Une fois mariées, ces jeunes femmes s'adonnent à tout un rituel pour s'assurer la procréation. La nouvelle mariée boit 7 gorgées d'eau de la source et allume des cierges. Avant de quitter les lieux, elle y laisse une belle tamina, un gâteau à base de semoule, de matière grasse et de sucre. La nuit est «Kamra», et la pleine lune jette sur la plage un éclairage dévoilant à peine les traits des visages, juste ce qu'il faut pour donner forme aux belles silhouettes de ces centaines de femmes qui occupent chaque centimètre du sable de la plage. Cet hymne à la beauté des lieux se répète chaque soir d'été, ici, à la Baie des jeunes filles. Depuis le 20 juillet dernier, celle-ci fait le plein. Des milliers de baigneurs fréquentent cette plage située en plein centre-ville, protégée par le mont de Sidi Achour à l'ouest, et de la presqu'île d'El Jarda à l'est. La température, hors saison de ces derniers jours, et la clôture précoce, de fait, de la saison estivale, n'explique pas toute cette affluence. La Baie des jeunes filles est une plage qui vous pousse à l'aimer, à la fréquenter, et à apprivoiser ses vagues. Elle ensorcelle tous ceux qui l'ont visitée un jour. Un sort jeté depuis la nuit des temps par la déesse protectrice des lieux, la fontaine Aïn Eddoula, symbole d'une grande baraka ! Déjà, dans les années 1940, la plage avait fortement marqué la poétesse d'origine française, Collette Grégoire, connue sous le pseudonyme de Anna Gréki. La baie est décrite dans plusieurs poèmes de son recueil, «Alger». C'est ici, après les cours à l'école des indigènes, qu'elle venait écouter le silence des vagues. Si l'on se réfère au roman autobiographique de Fatiha Souiki, «La baie aux jeunes filles», durant les années 1940-1950, une partie de la vie des femmes de la cité se déroulait sur cette plage. Dès le printemps, la baie est fréquentée par les femmes colliotes. L'objet d'attraction est la mer, bien sûr, mais c'est aussi, et surtout la source d'eau Aïn Edoula, ou la fontaine publique, située plus à l'ouest, à 100 m de l'actuel hôtel Bougaroun. L'apparition d'un crustacé ou d'un poisson des rochers, au moment des cérémonies, est un bon présage. Celui-ci est annonciateur, selon la tradition, d'un heureux événement. La présence des femmes à proximité de la fontaine a poussé les hommes, durant cette période, à ne fréquenter que la partie de la plage située à l'est de la baie, celle qui est en contrebas de l'actuel stade Bendjama ou Bir Lefkaren. Ce cloisonnement a été renforcé durant la guerre de Libération. La présence d'installations militaires françaises et d'un établissement d'hygiène et de salubrité, pour reprendre l'appellation de l'époque, à Bir Lefkaren, a poussé les femmes colliotes à ne fréquenter que la partie ouest, soit Aïn Eddoula. Avec les événements du 20 août, la plaie est devenue béante ; même les hommes musulmans se sont retranchés à la plage de Aïn Eddoula, laissant celle de Bir Lefkaren aux Européens. En fait, Aïn Eddoula est devenue «la plage aux hommes» le jour, et celle des femmes en fin de journée. Avec l'Indépendance, les Colliotes ont recouvré leurs droits sur leur baie. Du coup, cette plage est devenue celle des habitants de la ville et des nostalgiques. Dès le début des années 1980, avec l'ouverture de l'hôtel Bougaroun, une nouvelle configuration de l'occupation du site est intervenue. Aux Colliotes des deux sexes Bir Lefkaren, et aux touristes Aïn Eddoula. Toutefois, le site de la source est resté une exclusivité féminine. A partir de 1990, le tissu urbain de Collo s'est élargi. Des cités-dortoirs ont vu le jour du côté des ex-Eucalyptus et Oliviers. (El Kalitouss et Ziaten). Ainsi, chaque soir, après 21h, des centaines de femmes descendent à la baie dans une longue procession. Chaque centimètre y est occupé, et ce jusqu'à une heure tardive. En 1996, même une bombe qui avait explosé à 30 m de la source n'a pas eu raison de cette tradition féminine colliote ancestrale: veiller à la Baie des jeunes filles !