Il le fait notamment en demandant leur libre concours à des historiens – ils savent qu'ils n'y seront pas censurés –, de nationalité et de champs de recherche divers, mais qui tous ont l'Algérie à cœur. Il leur incombe d'expliquer avec le souci de la déontologie historienne, en termes accessibles, mais sans tomber dans la facilité, les données historiques qui contribuent à modeler, consciemment ou inconsciemment, le présent de toute société : s'exprimer dans un journal, c'est pour l'historien le moyen sortir de son antre de chercheur, de toucher un plus vaste public, ce que ses ouvrages ne peuvent faire. Sans être certain d'y parvenir, conscient de ses humaines limites, c'est ce que l'auteur de ces lignes s'efforce ici de faire. L'Algérie a partagé le sort de l'aire islamo-arabe méditerranéenne et son système de représentation sur l'Europe et le christianisme çalîbiyy. Les Algériens ont le sentiment d'avoir été des mal-aimés de l'histoire au regard de l'Europe, voire par rapport au Mashreq. Il y eut, face aux arrogants modèles coloniaux, fascination compensatoire pour l'Orient islamo-arabe. Les élites issues d'une école française chichement dispensée à la masse, voire aussi les travailleurs émigrés découvrant une société inédite et le mouvement ouvrier, purent être séduits par de tels modèles français. Mais ce fut dans la soumission traumatique au système colonial. Entre leur Est et leur Nord, les Algériens auraient-ils quelque part été tiraillés par une double conscience ? La berbérité put être ressentie comme moins honorable que l'arabité, comme l'indiquent la célèbre trilogie identitaire des «ulamâ» et l'idéologie officielle du pouvoir. Ou vue, à l'inverse, comme la marque d'une valeur spécifique débouchant sur le berbérisme et le mouvement culturel berbère. Ainsi, les Algériens oscillent entre dévalorisation et survalorisation de leur moi collectif. Ils s'affrontent, même si et parce qu'ils se ressemblent. L'identité de base fut longtemps celle de communautés patriarcales méditerranéennes régies par une norme solidariste et unanimiste, la référence communautaire large relevant de l'umma al-muhammadiyya. Dans la patrie Algérie, la conscience d'une nation a flotté entre les identités des communautés de base et celle de la communauté universelle des croyants. Mohammed Harbi n'a-t-il pas intitulé un de ses livres L'Algérie et son destin, croyants ou citoyens ?(1) De tout temps, les Algériens ont vu avec méfiance tout pouvoir prétendant s'imposer à l'ordre communautaire de base. Ils ne croient pas à l'Etat parce que l'Etat s'est continûment confondu pour eux avec un appareil, segment de la société réticent à l'égard de tout consensus avec la société. La démocratie a été entravée par des pouvoirs autoritaires, mais aussi par une idéologie se méfiant de la démocratie comme contrevenant à la cohésion du sacré communautaire, la démocratie offerte étant de toute façon censitaire : clivée entre masse et élite. Le poids du passé colonial, enfin, pèse plus fortement en Algérie que dans toute autre société islamo-arabe. Nulle part une colonisation ne fut aussi pesante, une lutte de libération aussi sanglante. Les traumatismes et la déstructuration sociale et mentale portés par le colonialisme y ont durablement installé une culture du malheur tenant pour acquis que les Algériens étaient irrémédiablement constitués par la souffrance. D'où la cruelle ambivalence des rapports avec des valeurs présentées comme universelles par le colonisateur – éducation, rationalité, démocratie –, mais bafouées par lui ou utilisées comme instruments de séduction, donc de pouvoir, et constamment truquées. D'où la propension à s'arrimer à des valeurs refuges crispées, mythifiées. La société algérienne, en même temps repliée et ouverte de force sur l'Europe, devint à la fois la plus moderne et la plus réactionnaire du monde islamo-arabe. Plus que jamais, reste proclamé l'ancrage à l'Islam : le chantier majeur de ce XXIe siècle ? Une hyper-mosquée bétonnée au minaret haut de 320 mètres : la hauteur de la tour Eiffel, mais 120 mètres de plus que la supermosquée Hasân II de Casablanca… Issu à l'origine surtout de la résistance extérieure, le dirigeant algérien cultiva plus que la modernité culturelle, un modernisme technophile et une rhétorique obligée légitimée par la guerre de libération. Les délégations – révocables – consenties à des gouvernants/fusibles civils n'ont jamais masqué la réalité d'un pouvoir autoritaire. Le pétrole, en connivence structurelle avec les marchés mondiaux, relève d'un système rentier. Nonobstant quelques retombées – construction de grandes cités, réseau routier, scolarisation, de niveau consternant au demeurant–, la mal vie, le taux de chômage record, la fascination pour l'extérieur embrasent le désespoir des harragas. L'Algérie, privée de dizaines de milliers de ses cadres de haut niveau ayant fui leur patrie, a bien aussi de vrais démocrates, mais guère sur la scène politique. Et pourtant, contre vents et marées, la jeunesse algérienne a pour elle la force de sa vitalité, pour le pire, mais aussi pour le meilleur de l'aurore de demain.