux super grands demeurera néanmoins parmi les plus importantes phases de l'histoire de l'humanité grâce à des critères mondialement reconnus. Durant cette phase, l'Est et l'Ouest s'imposaient le respect mutuel grâce à une sorte de parité en moyens destructifs de dissuasion pour la maîtrise et le développement desquels ils poursuivaient une course sans merci. Parallèlement, les pays du tiers-monde tiraient avantage de l'affrontement des deux blocs en balançant tantôt vers l'un ou l'autre, tantôt vers le non-alignement. L'entrée de l'économie mondiale dans une phase de dépression, la régression de l'influence des organisations politiques à caractère régional et le recul de la solidarité Nord-Sud n'ont pas entamé la pertinence des critères qui ont gouverné le monde durant la guerre froide et qui sont restés les mêmes, à savoir le recours obligé à l'aune de l'équilibre des forces en présence entre l'Est et l'Ouest pour l'évaluation de tout événement en perspective. La situation dans laquelle se trouvait le monde islamique durant les trois dernières décennies se caractérise donc par une nouvelle conscience anti-islamique qui s'est indiscutablement forgée. Par ailleurs, le soutien massif des médias occidentaux à Israël a fait apparaître les causes politiques arabes, même les plus légitimes (en particulier la lutte des Palestiniens) comme dévoyées par le terrorisme. Enfin, l'invasion du Koweït par l'Irak en 1990 et la découverte du programme nucléaire de Baghdad ont renforcé l'image de l'Arabe qui trahit l'Occident. Dans de nombreux documents officiels occidentaux, les problèmes se mêlent sans méthode pour montrer une région méditerranéenne en croissante instabilité. L'absence de démocratie dans certains Etats de la rive sud est parfois désignée comme l'une des causes de cette instabilité, mais il n'est jamais fait mention de politiques économiques excluantes du Nord, du système de Bretton-Woods ou de la suprématie militaire occidentale. Voici par exemple, comment une résolution du Parlement européen explique l'aggravation de l'instabilité en Méditerranée : «L'expansion du fondamentalisme islamique, la nature endémique du conflit arabo-palestinien, l'affrontement entre les différentes nationalités et groupes, l'effet cumulé des problèmes écologiques, la dépendance économique, la dette, l'existence persistante des régimes politiques opposés au développement de la démocratie et des droits de l'homme, le chômage, l'explosion démographique et les migrations ont aggravé grandement la déstabilisation du sud et du sud-est de la Méditerranée.» Toutes ces spéculations désordonnées pour expliquer le «grand chaos du Sud» et mettre l'Occident hors de cause ont soudain trouvé une sorte de corps de doctrine lorsque, au cours de l'été 1993, le prestigieux professeur américain Samuel Huntington a publié un retentissant article. «Mon hypothèse, écrit-il, c'est que la source fondamentale du conflit dans le monde à venir ne sera pas principalement idéologique ou économique. La grande division de l'humanité aura pour source dominante la culture. L'Etat-nation demeurera l'acteur le plus puissant des affaires mondiales, mais les conflits principaux de la politique globale auront bien entre nations et groupes de différentes civilisations.» Le Pr Huntington prétend qu'une civilisation est «le plus grand rassemblement de personnes d'une même culture». Et il en définit huit : occidentale, confucéenne, japonaise, islamique, hindoue, slavo-orthodoxe, latino-américaine et «probablement» africaine. Il publia en 1996, un livre ayant pour titre Le choc des civilisations. Dans l'après-guerre froide, expliquait Hungtington, une guerre des cultures est en train de prendre la place des conflits interétatiques classiques. La civilisation occidentale sera, pour sa part, prise en otage, gravement menacée par des civilisations hostiles. Les intégrismes religieux et les différences culturelles découperont le monde en plusieurs aires culturelles, en conflits entre elles. Les thèses de Hungtington ont été en général fort durablement contestées en raison de leurs simplifications et de l'appel de l'auteur à un sursaut politique et militaire de l'occident pour résister en particulier à l'islam et au confucianisme. Selon l'éminent professeur, une alliance islamico-confucéenne est en train de se constituer à travers les réseaux de commerce des armes entre des pays comme l'Iran et la Corée du Nord. Dans la recherche de paradigmes pour expliquer les relations internationales en cette après-guerre-froide, Francis Fukuyama et sa désormais célèbre «fin de l'histoire» avait précédé Hungtington dans le Star System intellectuel américain. L'islam en particulier pose un problème à l'Occident, ce n'est pas nouveau. Le contentieux est ancien. Comme l'explique Joseph Maïla : «Il tient, au départ, dans cette proximité-rivalité entre Europe et Islam, qui fut guerrière comme à l'époque des croisades, de grande richesse intellectuelle et d'échanges, comme en Andalousie à l'époque de l'Espagne musulmane, mais qui a été entièrement dominée par la pénétration occidentale à partir du XIXe et surtout au XXe siècle après la chute de l'Empire ottoman. Depuis lors, la culture musulmane n'en finit pas de jeter ce regard mitigé, où se mêlent une attraction forte pour la société d'idées, de progrès et de consommation qu'est devenu l'occident et une méfiance grandissante à l'égard d'une civilisation suspectée de domination. La toute-puissance des Etats-Unis, leur manière de traiter la question palestinienne, les séquelles de la guerre d'Afghanistan et celle d'Irak rappellent que, dans le nouvel état des relations internationales, les pays musulmans font l'objet d'une attention suspecte et qu'ils sont perçus comme une source principale de menaces.» Quel impact provoquent toutes ces théories et spéculations paranoïaques qui, au lieu d'en appeler au dialogue, à la coopération, à la réforme du système international et à l'exploration du consensus entre Etats, cultures et peuples proposent de se préparer à la confrontation ? En ces années 1990, une course aux armements a commencé, après qu'on eut annoncé solennellement la fin de la guerre froide et promis, non moins solennellement, les dividendes de la paix. La course effrénée, pour plus d'accumulation, a asservi l'homme à la matière au lieu de mettre la matière au service de l'homme. L'excessif attachement au positivisme laïque a dépouillé l'homme occidental de sa dimension spirituelle et, partant, de son espérance. La civilisation matérialiste qui gouverne l'ordre actuel tend à devenir gravement hédoniste, elle a favorisé la satisfaction des désirs, des pulsions et des instincts. Plutôt que de se laisser entraîner dans une escalade de la terreur nucléaire, que tous les lobbies des industries d'armement réclament à grands cris, l'Europe ne devrait-elle pas refuser la vision xénophobe et simplificatrice du «choc des civilisations» et proposer comme modèle politique le «dialogue des cultures». 16, rue de la Fare 13001, Marseille Références bibliographiques : – Le Croissant et le Chaos d'Olivier Roy – Entre violence et paix de Jean-Yves Calvez – L'Islam en débat d'Alain Roussillon