2) Un problème franco-français L'érosion du temps n'a rien entamé des mémoires : ici, quasi-unanimité nationale à la criminalisation du colonialisme ; là-bas, deux Français sur trois défendent l'épopée coloniale (5). Tandis que deux courants politiques majeurs s'affrontent, l'un, partisan de l'anti-repentance (droite, extrême-droite et armée), et l'autre, appelant à «la reconnaissance de la réalité des crimes qui ont été commis par la colonisation de 1830 à 1962», excluant, ainsi, l'emploi du terme repentance. Le Premier secrétaire du Parti socialiste ira jusqu'à se démarquer publiquement de la position des socialistes durant la guerre d'Algérie, pour en tirer la conclusion suivante : «Nous avons encore des excuses à présenter au peuple algérien. Et nous devons faire en sorte que ce qui a été fait ne se reproduise plus.»(6) Entre ces deux grands courants s'insère une troisième tendance qui propose que l'Etat, tout en évitant de faire acte de repentance, se manifeste par des gestes forts pour apaiser les tensions mémorielles, tels que la reconnaissance des «crimes coloniaux comme crimes contre l'humanité». D'autres préfèrent ne pas impliquer la puissance publique, et laisser cette mission aux historiens. L'initiative parlementaire, qui s'inscrit à contre-courant de la réconciliation recherchée, s'expliquerait par cette course effrénée pour séduire l'électorat à deux ans de l'élection présidentielle : la droite en réhabilitant le colonialisme à l'échelle nationale, et l'extrême-droite en érigeant, à l'échelle locale, des stèles à la mémoire des criminels de l'OAS, à l'exemple de ses quatre membres condamnés et fusillés le 6 juillet 1962. Parmi eux figure le chef du commando Delta qui a assassiné des centaines de civils, dont des intellectuels comme l'écrivain Mouloud Feraoun, des dizaines de femmes de ménage se rendant à leur travail et plus de deux cents dockers au port d'Alger. L'un des co-auteurs du projet de loi controversé est le député Philippe Douste-Blazy, alors n°2 de l'UMP. Celui-ci sera nommé ministre de la Santé puis promu ministre des Affaires étrangères et, à ce titre, chargé, pour la partie française, de la préparation du traité d'amitié ; un choix qui soulèvera bien des questions sur les intentions véritables du chef de l'Etat français : a-t-il cru en ces spéculations qui allaient alors bon train en 2003, excluant un deuxième mandat pour le président Bouteflika ? Et, partant, a-t-il jugé, en tacticien, le moment propice pour mettre son successeur devant le fait accompli ? Une manière de forcer la main à l'histoire. III) La repentance : un dialogue de sourds La non-reconnaissance des crimes coloniaux et la non-présentation d'excuses qui en découle renvoient la conclusion du traité d'amitié mentionné dans la déclaration d'Alger aux calendes grecques, tant les approches sont inconciliables. Des tentatives de dépassement inégales Sous la présidence de Jacques Chirac, seul ou en cohabitation, plusieurs mesures ont été annoncées en complément d'une démarche antérieure depuis l'amnistie réciproque décidée par les accords d'Evian, jusqu'à la réintégration, dans leur carrière, par Mitterrand, des derniers généraux putschistes de l'OAS. Des journées commémoratives, des fondations, des lieux de mémoire se multiplient pour satisfaire les revendications des soldats du contingent, des associations de harkis, des pieds-noirs et des «nostalgériques» (nostalgiques de l'Algérie française). Du côté algérien, la page a été délibérément tournée dès la fin des combats. Un effort surhumain très rare dans les relations internationales. Elle l'a été, malgré la séquestration, outre-mer, d'une partie de notre mémoire, les dégâts qui continuent d'être produits par les expériences nucléaires du Sahara, et les millions de mines, de tous genres, parsemées par l'armée coloniale, faisant encore, à ce jour, des victimes. «Pour dégager l'Algérie du colonialisme français, déclarait le président Boumediène, il fallait la guerre ; le peuple algérien l'a faite et les Français sont partis. Par conséquent, le but est atteint, et le peuple algérien n'en demande pas plus.»(7) Des actes forts de la présente décennie confirment cette volonté d'établir une coopération tournée vers l'avenir : multiplication des rencontres au niveau des chefs d'Etat (quatre en six mois ; octobre 2002 – mars 2003), participation au sommet de la francophonie à Beyrouth, organisation de l'Année de l'Algérie en France en 2003, présence du chef de l'Etat à la célébration du 60e anniversaire du débarquement de Provence et dynamisation de la coopération économique bilatérale. Des discours prisonniers du passé Le temps était donc au beau fixe entre 2000 et 2005, mais le passé commun douloureux était aussi là en arrière-plan, guettant la moindre occasion pour remonter à la surface : si le président Bouteflika suggère, devant l'Assemblée nationale française, aux ex-puissances coloniales, un acte de repentance en observant que «la lourde dette morale des anciennes métropoles envers leurs administrés de jadis s'avère ineffaçable, et pourquoi ne pas l'avouer, imprescriptible», son homologue a éludé cette question tout au long de sa visite d'Etat en mars 2003. Répondant dans les mêmes formes devant le Parlement national, il a évité toute condamnation du colonialisme, contrairement à ce qu'il fera, deux ans plus tard, à Madagascar, où, parlant des dizaines de milliers de manifestants nationalistes tués dans cette île, en 1947, il jugera «inacceptables les répressions engendrées par le système colonial.»(8) Peut-être a-t-il voulu, ici, calmer les esprits après la polémique créée par la loi controversée du 23 février, qu'un journal de gauche qualifie de «la plus odieuse jamais votée en France depuis Vichy». Il n'empêche que le président Marc Ravalomanana lui répondit : «Tout ça, c'est du passé, moi, je regarde l'avenir[…..] Je suis né en 1949, pas en 1947. On ne peut pas oublier ce qui s'est passé, mais moi je pense d'abord aux générations futures.»(sic) A Alger, l'hôte conclut simplement : «Ce passé complexe, encore douloureux, nous ne devons ni l'oublier ni le renier.» De quelle manière ? «En sachant le regarder en face.» Toute la problématique est là. Son successeur, le président Nicolas Sarkozy, propose de «tourner la page … maintenant», car «le futur est plus important». Il adopte un ton nouveau à Constantine, le 5 décembre 2007, peut-être en raison de son âge, puisqu'il est né un an après le déclenchement de la guerre : «Le système colonial a infligé au peuple algérien plus de cent ans d'injustices.» Il désigne ce système d'«entreprise d'asservissement et d'exploitation». Il ne pouvait aller plus loin pour des raisons de calculs internes à son propre camp. C'est pourquoi il se prononce «pour une reconnaissance des faits, (entendu des deux côtés), pas pour le repentir qui est une notion religieuse»(9, voire «à la limite des confins du ridicule». Aussi, préfère-t-il au traité d'amitié qui achoppe sur cette question, une convention de partenariat multisectoriel. Mais comme tout est lié en politique, son projet de l'Union pour la Méditerranée en pâtira. Il ne suscite pas d'enthousiasme, d'abord parce qu'il est conçu sur des blocages non résolus, ensuite parce que son auteur manifeste des sympathies pro-israéliennes démesurées, et persiste dans le soutien de la thèse de Rabat dans le conflit du Sahara-Occidental, au point d'adhérer publiquement à son «plan d'autonomie», conçu en dehors de toute légalité internationale.(10) Si bien que les relations politiques sont, à l'heure actuelle, au plus bas, exacerbées par des gestes peu courtois, dont le dernier en date est l'inscription de notre pays sur la liste des pays à risque dans le transport aérien. On est loin du «dialogue politique renforcé» souhaité en mars 2003, et rien n'indique que le prochain sommet de l'UPM fera avancer les choses. IV) Que faire pour l'avenir ? Deux aspects majeurs déterminent l'avenir de la relation algéro-française : le contenu humain et le poids du passé. Ils donnent leur spécificité à cette relation. Depuis l'émigration européenne Nord-Sud, au XIXe siècle, pour créer une colonie de peuplement en Algérie, et le phénomène inverse Sud-Nord imposé, un siècle plus, tard aux Algériens réduits à vivre dans la misère et le dénuement, les rapports humains se sont enchevêtrés entre les deux pays, au point de se transformer en liens quasi charnels : près d'un million d'Algériens vivent régulièrement en France dont la moitié ont la double nationalité ; des millions de Français ont leurs racines ici où il y a plus de francophones qu'à l'indépendance, alors que seulement 6% de jeunes Allemands apprennent la langue française. Dans notre commerce extérieur, la France occupe toujours le poste de premier fournisseur, et l'Algérie est son premier partenaire économique en Afrique et son troisième fournisseur en gaz… L'autre aspect déterminant tient à la manière dont s'est opéré le divorce entre les deux pays : une rupture violente qui a généré chez l'Algérien ce sentiment de méfiance qui le maintient en état d'alerte permanent, tant que les plaies ne se sont pas refermées. Aussi, cherche-t-il à être sûr que son partenaire n'est plus dans le même état d'esprit qu'en 1830. Reste la hiérarchisation des priorités que dicte l'impératif de développement national. Celles-ci ne doivent pas être tributaires des schémas de pensée trop rigides, pour ne pas se figer dans le présent au moment où tout bouge autour de nous. Ce qui n'est pas possible aujourd'hui sera laissé pour demain. C'est par une approche, bâtie sur ces deux facteurs (passé douloureux et densité humaine) et adaptée à une nouvelle armature intellectuelle rompant avec la culture coloniale et une certaine habitude de se réfugier dans le passé pour fuir les difficultés du présent, qu'il sera répondu au mieux aux attentes de nos peuples. A défaut, on restera au stade de l'amitié cérémoniale. D'où ce devoir qui nous interpelle de faire de ces relations d'Etat, d'abord des relations normales, avant de les élever au niveau de leur singularité. Pour cela, il importe de : – s'inspirer de la réconciliation franco-allemande en intensifiant les échanges humains à tous les niveaux : jeunesse, universitaires, chercheurs, élus, société civile, administration locale… ; – donner la primauté à l'économique sur le politique : créer une solidarité de fait autour d'intérêts concrets et éviter de recourir systématiquement, à chaque crise, à l'arme économique ; – restituer à l'Algérie sa mémoire : on ne saurait concevoir une amitié durable entre deux partenaires égaux, dont l'un confisque la mémoire de l'autre. Certes, une partie des copies des archives datant de l'ère coloniale a été restituée en 2008, mais elle est dérisoire, parfois au contenu banal, par rapport aux dizaines de tonnes transférées en France en 1962 ; – admettre l'incontournabilité de l'Algérie dans tout projet régional ou méditerranéen. Au moment où l'Europe se referme de plus en plus sur elle-même, il est une évidence à rappeler : l'Algérie, ce n'est pas seulement une opportunité commerciale ou un gisement d'hydrocarbures. C'est davantage une puissance politique qui a le droit d'avoir de grandes ambitions. Ignorer cette donne relèverait d'une méconnaissance du poids des facteurs géostratégiques dans la vie des Etats. Ce sont-là quelques propositions qu'inspire l'état continu de «ni amitié ni inimitié» entre l'Algérie et la France. Cinquante ans après leur séparation, l'histoire de la longue nuit coloniale demeure un sujet passionnel et donc, difficilement historicisable. Sa mise à jour est d'autant d'actualité que la mondialisation a, de plus en plus, tendance à raboter les différences pour fondre les identités. Mais une telle œuvre ne saurait s'accommoder d'une mentalité qui s'acharne encore à trouver, à l'ère des droits de l'homme, des aspects positifs à une entreprise criminelle, synonyme, dans la terminologie moderne, de crime contre l'humanité. Ensemble avec les démocrates français porteurs des idéaux de 1789, le passé commun ne sera plus un sujet de discorde, mais une truelle pour bâtir l'avenir commun. La repentance exigée ici, décriée là-bas, ne sera, alors, que la consécration d'une situation de fait vécue de part et d'autre de la Méditerranée. M. S. : Secrétaire général du PLJ : Parti de la Liberté et de la Justice (non encore agréé) [email protected] live.fr – Notes de renvoi : 5) Selon le sondage CSA-Le Figaro réalisé le 30 novembre 2005, 64% des Français se sont déclarés favorables. Parmi les sympathisants de la gauche et de l'extrême gauche, 57% le sont également. 6) Devoirs de vérité, dialogue de François Hollande avec Edwy Plenyl. Editions Stock. Paris 2006, p.229. 7) Discours du 19 juin 1966 . 8) Quotidien français Libération du 22 juillet 2005. 9) Quotidien El Watan du 10 juillet 2007. 10) Discours du 23 octobre 2007.