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Maurice Audin, l'école des mathématiques d'Alger et la politique
Publié dans El Watan le 24 - 03 - 2010

À Alger, tout le monde ou presque connaît la place Audin. Elle est centrale, réunit la rue Didouche Mourad, le Bd Mohamed V et le fameux «Tunnel des Facultés» au-dessus duquel a été construite l'université d'Alger. La place n'est pas très grande mais est très animée : cafés, restaurants et librairies l'entourent, tandis qu'une noria incessante de bus et de taxis transportent les passagers sur les hauteurs, El Biar, Hydra, El Mouradia, Bir Mourad Raïs, Birkhadem. Le nom de Audin, sans son prénom, est inscrit en lettres lumineuses à l'avant des bus. Tout le monde sait aller à la place Audin.
Mais qui est Audin ? Il y a quelques années, un lecteur d'un journal dénonçait le recours à un nom français pour nommer une place publique, qui plus est, située en plein sur la rue Didouche Mourad et à quelques mètres de la rue Larbi Ben Mhidi. Sa véhémente ignorance de l'histoire de son pays, qu'il prétendait défendre en effaçant cette trace, fit quelque bruit dans le microcosme des idéologues, mais sans plus. Les usagers appellent toujours la place Audin, «Place Audin» ou même, pour faire court, «Audin» quand on veut y aller par taxi. «Audin», c'est comme «La Grande Poste» ou «le 1er Mai», un lieu central de la carte d'Alger, mais de sa géographie plus que de son histoire. Quelques-uns, bien sûr, savent qui est Maurice Audin : un sympathisant actif de la cause algérienne, qui a été assassiné le 11 juin 1957 par les services de sécurité de l'armée française.
Quelque temps après, un comité Maurice Audin a été créé à Paris et dirigé par de grands noms de l'intelligentsia française, Albert Chatelet, Laurent Schwartz, Jean Dresh, Henri Masson, Luc Montagnier, P. Vidal-Naquet, Madeleine Rebérioux que rejoindront plus tard ceux, artistes et intellectuels qui assisteront les «porteurs de valises» lors du procès du Réseau Jeanson. Audin est une figure historique «française» du mouvement de libération «algérien» et l'un des pionniers du basculement d'une partie des intellectuels de son pays en faveur de cette cause. La place qui porte son nom est une juste reconnaissance par l'Algérie de son action politique pour elle. Mais Audin est plus que cela. Deux raisons m'ont fait revenir à son exemple. La première, liée à mon admiration pour son geste, est le récent rejet par sa fille d'accepter une décoration officielle des autorités françaises en l'honneur de son père. Elle ne réclame pas les honneurs mais, plus simplement, que justice soit faite pour son assassinat. La seconde m'a été suggérée par la lecture d'un texte qu'une revue de sociologie de la connaissance m'avait envoyé pour évaluation.
Comme il s'agissait de l'histoire du département de mathématiques de l'université d'Alger, j'avais accepté cette tâche par curiosité personnelle, mais j'ai été rapidement absorbé par la lecture de l'article, un témoignage que je terminai en une semaine avec la rédaction du rapport d'évaluation, mais surtout j'ai été pris de court quand je découvris la place que Maurice Audin occupait «avant» sa mort dans ce département, et surpris par ses effets «après» sa mort sur ce même département, lors de l'indépendance du pays. Audin, cet enseignement au département de maths d'Alger dans les années cinquante, assassiné parce que militant de la liberté, avait ainsi continué d'agir doublement sur les consciences : celles strictement politiques de son engagement pour l'indépendance qui lui a coûté sa vie en 1957, et celles scientifiques, après sa mort, sur l'avenir de l'université algérienne post-coloniale, après 1962 donc. L'effet de mobilisation politique que son assassinat avait déclenché en 1957 sur les intellectuels français se dédoublait ainsi, quelques années après, mais cette fois-ci en mobilisation scientifique, celle d'une partie de la communauté des mathématiciens français. Voilà pourquoi j'ai décidé, dans cette chronique, de partager mes propres découvertes avec les lecteurs.
Retour sur les faits
Nous sommes en 1956-1957 : en Algérie, à Alger, nous nous trouvons au cœur de l'histoire ; celle de l'Algérie mais aussi, et bien au-delà, celle de la fin de l'Empire colonial français. Aujourd'hui, tout le monde connaît, même si les détails sont encore à préciser, l'importance de cette séquence historique : il y a la fameuse bataille d'Alger, la grève des étudiants, la «grande guerre» des opérations «Challe» et consorts qui s'ébranlent. Le département de mathématiques de l'université d'Alger n'est pas isolé de ce contexte. Mais, comme le notent les rédacteurs de l'article, «l'année 1957 a marqué la fin de la recherche mathématique à la faculté des sciences d'Alger. Le seul jeune chercheur réellement actif et d'ailleurs d'une grande valeur, Maurice Audin, militant du PCA, a été arrêté et assassiné par les parachutistes en juin. Son directeur de recherche, René Possel, excellent mathématicien, a quitté Alger définitivement en décembre. Mais il a tenu à organiser ‘‘in abstentia'' sa soutenance de thèse à Paris».
A la veille de l'indépendance, il n'y a aucun professeur algérien de mathématiques, et les professeurs français sont partis ; il ne reste que quelques jeunes assistants. C'est avec eux que Rachid Touri, qui vient d'obtenir son agrégation ainsi que deux autres collègues, Mostefaï et El Kolli tentent d'assurer la transition. La tâche est immense : comment redémarrer le département sans professeurs pour encadrer les jeunes assistants algériens tout juste licenciés, organiser des DEA, des troisièmes cycles, un programme d'enseignements et de recherches ? Cela ne s'improvise pas. Mais «la chance» sourit aux nouveaux responsables du premier et unique département de mathématiques d'Algérie.
Roger Godemont, professeur à Paris, mathématicien de renommée internationale et membre du groupe Bourbaki passe l'année 1963-1964 à Alger. Godement était déjà passé à Alger et avait été plastiqué par l'OAS. Pour l'anecdote, il avait laissé à l'UNEA (Union nationale des étudiants algériens) en 1964 un polycopié de première année en deux volumes sur la théorie des ensembles qui n'avait pas l'équivalent en France ; quand j'étais étudiant à l'ENS de Kouba en 1966, les matheux nous parlaient des exercices qu'ils faisaient sur ce polycopié dont certains, par exemple, étaient tirés de la bataille d'Alger. Après ce passage rapide, commencent à arriver à Alger les premiers VSNA (Volontaires du service national en Algérie) des Ens (Ecoles normales de St Cloud et de Paris), des universités de Lyon, de Marseille, de Nice.
Un programme plus long est établi avec des missions régulières de Godement lui-même, mais aussi de Jean Pierre Serre et Alexandre Grothendieck, deux titulaires de la médaille Field, qui est l'équivalent en mathématiques du prix Nobel. Le mouvement continue jusqu'aux années quatre-vingts, avec les problèmes inhérents à ce genre de situation : comment construire une discipline scientifique «nationale» tout en la maintenant dans le mainstream mondial en dehors duquel elle aurait fini par s'assécher et mourir tout en formant et en maintenant dans le pays les nouveaux mathématiciens algériens ? Comment former à un niveau international sans «brain drain» dirions-nous aujourd'hui, des scientifiques locaux ?
Les professeurs français comme les pionners algériens étaient conscients de cet enjeu et certains avaient fait signer des contrats moraux avec les futurs thésards pour revenir enseigner chez eux. Il y a eu certes des départs, rares au début mais plus nombreux avec l'accumulation des difficultés de la recherche mais aussi de la vie quotidienne, sociale et politique qui se formait comme une glu de plus en plus étouffante avec le temps. Ceux qui sont restés l'ont fait parce qu'il fallait le faire, pour le pays, par patriotisme donc, comme cette mathématicienne, Mme A. B, qui travaillait alors sur un projet de développement d'un programme applicable à la recherche pétrolière. Voici ce qu'elle dit : «J'avais été séduite par le fait de pouvoir faire des maths ‘‘utiles à mon pays'', par la ‘‘beauté'' de ces maths et la bonne ambiance qui régnait parmi les chercheurs.
La soutenance de K a aussi été un moment important : voir son enseignant exposer sa thèse devant un jury de ‘‘grands matheux'', pour nous le concept de recherche en maths est devenu concret parce qu'on a vu nos enseignants le pratiquer ‘‘on live''»… Bien entendu, notre chronique ne peut pas entrer dans les détails nombreux et complexes de l'aventure mathématique algérienne qui démarre d'Alger pour s'étendre de proche en proche aux autres nouveaux départements de Constantine, d'Oran, etc. J'ai choisi d'en parler à un public plus large parce que le texte que j'avais lu et qui inspire entièrement mes propos tombe à pic pour attirer l'attention des lecteurs sur la complexité de notre, de «nos» histoires post-coloniales (celles des différentes disciplines universitaires, mais aussi des domaines industriels, agricoles, de santé, etc.) et plus largement des autres sphères de la vie sociale et politique.
L'histoire est évidemment une, mais en même temps elle recouvre plusieurs temporalités différentes selon les dimensions et les espaces particuliers qu'à trop généraliser, par précipitation ou ignorance, on finit par en écraser l'épaisseur et la singularité. Les représentations réductrices de la richesse de notre vie sociale à sa seule dimension politicienne font aujourd'hui des ravages dans les milieux qui «s'expriment» et travaillent comme un acide qui appauvrit l'histoire contemporaine, post-coloniale de la société. Ce petit texte sur le département de mathématiques d'Alger n'est qu'une fenêtre sur les richesses des savoirs et des savoir-faire accumulés par l'Algérie depuis son indépendance. J'avais dit précédemment que le département de mathématiques d'Alger avait eu «un coup de chance» avec le retour volontaire de Godement suivi ensuite par d'autres mathématiciens de renom mondial.
Mais pourquoi ce mouvement, qui plus est continu sur quelques décennies, vers Alger et plus tard d'autres départements de mathématiques ? Les rédacteurs de l'article sont clairs là-dessus ; je les cite : «Nous pensons que les motivations, en particulier politiques, ont été encore plus importantes (que les liens d'amitié). Tunis, par exemple, paraissait à un moment plus attractif, mathématiquement. Grisvard, par ailleurs, avait été VSNA au Maroc, d'autres, Boutet et Monvel, avaient rappelé que le pays leur avait plu, mais un choix politique a joué directement chez une partie d'entre eux» ; on peut noter qu'à l'exception de ces deux derniers, les normaliens étaient des promotions de 1959 et 1960. Ils ont vécu rue d'Ulm et d'après Bardos 80% étaient pour l'indépendance et ont massivement participé à la campagne contre la guerre. Les mathématiciens connus qui ont incité leurs jeunes collègues à enseigner au département de mathématiques d'Alger avaient participé au moins à la campagne contre la torture, en particulier dans et autour du Comité Audin. Ils avaient protesté contre le limogeage de Laurent Schwartz après qu'il ait signé l'appel des 121.
L'attractivité politique
On voit bien, à travers ces citations, que la «chance» de notre département de mathématiques n'était en réalité qu'une configuration de facteurs qui ont «convergé» pour aboutir à ce résultat heureux : une partie de l'élite mathématicienne française s'est sentie solidaire de l'Algérie indépendante dont elle avait soutenu la lutte et s'est portée volontaire pour l'aider à construire la discipline. Son «engagement pédagogique» n'était pas lié à un quelconque intérêt autre que le transfert volontaire de «savoirs mathématiques» et encore moins financier ou «stratégique» (pour continuer en quelque sorte l'action de la diplomatie de son Etat sur le terrain de la science) mais reposait sur une conviction personnelle. Il faut dire que pour ces mathématiciens de «gauche», anti- impérialistes, les auteurs de l'article reviendront souvent sur cette question, l'Algérie représentait alors un exemple de pays du Sud à soutenir.
L'attractivité politique de l'Algérie aura joué un rôle important dans cette aventure ; mais aussi le «patriotisme», ici appliqué au développement de la discipline, des partenaires et pionners algériens qui leur faisaient face, à commencer par le recteur Touri et le directeur de l'ENS de Kouba, Mostefaï. Les uns et les autres formaient en fait «une communauté» de savants transnationale qui a pu surmonter les adversités internationales de cette période tourmentée. On est loin, ici, des «IDE» et autre genre de relations «intéressées» qui ont fini par recouvrir les relations de l'Algérie à son extérieur. L'exemple des mathématiques est de ce point de vue plus intéressant que les autres disciplines, parce que cette science «froide» par définition a eu quand même besoin d'un coup de pouce du côté des convictions, des valeurs politiques et morales, des émotions donc pour se mettre en branle.
La raison, plus que partout ailleurs, est au cœur des mathématiques, mais pas moins qu'ailleurs, la volonté est nécessaire à leur déploiement. La chance d'Alger est qu'elle a bénéficié, au moment crucial de la naissance de ce département, d'une partie des mathématiciens français et de quelques Algériens qui croyaient dans leur discipline, mais, les uns et les autres étaient portés par la volonté commune de réussir leur projet scientifique. Dans cette configuration particulière, Maurice Audin aura joué «post mortem» un rôle central. Son assassinat a marqué la communauté mathématicienne française et c'est, j'en suis sûr, en pensant à lui, à sa mémoire que beaucoup d'entre eux se sont «engagés», en mathématiciens bien sûr, dans la construction du département de mathématiques d'Alger.
Ce «matheux» aura donc doublement contribué à la naissance de l'Algérie nouvelle. Sa lutte politique et son assassinat ont mobilisé politiquement l'intelligentsia française sur «la question algérienne» ; et quelques années après sa mort, il «remobilise» encore, mais cette fois-ci les mathématiciens français pour aider leurs collègues algériens à construire la discipline mathématique. Alors, si aujourd'hui son nom est associé à une place centrale et populaire d'Alger, qui de surcroît longe l'université, c'est qu'il a été à l'origine d'une double dynamique : celle de la communauté politique française opposée au colonialisme en 1957, celle ensuite de la communauté scientifique des mathématiciens français qui se solidarisent avec leurs «confrères» algériens pour mettre en place le premier lieu académique de la discipline après l'indépendance.
Pour conclure, et puisque de partout on parle de rétablir des «ponts» entre les deux rives de la Méditerranée, et qu'une caravane à la mémoire de Camus s'est déjà ébranlée de Paris pour arriver prochainement en Algérie dans ce but, pourquoi donc ne pas mettre en dialogue ce qu'auraient dit l'un et l'autre, de l'un et de l'autre. Audin «un Français de France», un mathématicien, Camus un «Français d'Algérie» comme on disait à l'époque, un littéraire, le premier défendant l'indépendance de l'Algérie pour maintenir la France dans l'idéal républicain de la révolution de 1789, le second justifiant son maintien, «en l'humanisant», dans l'Empire colonial qui en a dévoyé l'idéal fondateur. Deux idéaux donc qui se sont affrontés dans la France des années cinquante autour de la «question coloniale» et que ce «dialogue des morts» pourrait aider à revisiter.
Certes, ceci est une affaire «franco-française» essentiellement, mais rien n'interdit à l'ancienne colonie de venir en aide à l'ancien empire ! N'était-elle pas considérée comme «la perle» de cet empire ? Je plaisante, bien sûr, mais les cinéastes et comédiens algériens ont assez de talent pour remettre en scène, à travers ces deux personnages, le conflit des idéaux que la «question algérienne» a suscité alors en France, et encore aujourd'hui.
N. B. : Le texte en question devrait paraître en septembre 2010 dans le N° 9 de la revue Cahiers de la Recherche sur l'éducation et les savoirs. Dossier : la division internationale du travail scientifique.


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