C'était le 16 mai 1993. En dépit d'un silence morne dans les couloirs du ministère de la culture, rien de fatidique ne semblait se profiler à l'horizon. Et pourtant, je voyais pour la dernière fois mes amis, Tahar Djaout et Rachid Mimouni. Etant occupé ailleurs, je leur fis savoir que je ne pouvais être des leurs dans les travaux de la commission de lecture des scénarios. Et comme ayant l'air de s'enfuir, il fut question entre moi et Djaout de Paul Claudel, poète au souffle long, égal, mais dans un autre registre de Saint John Perse, autre grand poète célébrant l'homme d'une manière quasi mystique, Tahar, qui était en admiration du style de Claudel me dit: «Mon cher Merzac, cela demanderait une qaâda sous un figuier dans notre chère Kabylie !» Auparavant, je m'étais interrogé avec lui, Mimouni et les membres de la commission de lecture sur la difficulté qu'il y aurait à transposer, à l'écran, le roman de Mouloud Mammeri, La Colline oubliée. En effet, comment pouvait-on réécrire, par le truchement d'une caméra, ce roman, où l'écrivain, d'entrée de jeu, situe l'action quelque part dans un village de haute montagne et où il fait état du caractère éphémère de la verdure du printemps pour enchaîner sur celui des jeunes filles sur le point de se marier ? Et dire que nous parlions de poésie à un moment où l'Algérie se trouvait prise dans un corps à corps avec un intégrisme dévastateur et risquait, à tout moment, de sombrer à tout jamais ! Quelques jours après, soit le 26 mai, des balles assassines vinrent se loger dans la tête de Djaout, juste au moment où il s'apprêtait à monter dans sa voiture pour aller acheter le mouton de l'Aïd. On l'avait taxé de «mécréant», lui qui venait à peine de participer pleinement à la construction de la mosquée de son village natal près d'Azefoun. Rachid Mimouni, quant à lui, ne devait lui survivre que trois ans pour finir emporté dans un gouffre de tristesse en 1996. Mon ami, le romancier Abdelhamid Benheddouga (1925-1996), sans terminer sa phrase, m'avait alors résumé la situation : «Djaout, eh bien, il a une chance sur….». Je m'étais défendu de regarder le corps de Tahar étendu sur son lit à l'hôpital de Baïnem, car, durant les sept jours pendant lesquels les mailles de la mort se resserraient sur lui, j'avais espéré le voir vivre encore. J'ai dû donc répéter, à part moi, quelques strophes de la fameuse élégie écrite par le grand poète espagnol Federico Garcia Lorca (1898-1936), à la mémoire de son ami, le toréador Ignacio Sanchez Méjias, mort en combattant dans une arène de l'Andalousie : «Qui me crie d'approcher ? Ne me dites pas de le voir ! Je ne veux pas voir le sang de…» C'est pourquoi, aujourd'hui, il me plaît de voyager, par l'esprit, en direction de Grenade, non pour pleurer la mort de Djaout ou de Mimouni ou encore de quelques hommes de lettres et artistes algériens disparus dans un gâchis humain inégalé dans notre histoire, ancienne et moderne, mais, pour répéter à la suite de Garcia Lorca : «Que tous sachent bien que je ne suis pas mort !» – [email protected]