Or, aujourd'hui, la discipline tend de plus en plus à être divisée selon des historiens militants de chapelles aboutissant à des mythes et des légendes colonialistes, voire à un révisionnisme «scientifique». Selon leurs travaux, depuis les indépendances, les anciens colonisés sont encastrés dans des mémoires figées, mais les hiérarchiser doit-il conduire à méconnaître comment fonctionnait le système colonial ? L'histoire «commune» des colonisés et des colonisateurs ne se limite pas aux périodes des guerres d'indépendance, comme veulent le faire admettre ces lobbies. Le problème du colonialisme consubstantiel à l'histoire de France, et donc partie prenante de la construction de cette histoire, n'a jamais été pris en considération par les instances politiques, de droite comme de gauche, ni par la corporation historienne dans ses divers lieux de pouvoir, jusque et y compris dans les réseaux qui se sont réclamés de la «nouvelle histoire.» (1) Les résultats de ces «oublis» aboutissent à la reconstruction d'identités ethniques, donc à une racialisation méthodique de la société française et aux comportements racistes d'aujourd'hui qui ressemblent à ceux d'hier. Les descendants des colonisés s'interrogent sur les tenants d'intérêts qui instaurent cette chape de plomb qui conduit au déni de trois siècles d'histoire coloniale. Parmi ces tenants du «bon vieux temps des colonies», l'un des plus actifs militants «de l'Algérie de papa» avait adressé, le 12 juillet 2004, une lettre à Jean-Pierre Raffarin (ex-Premier ministre) pour dire : «Même la présence passive de Bouteflika à Toulon, le 15 août 2004, n'est pas souhaitable.» (2) Ce puissant lobbyiste avait la possibilité, depuis plusieurs décennies, d'influencer la vie politique, médiatique, économique et culturelle française jusqu'à conduire le Parlement français au vote de la loi du 23 février 2005 prônant «la colonisation positive pour les indigènes». Faut-il rappeler que dans les colonies, le système de discrimination juridique, politique, économiques et culturelle fut imposé, dès l'origine, aux colonisés, puisqu'il est la condition du maintien de la domination des colonisateurs. Deux exemples parmi des millions d'autres démontrent cette discrimination : la séparation entre les unités de recrutement européen et celle «des indigènes»(3) restera institutionnelle jusqu'en 1962, et aussi les souvenirs des engagements «des troupes indigènes» sur tous les champs des batailles menées par la France «puissance impériale» qui seront sciemment occultés. Pour Armelle Mabon, «de la construction de l'oubli sur le temps colonial sont nées les pratiques postcoloniales» (p227). Les descendants des indigènes, pour construire ou reconstruire leurs histoires, peuvent trouver les recherches d'historiens qui sortent des chapelles, telle cette thèse sur «Les prisonniers de guerre ‘'indigènes''. Visages oubliés de la France occupée». Non seulement il s'agit de l'aboutissement d'une recherche universitaire, mais aussi d'une visibilité et d'une dignité rendues à ces oubliés de la France et d'une mise à jour historique et mémorielle pour leurs descendants. Travail mémoriel à approfondir comme le souhaite l'auteur, car pour elle, «l'intérêt et l'engagement de la recherche en histoire, c'est notamment l'interrogation permanente qui magnifie les grandeurs insoupçonnées et révèle les faiblesses délétères pour transcender le mensonge et l'oubli» (p 249). Durant dix ans, elle a recherché, collecté, fouillé et confronté des documents d'archives et des témoignages écrits des derniers survivants «indigènes», même si elle se méfie du «trop plein d'émotions et de la surabondance de témoignages qui risquent, au même titre que des victimes, d'exercer une pression morale au détriment de la rigueur scientifique» (p 8). Sa bibliographie est enrichie par les écrits d'historiens sérieux tels Charles Robert Ageron, Yves Benot, Catherine Coquery – Vidrovitch et le groupe composé de P. Blanchard, N. Bancel et S. le Maire qui travaille sur l'héritage colonial et les pratiques actuelles «du temps postcolonial». L'ouvrage édité(4) à partir de cette thèse se divise en 13 chapitres conçus pour une compréhension par tous les publics, son argumentation est solidement enrichie de données précises et de chiffres vérifiés, ceux de la page 14 renvoient les révisionnistes d'aujourd'hui vers leurs mensonges et leurs «oublis» programmés. Elle rappelle aussi que «si les conflits armés accompagnaient l'exploitation coloniale par la ponction en matières premières et en hommes, dans l'entre-deux-guerres, l'exploitation économique a pu s'épanouir sans limites» (p13). Son analyse sort du monolithisme intellectuel déclamé actuellement par les tambours creux qui vampirisent tous les lieux de savoir et de pouvoir. En page 35, elle révèle qu'en 1940, 80 000 indigènes des continents colonisés se trouvaient prisonniers, d'abord en Allemagne, ensuite en France, et que leur captivité reposait sur des principes raciaux autant de la part des autorités nazies que des autorités françaises qui créèrent en juin 1940 «le service colonial français du comité international de la Croix-Rouge». Ce service comme d'autres administrations coloniales ne sut pas transcrire les noms propres de ces prisonniers analphabètes qui rencontreront, ainsi que leurs familles, des difficultés pour faire valoir leurs droits pendant le conflit et après. En page 16, la vérité historique éclate dans toute sa dure réalité raciste : «En 1919, la victoire des Français qui occupent la Rhénanie par les troupes noires… fera émerger la ‘'honte noire, die schwarze Schandé'', aux graves répercussions bien après la fin de l'occupation. Hitler s'en est inspiré pour écrire Mein Kampf et sa théorie nazie». Dans le même sens raciste, Germaine Tillion a raconté et écrit que les gardiens nazis des camps de concentration insultaient les déportés par le terme de «musulman». Germaine Tillion et sa maman s'engageront avec d'autres «marraines» auprès de ces «visages oubliés» qui leur fourniront, à plusieurs reprises, d'importants renseignements qui serviront aux alliés, faits historiques décrits en pages 82 et 83. L'auteur a aussi décrypté les écrits officiels et réglementaires précédant et suivant la tuerie de Thiaruoye (Sénégal) qui ressemble aux massacres du Constantinois de mai et juin 1945. Massacres perpétrés par les colonialistes qui avaient renié les promesses faites par le général de Gaulle lors de la conférence de Brazzaville qui se déroula du 30 janvier au 8 février 1944 lorsqu'il demanda aux «indigènes» de s'engager nombreux pour libérer «la mère patrie». «En Afrique française… comme dans tous les autres territoires où des hommes vivent sous notre drapeau, il n'y aurait aucun progrès qui soit un progrès si les hommes sur leur terre natale n'en profitaient pas, moralement et matériellement, s'ils ne pouvaient s'élever peu à peu jusqu'au niveau où ils seront capables de participer chez eux à la gestion de leurs propres affaires. C'est le devoir de la France de faire en sorte qu'il en soit ainsi.» Or, si l'histoire est accessible à tous, la mémoire l'est forcément moins parce qu'elle appartient – ou semble appartenir – d'abord au groupe qui la revendique et qu'elle reste hermétique aux autres tant qu'elle ne s'insère pas dans une mémoire vraiment collective(5). Faut-il que ceux qui gouvernent la France acceptent de voir des semblables et non des «issus de…» pour que leur mémoire soit incluse dans la mémoire collective. En attendant ce miracle, les «issus de…» peuvent construire ou reconstruire leur généalogie grâce à cet ouvrage. |Notes de renvoi : – 1- Nicolas Bancel et Pascal Blanchard, Les méandres de la mémoire coloniale dans Culture coloniale en France, de la révolution française à nos jours, CNRS. Editions et autrement, 2008. – 2) André Wormser. Pour l'honneur des harkis 1 an de combats et 45 années de lutte, Sillages, 2009, en 1958, il créa avec ses frères la banque privée Wormser Frères et élargit en France et à l'étranger, l'autre banque familiale d'escompte. Il fit partie du sanguinaire Commando Georges d'où son instrumentalisation des harkis qu'il qualifie de «Algériens retournés en Algérie et de musulmans français en France», «grand ami de Jean Daniel», vice-président de l'Alliance israélite universelle et de la Jewish colonisation association à Londres et membre du comité directeur du CRIF… – 3) Au sens péjoratif utilisé par les racistes et les colonialistes – 4) Armelle Mabon, La Découverte, janvier 2010. Enseignante chercheur à l'université de Bretagne sud, membre du Centre de recherches historiques de l'Ouest (Cerhio, UMR CNRS 6258 ). Elle a notamment publié Les Assistantes sociales au temps de Vichy en 1995, et L'Action sociale coloniale en 2000. Elle est l'auteur du documentaire Oubliés et trahis, les prisonniers de guerre coloniaux et nord-africains (Grenade production 2003 ) – 5) Esther Benbassa, La souffrance comme identité, Fayard, 2007.|