– Contre la burqa, contre l'agression des femmes de Hassi Messaoud, contre les élites de gauche… Avec le titre de votre dernier livre Une Femme en colère, on a l'impression qu'en effet, en ce moment, vous êtes particulièrement remontée… Non ! Ce que je dénonce, ce sont presque des évidences. Pour ce qui est du livre, le titre n'est pas le mien. Mais je peux vous assurer qu'il ne s'agit pas d'un pamphlet. Au contraire, c'est un écrit très serein, très nuancé, très argumenté. Une réflexion sur moi-même, aussi, en tant que musulmane. La burqa est incompatible avec la dignité des femmes. Il ne devrait même pas y avoir de débat. Est-ce qu'on débat de cela en Afghanistan ? Non. Mais en France, on a une approche presque pathologique de la religion musulmane. L'Islam est devenu un continent «noir», devant lequel on arrête de réfléchir, devant lequel même les hommes et les femmes de gauche abdiquent toute forme d'intelligence… – Mais ce débat a lieu parce que la tolérance de l'autre dans ce qu'il est fait partie des valeurs défendues par les intellectuels de gauche… Depuis une quinzaine d'années seulement. Mais les intellectuels de gauche ont d'abord défendu la liberté et la souveraineté de l'homme ! C'est seulement devant cette chose insupportable, le racisme, que l'on a inventé le concept de tolérance. Alors oui, la tolérance consiste à accepter l'autre même s'il se trompe. Et c'est une bonne chose, car cela ouvre un dialogue avec l'altérité. Mais la lutte contre l'intolérance a une limite : l'intolérable. En d'autres termes, jusqu'où doit-on développer la tolérance ? Normalement, dans une société, ce «jusqu'où» est limité par les principes et les valeurs que s'est fixé cette société. Je regrette que l'on n'y ait pas inscrit les droits des femmes, que le monde occidental ait toléré des pratiques antiféministes. – Enfin, en Algérie, certaines féministes disent que le débat sur la burqa est un débat franco-français et qu'elles ne se sentent pas concernées… Mais la burqa existe aussi en Algérie. Le scénario que j'entrevois pour l'Algérie dépend en partie de ce qui se passe en Europe, devenue un laboratoire de l'Islam «modéré». La burqa n'est qu'une provocation des mouvements radicaux. C'est pour cette raison qu'elle vient d'être interdite par le recteur de l'université Al Azhar du Caire. Et je pense que l'Algérie fera la même chose. – Vous êtes aujourd'hui une des voix les plus médiatisées sur la question du droit des femmes au Maghreb… Vous trouvez que je suis médiatisée ? Les Européens cherchent des directeurs de conscience parce qu'ils ont honte de penser. Ils ont peur de porter des jugements de valeur parce que l'extrême-droite s'est appropriée le jugement moral. Quand il y a un vrai débat sur ces questions-là, ce n'est pas moi qu'on invite mais Tareq Ramadan ! – Reconnaissez qu'en Algérie, les médias viennent facilement vous chercher… Oui, depuis Une Education algérienne. Les jeunes écoutent les gens de ma génération parce qu'ils s'interrogent. On leur a inculqué la religion comme une obéissance totale – alors qu'elle doit être le lieu du doute, du questionnement, de l'angoisse – et cela ne correspond pas à leur mode de vie… – Croyez-vous vraiment que la jeunesse algérienne ne se reconnaît pas dans l'Islam ? Bien sûr ! La preuve : ils ont envie de partir ! Ils ont envie de dialoguer avec les filles ! Vous croyez que le désir de l'être humain diffère d'un pays à un autre ? Non, il est le même. Ici, on l'enferme dans l'Islam dans un interdit social. On ne fait plus la part des choses entre les traditions de la société patriarcale et la religion. – Quand on vous voit sur un plateau télé aux côtés de Loubna Ahmed Al Hussein, on se demande un peu si vous n'alimentez pas un fonds de commerce… En France, les médias sont friands des histoires de musulmanes persécutées… Devant le drame des femmes de Hassi Messaoud, vous pensez vraiment que je me pose ces questions-là ? Je réfléchis simplement à la montée de l'islamisation des mœurs. Comment cette civilisation qui a brillé sur le monde ne s'intéresse aujourd'hui qu'aux cheveux des femmes ? Comment une grande religion monothéiste se focalise ainsi sur leur corps ? C'est inexplicable et les Français sont réellement intrigués par cette énigme. Ce ne sont pas les médias qui nous instrumentalisent, mais une certaine gauche radicale qui, au lieu de garder raison devant des questions comme celle de l'égalité, nous utilise pour exprimer son mécontentement contre les pouvoirs en place et défend l'indéfendable. Au lieu de nous écouter, parce que nous menons le même combat, nous avons cru que la révolution mènerait à l'universalité des hommes et des femmes, ils nous voient comme des ennemis. – Quel regard portez-vous sur le féminisme en Algérie ? Il existe, il est mobilisé – les féministes ont réussi à implanter des relais dans les institutions – mais c'est un mouvement qui a beaucoup de difficultés à travailler. Tout est contre nous ! De l'école à la mosquée, les idées antiféministes sont véhiculées partout. La famille, la société, la religion nous empêchent d'inventer une nouvelle forme de vie, de penser notre liberté. Mais pour les femmes, c'est une question de vie ou de mort. Elles ont obtenu des victoires, mais elles ne sont pas très aidées par le politique, car elles sont devenues par ailleurs, au même titre que la société civile, une monnaie d'échange entre les pouvoirs en place et le mouvement religieux. – N'avez-vous pas l'impression que les féministes mènent un combat trop idéologique ? En déconnexion avec le combat pour les autres libertés ? Au contraire ! Le mouvement féministe est né à l'intérieur du PAGS et des partis trotskystes, il a aussi des liens très forts avec les Ligues des droits de l'homme, l'UGTA. Alors on a peut-être trop dit que la démocratie entraînait de facto l'égalité, mais ce n'est pas vrai. Et les femmes doivent mener un combat particulier. Elles doivent arriver à subjectiviser leur identité de femme et à en faire un instrument politique. Regardez les revendications égalitaires : elles ont moins d'écho que celles contre les violences. Pourquoi ? Parce que les premières sont portées par des femmes déjà inscrites dans la société (universitaires, femmes actives…), alors que les secondes sont portées par toutes les femmes. A la différence de ce qui se passe en Europe, les féministes au Maghreb doivent porter leurs propres discriminations au cœur de la contestation. |Bio express ???? |1941. Wassyla Tamzali est née à Béjaïa. 1966-1977. Avocate à la cour d'Alger 1979. Chargée du programme sur les violations des droits des femmes au sein de la division des Droits de l'homme et de la paix de l'Unesco. 1989. Militante et membre des instances dirigeantes du FFS. 1992. Membre fondateur du Collectif Maghreb égalité. 1996. Directrice du Programme de l'Unesco pour la Promotion de la condition des femmes en Méditerranée. 1996-2003. Participation aux forums civils Euromed, en charge des rencontres de femmes et du dialogue des cultures. Membre du Réseau euro-méditerranéen des droits de l'homme. 2005. Membre du comité d'organisation du 10e Congrès mondial des études féministes sur les migrations. 2007. Une éducation algérienne : de la révolution à la décennie noire, Gallimard 2009. Une femme en colère : Lettre d'Alger aux Européens désabusés, Gallimard|