Troisième partie «Et moi alors, pauvre à nouveau et enfin, jeté dans le pire exil à la pointe du monde, je sourirai et mourrai content, sachant que sont enfin réunis sous le soleil de ma naissance la terre que j'ai tant aimée et ceux et celles que j'ai révérés.» Camus sait qu'il ne pourra pas venir s'installer dans l'Algérie nouvelle et cela pour plusieurs raisons. Une de ces raisons est que, grâce à l'argent du prix Nobel, il a pu acquérir une maison dans le sud de la France à Lourmarin, village dont la lumière et la beauté lui rappellent son Algérie natale, et où il dispose de bonnes conditions de travail. Une autre raison est qu'on est sur le point de lui confier la direction d'un théâtre à Paris où il devra donc résider une partie de l'année. On sait que le jour de sa mort, le 4 janvier 1960, une lettre lui fut adressée du ministère français des Affaires culturelles, confirmant l'octroi d'une telle direction (cf. Todd, 753). C'est à cette obligation de résider à Paris, cette pointe du monde, que Camus fait allusion, lorsqu'il se voit «jeté dans le pire exil à la pointe du monde». En France, il se sentira en exil, car loin de l'Algérie dont il disait qu'elle était sa «vraie patrie» (III, 596). A l'inverse, sa mère et les siens, qui n'ont jamais pu s'habituer à vivre en France, pourront, espère-t-il, demeurer dans l'Algérie nouvelle. Lorsqu'il tenta de faire venir sa mère en France, elle ne s'y sentit pas à l'aise. Elle dit à son fils : «C'est bien, mais il n'y a pas d'Arabes» (C3, 182). Il n'y a pas d'Arabes comme à Belcourt et en Algérie où elle vit depuis toujours, où elle se sent chez elle. Ainsi, Albert Camus prévoit-il de demeurer en France où il pense partager son temps entre Lourmarin et Paris, avec périodiquement des voyages à Alger pour y revoir sa mère. Il espère cependant, que, même vivant loin de sa «vraie patrie», il sourira et mourra content, car il saura que sont réunis, sous le soleil de sa naissance, la terre qu'il a tant aimée et ceux et celles qu'il a révérés. Cet avenir entrevu par Albert Camus pour l'Algérie est un souhait, un vœu qu'il fait pour elle. Un peu comme au début de chaque année, nous adressons des souhaits de bonheur, de santé, de réussite aux personnes que nous aimons, tout en sachant que ces souhaits ont peu de chance d'être réalisés et que, sans doute, l'année à venir ne sera guère meilleure que l'année qui vient de s'écouler. Et, cependant, ces vœux sont sincères car vraiment, nous voulons du bien aux personnes que nous aimons et auxquelles nous adressons nos vœux les meilleurs. On sait que, peu avant sa mort, Albert Camus adressa ses vœux de nouvel an à sa mère qui avait soixante-dix-sept ans. Il lui écrivit : «Chère maman, je souhaite que tu sois toujours aussi jeune et aussi belle et que ton cœur, qui d'ailleurs ne peut changer, reste le même, c'est-à-dire le meilleur de la terre.» (Todd, 751). Or, au cours de la prochaine année, sa mère vieillira d'un an, de sorte que son visage prendra, sans doute, quelques rides supplémentaires. Cependant, Camus est sincère quand il souhaite à sa mère, parce qu'il l'aime d'être toujours aussi jeune et aussi belle. De même, Albert Camus formule pour l'Algérie future un souhait qui peut paraître irréel, et qui, cependant, exprime ce qu'il espère de mieux pour sa terre natale qu'il a tant aimée. Son souhait serait que la terre algérienne soit enlevée à ceux qui l'ont injustement accaparée, et qu'elle soit donnée aux pauvres. Ce souhait, même irréel, est sa façon de dire un «oui» à l'Algérie nouvelle : l'Algérie qui sortira des urnes lors du vote d'autodétermination, lequel, comme vous le savez, n'intervint que deux ans et demi après la mort d'Albert Camus. Je lis à présent la quatrième et dernière partie de ce texte. Il s'agit d'une courte phrase mise entre parenthèses. Quatrième partie (Alors le grand anonymat deviendra fécond et il me recouvrira aussi – je reviendrai dans ce pays). Quel est ce grand anonymat ? Pour répondre à cette question, il faut se rappeler que, dans ses dernières années, Albert Camus avait entrepris des recherches pour savoir qui était son père, ce père qu'il n'avait pas connu. Au terme de ses recherches, qui furent vaines, il écrivit : «Non, il ne connaîtra jamais son père.» Pourquoi ne le connaîtra-t-il jamais ? Parce que son père, comme la plupart des hommes, n'a laissé aucune trace de son passage sur terre, de sorte qu'à son sujet, il peut écrire : «C'était bien cela que son père avait en commun avec les hommes (. . .). Cela, c'est-à-dire l'anonymat.» (IV, 860). Tous, comme son père et comme lui-même un jour, ont ou auront, la même destinée : celle d'entrer dans cet anonymat des morts sans nom. Pour Camus, qui ne croit pas en une vie au-delà de la mort, la mort est un anéantissement. Ceux qui nous ont précédés sombrent progressivement dans un immense oubli, sans laisser de traces, si ce n'est, peut-être, celle d'une inscription qui, peu à peu, devient illisible sur des pierres tombales (cf., IV, 859). Tous, dans le futur, sont destinés au même avenir : celui de retourner à ce grand anonymat qui est le destin commun. Et lui-même y retournera, car la mort le ramènera auprès de son père et des siens dans cet anonymat qui le recouvrira à son tour. Mais comment cet anonymat peut-il devenir fécond ? Je ne pense pas que, pour Camus, l'anonymat des morts sans nom puisse devenir fécond. Cependant, à ses yeux, il est un autre anonymat qui, lui, peut devenir fécond, c'est celui des pauvres. De 1935 à sa mort, Albert Camus a noté, sur des cahiers, des réflexions personnelles. L'une des premières concerne l'univers de la pauvreté dans lequel il a vécu. Il écrit : «Le monde des pauvres est un des rares, sinon le seul, qui soit replié sur lui-même, qui soit une île dans la société» (II, 795). Or, dans leur retrait du reste du monde, ces pauvres sont, dès cette vie, des anonymes, car ils ne laissent aucune trace, jour après jour, de ce qu'est leur vécu quotidien. C'est ainsi que Camus évoque, «le mystère de la pauvreté qui fait les êtres sans nom et sans passé» (IV, 937). Des êtres sans nom et sans passé sont, à proprement parler, des êtres qui vivent dans l'anonymat. Cependant, cet anonymat peut devenir fécond, dans la mesure où ces êtres pauvres détiennent de vraies valeurs qu'ils sont capables de transmettre à d'autres. C'est ce qui se passa pour Albert Camus qui reconnut que les siens, «qui manquaient de presque tout et n'enviaient à peu près rien», lui donnèrent des exemples de noblesse et de courage, qui l'ont moralement aidé à vivre. Camus a exprimé cela en ces termes : «Par son seul silence, sa réserve, sa fierté naturelle et sobre, cette famille qui ne savait même pas lire, m'a donné alors mes plus hautes leçons, qui durent toujours.» (1, 33). Détenteurs de valeurs authentiques, les pauvres les transmettent à d'autres, et c'est ainsi que leur anonymat devient fécond. Lui-même a bénéficié de cette fécondité. Il a tenté, ensuite, de transmettre à d'autres ce qu'il avait reçu des siens. Les études universitaires qu'il a faites, puis son travail d'écrivain ne l'ont pas coupé de ses racines familiales et sociales. «Pour moi, écrivait-il en 1958, je sais que ma source est (. . .) dans ce monde de pauvreté et de lumière où j'ai longtemps vécu» (1,32). C'est auprès des siens et dans l'Algérie de son enfance qu'il a puisé son inspiration littéraire et qu'est né son désir de prendre la défense des humbles. Cette défense fut une de ses motivations d'écrivain. En 1953, il déclarait : «De mes premiers articles jusqu'à mon dernier livre (il s'agit de L'Homme révolté) je n'ai tant, et peut-être trop, écrit que parce que je ne peux m'empêcher d'être tiré du côté de tous les jours, du côté de ceux, quels qu'ils soient, qu'on humilie et qu'on rabaisse.» (III, 454). Conclusion En conclusion, il apparaît que ce dernier texte de Camus sur l'avenir de l'Algérie fait apparaître une double évolution de sa pensée par rapport à celle qu'il avait exprimée en 1958. Tout d'abord, dans ce dernier texte, il ne s'oppose plus à l'indépendance de l'Algérie. Il accepte cette éventualité. Il sait qu'une Algérie nouvelle va naître, il souhaite qu'elle soit édifiée en faveur des pauvres. Pourquoi en leur faveur ? Parce que les pauvres, du moins ceux qu'il a connus dans son milieu familial et social, lui paraissent être les plus aptes à posséder et à faire fructifier la terre algérienne. Ils en sont les plus aptes, car ils détiennent, et sont capables de transmettre, des qualités de courage, d'obstination et de générosité, lesquelles assureront la réussite de l'Algérie de demain. En second lieu, Camus qui, en 1958, affirmait le droit des Français à demeurer en Algérie ne leur reconnaît plus ce droit. Il déclare, au contraire, que les Français, même nés en Algérie, n'y sont pas chez eux. Le pays n'est pas à eux, et il n'a jamais été à eux, car, jadis, ils l'ont acquis injustement par la force des armes. Camus rejoint, à présent, la pensée de Mouloud Feraoun qui, en 1956, écrivait dans son journal : «Dites aux Français que le pays n'est pas à eux, qu'ils s'en sont emparés par la force et entendent y demeurer par la force. Tout le reste est mensonge et mauvaise foi.» (p. 76). On ne devrait plus considérer, aujourd'hui, que la position tenue par Camus en 1958, et publiée par lui dans Chroniques algériennes, a été et demeure sa position définitive. Même en 1958, Camus avait douté de lui-même quand il s'était exprimé sur l'avenir de l'Algérie. Il avait craint, disait-il, de se tromper et de juger mal d'un drame qui le touchait de trop près (cf. IV, 305). Il n'est pas étonnant que des évènements nouveaux l'aient conduit à modifier sa position. C'est ce que révèle ce dernier texte écrit par Camus peu avant sa mort accidentelle. Dans ce texte, comme nous l'avons vu, il ne s'oppose plus à l'avènement d'une Algérie indépendante. Il reconnaît que les Français n'avaient aucun droit de posséder la terre algérienne, ils n'en avaient pas le droit parce que, jadis, ils l'avaient conquise injustement par la force, et que, ensuite, le pouvoir colonial en avait disposé injustement en la donnant en concession à des gens venus de l'extérieur, fût-ce à des moines, qui n'avaient aucun droit de la posséder. C'est pourquoi, affirme-t-il, cette terre doit être donnée à ceux qui en ont été dépossédés. Annexe Pourquoi Camus a-t-il choisi d'habiter à Lourmarin plutôt qu'en Algérie? Il est une question que beaucoup se sont posée. Quand Albert Camus a reçu l'argent du prix Nobel, pourquoi n'a-t-il pas choisi d'habiter en Algérie dont il disait qu'elle était sa vraie patrie, au lieu d'acheter une maison à Lourmarin en France, pays où, disait-il, il se sentait en exil ? Jean Grenier, son ancien professeur de philosophie devenu son ami, lui posa cette question, sans doute, durant la période où Camus cherchait une habitation dans le sud de la France. II lui demanda : «Pourquoi ne choisissez-vous pas d'habiter une belle maison à la campagne ou au bord de la mer en Algérie ?» Jean Grenier relate, en ces termes, la réponse qu'il reçut de son ancien élève : «Il me répondit, d'un air contraint : c'est parce qu'il y a les Arabes, ne voulant pas dire que les Arabes le gênaient par leur présence mais par le fait qu'ils avaient été dépossédés.» (J. Grenier, Albert Camus (Souvenirs), Gallimard, 1968, p.170-171). Ce témoignage est très intéressant car, dans cette réponse, Camus reconnaît que les Algériens autochtones ont été dépossédés de leur terre par la colonisation française de sorte qu'aujourd'hui encore, ils en demeurent dépossédés. Cette réponse est conforme au souhait que Camus formulait, peu avant sa mort, dans son dernier écrit sur l'avenir de l'Algérie. Ce souhait, rappelons-le, était que ceux qui, en 1959, détenaient injustement une part de la terre algérienne devaient la rendre à ceux qui en avaient été injustement dépossédés. En formulant ce souhait, Camus reconnaissait que la spoliation initiale de la terre algérienne avait provoqué une transmission toujours injuste de cette même terre aux Français qui, par la suite, avaient été faussement reconnus comme étant les propriétaires d'une terre qui, de fait, ne leur appartenait pas. On comprend qu'en conscience Albert Camus n'ait pu accepter l'idée d'acquérir une habitation en Algérie sur une portion de terre dont les possédants légitimes avaient été dépossédés. A l'époque où Camus allait s'installer à Lourmarin, il pouvait estimer que le moment n'était pas encore venu, pour lui, d'exprimer clairement sa nouvelle position, car certains de ses proches ne l'auraient, sans doute, pas comprise. Il l'a exprimée «d'un air contraint» à Jean Grenier car, lui, pouvait la comprendre. Il l'a exprimée, à nouveau, peu avant sa mort, dans les dernières pages des Annexes de son ouvrage posthume. Il l'a fait, il est vrai, en termes peu compréhensibles. Mais il est probable qu'il n'aurait pas publié ce texte en l'état où il se trouve actuellement. II l'aurait réécrit pour l'intégrer, peut-être en final, de l'ouvrage dont il avait commencé la rédaction, et qu'il avait intitulé Le Premier Homme. Références des citations : Les sigles, ci-dessous, suivis du numéro de la page de la citation, renvoient aux ouvrages suivants : – 1- A. Camus, Œuvres complètes, Gallimard, 2006, Bibliothèque de la Pléiade, tome l, 1931-1944. – II- A. Camus, Œuvres complètes, Gallimard, 2006, ‘Bibliothèque de la Pléiade', tome II, 1944-1948. – III- A. Camus, Œuvres complètes. Gallimard, 2008, Bibliothèque de la Pléiade, tome III, 1949-1956. – IV- A. Camus, Œuvres complètes, Gallimard, 2008, Bibliothèque de la Pléiade, tome IV, 1957-1959. AC-JG A. Camus Jean Grenier, Correspondance 1932 -1960, Gallimard, 1981. Todd Olivier Todd, Albert Camus une vie, Gallimard et Olivier Todd, 1996.