Juillet 2008. Grâce à Arnaldo, un ami brésilien, historien d'art et ancien diplomate, je reçois une invitation privée d'Oscar Niemeyer. Leur amitié d'un demi-siècle a facilité les choses. Mon ami Georges Berne, plasticien lumière, se propose de m'accompagner. Deux semaines plus tard, Aéroport de Roissy. Arnaldo doit venir à Rio, de Brasilia où il vit et où nous avons prévu, par la suite, un pèlerinage architectural. Douze heures après : aéroport Antonio Carlos Jobim de Rio de Janeiro. Premier étonnement : l'aéroport porte le nom d'un artiste. Il est 6 h du matin et le Brésil est plus jeune que nous de six heures. Le taxi traverse à toute allure le centre colonial vers l'hôtel de Copacabana, non loin de l'agence d'Oscar. Valises posées, option pour une flânerie. Il est 7 h 30 et, déjà, des centaines de personnes de tous âges, races et conditions, courent le long de la célèbre plage. La baie fantastique mérite son classement. Le lendemain, 10h. Mon excitation est à son comble. Dans 20 minutes, arrivée à Mae West (en référence à la célèbre actrice), immeuble aux formes voluptueuses où se trouve l'agence. Nous nous serrons dans l'ascenseur jusqu'au 9e. Arnaldo raconte que, quand Fidel Castro venait voir Oscar, il refusait de prendre l'ascenseur et son escorte n'appréciait pas trop les escaliers. Arrivée dans l'atelier du maître. Un sexagénaire nous accueille, jovial et souriant. José Carlos Sussekind, certainement le plus grand ingénieur en béton armé du monde. L'inséparable partenaire d'Oscar. «Enfin tu es là, me dit-il. Arnaldo a dit qu'il nous ramenait d'Alger un fils d'Oscar». Gêné, je me contente d'affirmer que tous les architectes algériens sont des fils d'Oscar. Un panneau blanc, incurvé, révèle des dessins d'Oscar. Graphisme identifiable, courbes et galbes de corps féminins allongés. Du Picasso, moins la couleur et les aplats, un minimalisme digne de lui. En face, deux fusains sur calque représentant une section de bâtiment : un dôme recouvrant un volume enterré. Je pense tout de suite à la Coupole d'Alger. L'atelier est vitré et fait front à l'océan. Le mot «baie» prend tout son double sens. Livres, maquettes et mobilier signé Oscar, organisent l'espace. La lumière est reine, Georges jubile. Sussekind nous fait patienter. Oscar est en rendez-vous. Je crois comprendre que des Hollandais lui commandent deux stades de football et il est question de deux autres pour la Coupe du monde au Brésil. Le plan de charge n'a pas l'air de s'appauvrir. Bonne nouvelle, l'homme est actif et prolifique. La courbe d'un piano noir nous guide vers le bureau du maître, nous nous attendions à tout, sauf à cette pièce minuscule, entourée d'étagères gorgées de livres visiblement manipulés cent fois. Sur un vieux fauteuil ordinaire, il est assis, l'air d'avoir mille ans. Immense privilège d'accéder à sa bulle de création. Sa voix rocailleuse retentit : bienvenue à vous, dit-il, dans un français parfait. Je m'approche gauchement, l'embrasse sur les joues puis sur le front, par réflexe, comme pour marquer le respect que m'impose ma culture du «cheikh». Il sourit et me propose un siège près de lui. «Comment va ‘'mon Algérie'' ?», me demande-t-il. C'est mon deuxième pays, vous savez ? Et je rêve de reprendre le bateau pour revisiter mes amis». Pendant près d'une demi-heure, il parlera de ses amis algériens. Il évoquera avec une affection visible le président Boumedienne et son brillant chancelier : «Je suis très content que mon ami Bouteflika reprenne le flambeau de la liberté, après les années noires que vous avez vécues. L'Algérie restera pour moi un modèle. Comment cela a-t-il pu vous arriver ? Les Algériens ne sont pas des fondamentalistes». Je me contente de lui répéter que ça allait beaucoup mieux, et que malgré une expérience douloureuse, l'Algérie est toujours aussi forte et que c'est sa résistance qui a probablement empêché la région de sombrer. Le mot résistance le fait réagir. «Un jour, dit-il, un journaliste m'a posé une question légère, attendant peut-être une réponse légère. Il m'a demandé quel était le mot le plus important pour moi. Alors j'ai dit : solidarité. Mais parlons d'abord d'architecture.» Il engage la discussion : «J'ai eu des informations concernant un magnifique programme initié par le président Bouteflika. C'est une excellente idée de réunir l'Amérique du Sud et le monde arabe à travers une bibliothèque. Cela va dans le sens du développement du Sud. Mais j'ai lu le programme qui définit les besoins du projet et il me semble faible». Long silence. Pour Niemeyer, toute démarche est améliorable. Il reprend : «C'est un programme purement fonctionnel, suffisant pour un programme de construction mais pas pour une commande d'architecture. Pensez-vous que je pourrais apporter des améliorations ?» Nous engageons alors une discussion sur ce qui pourrait être un lien fort entre les cultures génériques arabes et sud-américaines, le dénominateur commun entre 34 pays, le fondement du programme pour la future Bibliothèque arabo sud-américaine (BASA). Très vite, nous nous accordons. Le patrimoine commun, souvent immatériel, est une source à nos imaginations. La musique, rythmes et percussions, la danse, le théâtre, l'art culinaire avec la permanence des céréales et des piments… Le petit auditorium devient salle de spectacles et de représentations. Le restaurant devient une petite école des métiers de la table. Sussekind participe beaucoup, mais aussi Arnaldo, avec sa connaissance unique des deux mondes. Autre thème, les nouvelles technologies de communication, des réseaux Sud-Sud. Nous «dessinons» les contours de la médiathèque. Notre président avait rêvé d'une «petite ONU de la culture». Nous étions en train de la modéliser. «Revenons au programme d'origine, dit Oscar. Je vais vous raconter ma rencontre avec Sussekind. Vous comprendrez pourquoi il ne faut jamais répondre strictement à un programme fonctionnel». Mémoire impressionnante. Lorsqu'il travaillait sur le projet du Musée national de Brasilia, le cabinet d'ingénieurs avec qui il collaborait était submergé. Il téléphone et tombe sur un jeune ingénieur. Oscar l'invite à passer pour un avis technique. Il demande alors à Sussekind s'il peut calculer un dôme de 40 m de diamètre. Oui. Alors Oscar lui demande de doubler la contrainte, soit 80 m. Impossible, affirme l'ingénieur. Alors Oscar lui demande : tu veux travailler avec moi ? Oui, bien sûr, Monsieur. «Alors tu dois le calculer». Sussekind revint une semaine après avec la solution. «Tu dois être un bon ingénieur, lui dit Niemeyer. Mais il y a un petit changement : une mezzanine dans le dôme, suspendue au dôme lui-même». «Impossible, dit le technicien, il est au bord de la rupture !». Et Oscar de réitérer sa menace. Désemparé, Sussekind repart et revient dix jours après avec la solution. «C'est bien, acquiesce le maître, mais j'ai dessiné une rampe extérieure de 30 m de porte-à-faux, sans lien avec le sol. Elle doit être liée au dôme et porter une promenade architecturale sur les monuments de la capitale ». Sussekind repart, désespéré, mais revient avec ses calculs aboutis. «Nous avons réalisé ce spectacle structurel en lévitation qui a dicté l'espace du musée. Tous ces éléments n'étaient pas au programme. Le programme est un des attributs de l'architecte. Un jour, Walter Gropius m'a dit qu'une architecture devait être bonne ou mauvaise. Je lui ai répondu que je n'étais pas d'accord et que, comme tout art, l'architecture devait provoquer simultanément l'émotion et la surprise». A un moment, le téléphone sonne. Oscar passe à l'espagnol. Quand il raccroche, nous sommes stupéfaits par la vigueur de ce cerveau centenaire et hors du commun. Sur son instruction, on rapporte un rouleau de papier photos. Oscar explique : «Je voudrais vous montrer des projets similaires que nous réalisons. Cela est le centre des cultures d'Amérique du Sud à Montevideo». Sous nos yeux, se déroule ce que j'ai vu de plus élégant dans la discipline. La fameuse simultanéité de l'émotion et de la surprise. Tout le monde est dans le même état d'admiration. Second projet : un grand centre culturel au Kazakhstan. Son président voulait le plus grand drapeau d'Asie. Pour accepter la commande, Oscar a posé comme condition d'adjoindre au théâtre intérieur de 1000 spectateurs une scène ouvrant sur 10 000 spectateurs extérieurs. «Ma manière à moi d'être solidaire», dit-il. Encore un centre culturel en Espagne, un autre en Italie… A chaque projet, il me demande si cela peut correspondre à la tonalité de la BASA, telle que nous étions en train de la définir. Les masses sont en équilibre sur un fond noir. Chaque solution devient plus forte que la précédente et l'émotion grandit au fur et à mesure. L'abstraction atteint des limites que je croyais impossibles. Pourtant, les bâtiments sont bien là, représentés tels qu'on le fait d'habitude, façades, sections, plans… Mais cela ne ressemble à rien de ce que j'avais connu. Toute l'audace réside dans l'explosion de l'échelle. Irrésistible. Le vieil ours a saisi l'énergie de l'assistance et comprend notre émotion. D'un geste discret, il demande qu'on enroule les projets. Il pose sa main sur la mienne et me souffle : «L'architecture c'est très important, mais la vie c'est plus important. Alors, nous allons parler de la vie.» Il nous raconte que tous les mardis à 15 h, il reçoit un professeur d'astrophysique qui vient lui donner une leçon. Puis, ils bavardent durant deux ou trois heures. «Nous devons beaucoup lire pour augmenter notre connaissance, dit-il comme un ordre. Il faut s'informer et se documenter. J'ai remarqué que plus j'avance dans la connaissance et plus je m'aperçois que nous sommes petits. Revenons sur le thème de la solidarité : la BASA doit être un lieu de solidarité, d'échanges et de tolérance. Elle sera belle et surprenante, et dans cette discussion, nous l'avons déjà conçue. Il reste à la dessiner. Ce n'est pas le plus difficile. Nous avons passé la phase la plus complexe et la plus essentielle». Le déjeuner est servi. Oscar se lève, aidé par Sussekind, il s'appuie sur sa canne et trotte jusqu'à la grande pièce. Menu léger : salade de tomates, poisson et poudre de manioc. Discussion plus détendue. L'Algérie des rêves d'Oscar devient le centre des débats. Il me questionne sur ses réalisations en Algérie. D'abord, l'université de Constantine. Il avoue que ces dernières années, quand on lui demandait quel était son plus beau projet, il plaçait Constantine en tête de liste. Puis l'université d'Alger (USTHB). Il dit que le projet n'avait jamais été achevé et qu'il manque tout l'environnement qui devait être le réceptacle des bâtiments et le lieu d'évolution des étudiants. Vient alors l'Ecole d'architecture. Mon école à El Harrach ! Il raconte qu'il a inventé l'atelier unique, de la 1re à la 5e année. Seuls des patios vitrés hiérarchisaient l'espace. Nous voyageons sur ses mots. Il décrit ses projets avec simplicité, même si son courroux est perceptible quant au non-respect de l'œuvre. «On m'a dit que tu as conçu le projet du ministère algérien des Affaires étrangères. As-tu des dessins?». J'allume mon ordinateur. Pendant ce temps, Oscar raconte qu'il avait conçu un ministère des Affaires étrangères pour l'Algérie destiné au chancelier de l'époque, comme il dit, c'est-à-dire au président actuel. «J'avais offert l'esquisse, un très beau projet», insiste-t-il. Je lui montre alors quelques photos de la maquette. Il demande les dimensions. En voyant la résille de 80 m de large sur 20 de haut que constitue un «mur masque» sur la façade principale, il me demande comment cela tient. Je lui donne des réponses mais j'ai dû lui avouer qu'en milieu d'opération, j'ai été obligé de reprendre l'écriture architecturale de la façade principale avec une formule plus standard. Il sourit : «C'était sans doute pour éliminer l'architecte.» On sert café et sablés. En touillant son café, il reprend: «J'avais dessiné une très belle mosquée à la demande de mon ami Boumedienne. Connaissez-vous ce projet ? Il m'avait demandé de concevoir une mosquée moderne pour engager l'Islam et l'Algérie dans le troisième millénaire». Un jour, occupé par un autre projet, Oscar s'endormit sur sa planche à dessin et rêva de la mosquée. Il se réveilla en sursaut pour entamer aussitôt l'esquisse. Puis il appela le président. Quand celui-ci vit les dessins, il s'écria : mais tu m'as fait une mosquée révolutionnaire ? «Il faudra révolutionner la révolution, répondit Oscar. Car elle ne s'arrête jamais.» Oscar me demande si le programme d'une mosquée centrale pour Alger a été conservé. Je lui apprends qu'un concours a été organisé et remporté par un cabinet d'ingénierie allemand. De grandes signatures ont-elles concouru ? Non. As-tu participé ? Non. Et, comme s'il connaissait déjà la réponse à sa prochaine question : «Ne me dis pas qu'ils ont choisi un projet passéiste ?» Je me suis tu. Mais Oscar a des ressources pour dédramatiser. Chacun de ses 600 projets réalisés est une mine incommensurable d'anecdotes. Il relate alors ses déboires du temps de la dictature au Brésil. Des instructions avaient été données pour l'écarter de tout projet. Mais, même dans cette période, les projets étaient instruits dans la transparence, sur concours anonymes. Oscar les gagnait presque tous. Le talent pesait plus lourd que l'imposture. On déclarait les concours infructueux, allant jusqu'à annuler les programmes. Et si on relançait d'autres, il gagnait encore. Puis on les annulait à nouveau. Jusqu'au jour où de hauts gradés vinrent lui demander de trouver des prête-noms pour signer ses projets. «Voilà comment j'ai construit pendant 19 ans dans la clandestinité, dans mon propre pays !». Enfin, ce fringuant centenaire nous accompagne jusqu'à la porte de l'atelier. Je lui promets que j'informerais notre ministère de la Culture de cette rencontre. Plus tard, j'affirmerais que j'ai rencontré un Algérien à Rio. Trois mois et demi plus tard, le plus grand architecte du millénaire signait une des plus belles œuvres de sa carrière pour Alger. Ce sera peut-être l'une de ses dernières, sinon la dernière. Le projet a été présenté à Alger puis à Rio devant les 34 ministres de la Culture des pays arabes et sud-américains et a obtenu leur aval et leurs applaudissements. D'après le ministère de la Culture, le président Abdelaziz Bouteflika a agréé le projet. L'Algérie peut en être fière. Resterait à signer le contrat d'études. Au fait, joyeux anniversaire Oscar ! Halim Faïdi est architecte. 1er prix Tony Garnier de l'Académie française d'architecture, il est, entre autres, le concepteur du ministère algérien des Affaires étrangères et du MaMa à Alger.