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Dualisme agraire et fondement colonial en Algérie
Publié dans El Watan le 19 - 10 - 2010

(G.Galtier, Le vignoble du Languedoc Roussillon, p. 121, Ed Causse et AL. 1961). Dans l'Antiquité, Rome développa un cépage de cuve pour alimenter son peuple et ses légions, et la France coloniale pour une question d'équilibre qualitatif et quantitatif de son économie vitivinicole, mais surtout pour soutenir le mouvement colonial dans son essor en Algérie. Cela induit implicitement que le système vinicolite en question est un processus de création ex nihilo et relève de par l'articulation de stratégies politiques, de logiques économiques exogènes à la société autochtone.
Des structures productives indigènes
Au lendemain de son indépendance, l'Algérie héritait d'une économie agricole extravertie et fortement intégrée au marché métropolitain, voire du marché international. La précarité du système socio-économique légué a tout de suite été éprouvée au moment du départ massif de la minorité européenne qui consommait 40% de la production nationale. Dès lors, il paraît évident que de ce qui précède, résulte le fonctionnement du système productif agricole en général et de l'appareil vitivinicole en particulier. C'est ce qui explique le dysfonctionnement apparu à l'époque entre la structure productive et celle de la consommation en denrées agroalimentaires. Ce type de problématique incite à élargir la trame analytique du système vinicolite au-delà des mouvements économiques repérés par l'approche classique : les crises de surproduction et de pénuries et leurs corollaires respectifs, l'effondrement et la flambée des cours sur les marchés. La politique coloniale en Algérie, de par sa doctrine philosophique sous-tendue évidemment par un développement extrême du capitalisme du centre plus connu sous le générique d'«impérialisme» a constitué deux secteurs dualistes couramment appelés secteur moderne et secteur traditionnel, autrement dit, secteur colonial et secteur indigène. Ce dualisme agraire, fondamentalement significatif de deux sociétés, est caractéristique de deux types d'économies complètement différenciés mais non dissociés dans leur fonctionnement et leur finalité. Le premier secteur, aux mains de la minorité européenne, est qualifié d'agro-exportateur. Il se démarque du second de par les formes d'organisation et les moyens de production qu'il met en œuvre ainsi que par son mode d'insertion dans le marché mondial. Le second, plus vivrier que marchand, se fonde sur des structures communautaires et des moyens de production qu'il reproduit à l'identique à quelque exception près de génération en génération. Sa force de survie a résidé dans la solidarité de ses groupes lignagers et dans la forme de propriété foncière qu'il met en avant. Cependant, ce secteur longtemps traversé par de graves crises, essentiellement d'ordre politique, est loin d'être homogène ni de par sa base sociale ni de par ses moyens de production. Ce sont donc des crises qui perdurent, c'est-à-dire des crises structurelles.
Les effets de celles-ci sont bien mis en évidence par la stagnation des forces productives que traduisent bien d'ailleurs l'exploitation forcenée de sa force de travail tant intra qu'extra communautaire et surtout l'indigence de sa productivité économique.
Ses formes de propriété sont bien connues : les terres beylicales, les terres de l'Etat et celles privées du bey. Ces propriétés sont cédées aux dignitaires du régime ottoman et recourent au mode de production «khamasset» dans leur fonctionnement socio-économique. Les terres «habous», inaliénables en théorie, sont détenues par des institutions cultuelles, véritables chevilles ouvrières de l'appareil idéologique du régime politique et qui bénéficiaient en conséquence de l'usufruit. Les terres tribales, propriété communautaire en indivision, et dont la répartition et l'exploitation obéissaient à divers canons ethniques. Enfin, les terres «melk», propriété familiale indivise et dont l'organisation et le fonctionnement sont régis par des règles coutumières. Le pouvoir colonial, s'étant substitué de facto à la régence turque comme propriétaire immanent du domaine «beylical», se considérait en droit de recodifier la jouissance de ces terres. Le système cultural du secteur indigène est essentiellement dominé par trois cultures de base : l'orge, le blé dur et le blé tendre. La faiblesse de ce secteur peut être saisie par la productivité de ces cultures. Cette dernière oscille entre 4.67 et 7.20 qx/ha pour l'orge, 3.82 et 6.00 qx/ha pour le blé dur, enfin 3.45 et 6.62 qx/ha pour le blé tendre. Cette dispersion dans les rendements obtenus reflète les écarts de fertilité des sols existant dans le secteur indigène. Le rapport technique entre force de travail et moyens mis en œuvre reste éminemment rudimentaire tant dans la technique, c'est-à-dire dans la reconduction du savoir-faire ancestral que dans la qualité des moyens utilisés.
De la constitution du système productif colonial
Jusqu'au début des années 1880, la colonisation a tenté d'asseoir le développement de la céréaliculture en conservant au système local ses caractéristiques traditionnelles. A partir de cette date, le système céréalier élargit techniquement et économiquement sa base matérielle, mais sans réel progrès dans la productivité du travail social.
Par ailleurs, l'accélération des mouvements économiques à l'échelle mondiale est de plus en plus intense à cette époque : surproduction céréalière et sa répercussion sur la baisse des cours sur les marchés. Mais l'apparition concomitante, à cette date, d'un développement vitivinicole va rapidement s'affirmer comme une dynamique salutaire de l'appareil productif agricole et de l'économie coloniale en particulier.
La déstructuration de la propriété indigène par tout un arsenal juridique — ventes judiciaires, licitations, saisies, séquestre, etc. — a produit tout un lumpenprolétariat, une condition sine qua non pour la domination coloniale et sa pérennité sociale. Entre-temps, le mouvement social européen a nettement progressé, passant de 65 467 habitants à
195 418, regroupés dans quelque 496 centres. En 1881, la colonisation détenait quelque 946 376 habitants dont 882 099 ont été distribués gratuitement par les pouvoirs publics. Ce processus d'accaparement du capital foncier est appelé «colonisation officielle». Deux cultures, le blé tendre et le blé dur, occupent près du quart de la superficie totale distribuée à la colonisation à cette époque. Le système productif réalise quelques gains de productivité substantiels : 9.40 qx/ha pour le blé tendre et 8.40 qx/ha pour le blé dur. Cependant, cette productivité différentielle est la résultante de la fertilité des sols du littoral et du Tell algérien. L'extension des superficies du blé dur et du blé tendre, respectivement de 67.30 et de 21% au cours de la décennie 1870-
1880, a permis d'augmenter la production de plus de 40% par rapport à l'année de base.
Mais ce secteur conserve malgré tout un caractère extensif, c'est-à-dire utilisant très peu de facteurs d'intensification hormis le capital variable. Dans de telles conditions de productivité économique, le secteur céréalier n'a pu résister à la dure concurrence des grands producteurs céréaliers tels que les Etats-Unis, l'Australie et le Canada, qui envoyèrent dès 1874 des quantités considérables sur le marché français et ce, suite à la loi française du 15 juin 1861 ouvrant le marché à la compétition internationale. Les cours baissèrent à 15 F le quintal ; c'est le plus bas prix depuis 1815 où il avait atteint alors 15.78 F (CF.A. Benachenhou, Formation du sous-développement en Algérie, P.96, Ed.OPU. Alger 1976). Ces phénomènes économiques mondiaux ralentissent ou accélèrent les tendances à la vente ou à l'achat du capital foncier. A cet effet, les transactions foncières dites «libres» laissent apparaître certains mouvements notés par la statistique officielle de l'époque. Ainsi, les indigènes ont vendu sur ce marché aux Européens quelque 61754 ha pour une valeur globale de
7 855 063 F ; tandis que ces derniers ont revendu aux autochtones 12 449 ha pour une valeur de
2 277 403 F. Ce contexte économique international poussa alors le pouvoir politique français à intervenir dans le secteur céréalier selon les mécanismes habituels de régulation du marché, c'est-à-dire le recours au protectionnisme et la suspension de la concession gratuite des terres à la colonisation. Ces quelques indicateurs économiques montrent bien que, de par son caractère aléatoire est dominé économiquement, la céréaliculture n'a pu constituer un secteur moteur de l'économie coloniale en l'absence de politique financière adéquate et de techniques de production intensives et ce, nonobstant une politique foncière et de marché du travail très généreuse pour la colonisation.
Une crise salutaire pour le système colonial
La conjonction de deux facteurs, la stagnation ou la crise quasi-permanente de l'économie céréalière et la crise phylloxérique qui ravagea le vignoble français en 1875, détermina le développement en force de la vitiviniculture en Algérie. Cette crise phylloxérique réduisit le vignoble français de
2 499 000 ha à 1 817 000 ha en 1890. Les importations françaises passèrent alors de 100 000 hectolitres en 1870 à 12 658 000 hectolitres en 1888. (G. Galtier, OP. cit. P.142). Cette crise sur le sol français finit donc par vaincre les réticences des pouvoirs publics qui craignaient jusque-là de voir la viticulture coloniale concurrencer rapidement celle de la métropole. Cette nouvelle donne politique rassurée en fait la colonisation en Algérie qui arrivait mal à asseoir son développement économique et où une série de mauvaises récoltes avait provoqué un déficit de la balance commerciale de 75 millions de francs en 1895 (G.Blanc, La vigne dans l'économie algérienne, p.17, thèse Montpellier I 1967). En 1878, la colonisation n'arrivait pas encore à produire sa propre consommation de vin. Elle importa
423 000 hl en 1846, dont 99% de cette quantité, étaient de la métropole. Sa production s'élevait à cette date à 338 200 hl. Dix ans plus tard, celle-ci atteignit 2 761 168 hl.
En quatre ans, elle passa de
1 620 284 hl à 2 821 386 hl, soit une augmentation de près de 75% en 1892. Résumons succinctement les déterminants du développement de la viticulture coloniale en Algérie : la stagnation du secteur céréalier et ses crises répétées de 1851 à 1870 et ce, malgré une politique foncière et de l'emploi largement favorable ; la crise du vignoble français en 1875 ouvrant le marché du vin à la production coloniale. Mais comment s'est réalisé en fait ce prodigieux essor de la vitiviniculture en Algérie ?
Pour cela, le pouvoir politique a articulé un ensemble de stratégies sectorielles bien définies : la poursuite et l'accélération du démantèlement de la structure foncière indigène pour redéployer à grande échelle le marché foncier et du travail ; la mise en place d'un système financier pour le secteur agricole ; le transfert des techniques culturales et de vinification de la métropole et l'apparition de la mécanisation des opérations culturales ; enfin, le développement des circuits de commercialisation poussé des fois jusqu'à l'intégration complète de la filière vitivinicole. L'indice de la superficie viticole en Algérie a ainsi évolué de 100 à 761.82 de 1880 à 1914, et celui des nouvelles plantations de 100 à 340.14 (CF.H.isnard, La vigne en Algérie, P.351, Orphys -GAP. 1951).
Les différents processus de désintégration du système foncier autochtone ont permis à la loi Warnier de 1873 de «franciser» quelque 40% de la superficie agricole de l'époque. En 1930, sur une population active de 1 730 947 personnes, 40% sont des «khammes» (ouvriers payés au cinquième de la production) et 20% de journaliers. Le financement du secteur viticole n'est pas en reste et les dettes à long terme et hypothécaire sont évaluées à 2.7milliards de francs en 1900. Au plan technique, les premières productions proviennent des variétés carignan et cinsault (G. Galtier, OP.cit.P.260). Le cépage noble, tels le syrah et le pinot, représentait quelque 8% de la surface totale de l'encépagement en Algérie. Les difficultés posées par les moûts de raisin, de goût «aigre-doux», furent résolues par l'introduction des techniques de vinification avec refroidissement des moûts. L'intensification de la culture mécanisée a été facilitée par la politique du crédit, largement favorable à la viticulture. Cette mécanisation a provoqué un développement considérable des forces productives : ainsi les rendements sont passés de 36 à 70 hl à Aïn Témouchent et au centre du pays ; la productivité du travail social de 100 jours de travail par an et par hectare à 56 jours, et les coûts des labours ont chuté de 47 325 F/ha à 17 850 F (G. Galtier, OP.cit.P.119). Enfin, un système commercial d'une extrême efficacité va par achever tout cet édifice du système vinicolite en Algérie.
Cinq catégories d'agents intervenaient dans le négoce vitivinicole : les négociants, les commissionnaires forfaitaires, les courtiers ou auxiliaires du commerce, les grandes maisons de négociants et enfin, quelques grands producteurs intervenant directement dans le marché de la consommation (G.Galtier, OP.cit). A la veille de l'indépendance, les exportations agricoles de la colonisation représentaient une valeur globale de quelque
162 676 500 000 F, dont 74% provenaient de la production vinicole. C'est ici que s'achève l'histoire économique de cette culture tant décriée à l'indépendance par les nouveaux recteurs de la conscience sociale. Ces derniers iront jusqu'à écrire dans une certaine presse de 1964, ce funeste anathème : «Cette marchandise importée par Marx et Lenine n'a pas sa place dans l'Algérie musulmane qui s'est confiée au destin et à la présidence de Dieu. Notre socialisme arabo-musulman refuse la lutte des classes (sic), en interdit l'abolition (sic), respecte la propriété privée.»
Et depuis cet oracle, la tragédie sociopolitique perdure dans ce pauvre pays de chimères.


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