Le rapport 2010 de l'Unesco, Investir dans la diversité culturelle et le dialogue interculturel, a mis le doigt sur l'échange inégal des flux marchands liés aux biens et aux services culturels, les politiques protectionnistes importantes touchant aux biens culturels industrialisés et l'absence de protection des savoirs, produits et cultures traditionnels. Ces données sont au cœur des enjeux qui divisent les partisans de la convention et les politiques commerciales au sein de l'OMC. Si les industries culturelles dans le monde sont caractérisées par leur absence d'homogénéité et des modes de structurations économiques, juridiques et techniques très diversifiées, elles posent problème dans leur manière de produire et de diffuser la production culturelle en favorisant la diversité et en respectant l'intégrité des cultures. On note à la fois des inégalités dans les rapports culturels entre le Nord et le Sud, mais aussi au sein des pays dits développés. Ainsi, si l'on regarde ce qui se passe dans le marché de l'art, on remarque que les 10 premières places de marché aux enchères d'art contemporain sont dominées par les pays les plus industrialisés abritant le plus grand nombre de transactions (Rapport Artprice, 2008/2009). Le réseau reste autocentré et ne s'ouvre guère à d'autres places, y compris à travers les pays dits émergents. Ce qui oppose particulièrement les artisans de la protection de la diversité culturelle à l'OMC, c'est la définition de ce qui relève de la culture marchandisée et non marchandisée. Ainsi, la musique ou les livres qui possèdent cette double appartenance, posent, en tant que produits marchandisés, des problèmes pour la protection des cultures dominées. Pour le livre, les enjeux de la numérisation sont à la fois des questions économiques, éthiques et sociales fondamentales. L'éditeur français Gallimard a créé une structure de numérisation de son fonds car il dispose d'un des plus prestigieux catalogue (25 000 titres) qui rapporte, à lui seul, deux tiers de son chiffre d'affaires. A plus vaste échelle, 8 millions de pages sont numérisées chaque année par la Bibliothèque nationale de France et plus du double par Google. En réponse au méga-projet de numérisation de centaines de fonds privés et publics dans le monde, initié par Google, les Européens ont mis en place depuis quelques années la bibliothèque numérique Européana. Les divers développements de la numérisation suscitent des interrogations sur les nouveaux usages de lecture à travers les supports de différents types (e-book, consoles de lecture, mobiles, etc.). L'offre de lecture que propose la numérisation bouscule le marché du livre et de l'édition papier par une multitude de produits et de services qui vont du fichier autodégradable pour l'emprunt à l'abonnement aux bibliothèques virtuelles. De la consultation libre au téléchargement, ce nouveau dispositif engendre la perspective de librairies virtuelles qui, à travers leurs sites ou des bornes wifi, favoriseraient le téléchargement payant. Ce développement a donné lieu à des codifications nouvelles (watermarking, l'empreinte numérique), à des formes d'écritures fondées sur l'hypertexte, illustrées par la vogue des weblogs ou blogs, et des questions juridiques : droits électroniques, droits dérivés, droits de la propriété intellectuelle en général et notamment de la notion de propriété inaliénable du contenu quand on peut constater que Bill Gates et sa société Corbis sont propriétaires des droits de 65 millions d'images dans le monde, dont 2 millions sont en ligne. Si la numérisation du livre assure une sauvegarde du patrimoine national et mondial, ouvre nombre de productions à d'autres lectorats et facilite l'accès à la production éditoriale grâce à un simple clic, elle risque cependant d'accentuer la fragilisation de la chaîne du livre (imprimeurs, distributeurs, libraires…). Elle tend ainsi à réduire l'espace de l'échange (lecteur-libraire, lecteur-bibliothécaire, lecteur-auteur) à une transaction virtuelle en chambre. Elle pose, enfin, un problème de contrôle des ressources mondiales (à travers l'éditorialisation des contenus) et des dangers de la monopolisation des accès aux contenus que fait courir par exemple l'opération pharaonique de numérisation qu'entreprend Google. Enfin, dernier enjeu du développement du livre à l'échelle mondiale et régionale, la question de la traduction est aujourd'hui centrale pour les producteurs (auteurs, éditeurs) et pour les lecteurs. On sait que les traductions ont augmenté de 50% entre 1980 et 2000. Mais ce développement est très inégalitaire puisqu'il tend à privilégier une seule langue, l'anglais, au détriment de toutes les autres. L'Index Translationum de l'Unesco indique que 55% des livres traduits le sont à partir de l'anglais, quand seuls 6,5% le sont à partir de toutes les langues vers l'anglais. A cela s'ajoute la progression de la traduction technique au détriment de la traduction littéraire. On estime, dès lors, que la seule conduite pour maintenir un équilibre des échanges dans ce domaine tient à des stratégies régionales (maghrébine, africaine, méditerranéenne, arabe, etc.). Ainsi, la Fondation Kalima, basée à Abu Dhabi, a financé cette année un programme de traduction en arabe de 500 ouvrages édités dans 16 langues. Le marché du livre francophone montre à la fois l'intérêt et les limites des échanges culturels dans les mêmes aires linguistiques. Grosso modo, on peut délimiter plusieurs entités : la France, la Belgique et la Suisse Romande ; le Québec ; le Maghreb et l'Afrique subsaharienne. Dans la dernière décennie, la France a publié cinq fois plus que l'ensemble des pays francophones et demeure de ce fait le 1er exportateur de livres. En Afrique, 90% des livres vendus proviennent de l'Hexagone. A l'inverse, la diffusion de la production francophone hors hexagone est quasi-confidentielle, hors les salons, foires du livre et semaines culturelles dédiées à des pays francophones. Dans ce sens, on notera quelques initiatives pour corriger ces dysfonctionnements. L'Alliance des éditeurs indépendants, créée en 2002, fédère une centaine d'éditeurs francophones issus d'une trentaine de pays. Elle a lancé un appel aux auteurs, éditeurs et aux institutions francophones pour promouvoir l'édition et la diffusion du livre en Afrique. Ces éditeurs ont constaté qu'une grande partie de la littérature africaine est produite et diffusée hors du continent en restant difficilement accessible dans les pays d'origine. A cet effet, ils proposaient de développer la co-édition et le soutien institutionnel aux différents métiers du livre en Afrique. Pour le monde arabe, c'est dans les pays du Golfe que les initiatives sont les plus importantes en matière de management du livre. L'exemple de Kitab, qui organise annuellement l'Abu Dhabi International Book Fair, est tout à fait exemplaire. Créée en 2007, cette joint-venture entre l'Autorité d'Abu Dhabi pour la Culture et le Patrimoine et la Foire du livre de Francfort, a pour but de dynamiser l'industrie de l'édition dans la région MENA et de veiller à l'amélioration des normes professionnelles, tout en contribuant à élever Abu Dhabi au statut de centre régional d'édition par des campagnes de promotion de la lecture, de nouveaux modes de distribution… Au niveau macro-économique, les regroupements éditoriaux, le développement du circuit médiatique dans la promotion du livre, le poids des prix littéraires prestigieux, le dépérissement de la librairie au profit des grandes chaînes de distribution (et bientôt des entreprises du discount), mettent en péril auteurs, petits éditeurs et libraires dans le monde occidental et plus sérieusement les éditions nationales, en particulier au Maghreb et en Afrique subsaharienne. La sauvegarde de la diversité littéraire dans les pays du Sud implique la mise en place de mécanismes de soutien qui puissent compenser les tendances du marché, fondées sur la politique des best-sellers et du turn-over rapide des importations et du réassortiment des rayons des librairies. Cependant, dans l'économie du livre, on retrouve les lignes de force assez traditionnelles d'un impérialisme qui fait peser les frais financiers du monolinguisme sur ceux qui défendent la diversité culturelle. Comme les USA ne traduisent pas, il revient aux pays où la littérature est écrite de financer la traduction en anglo-américain. Constatant en effet qu'on «ne trouvait pas plus de deux ouvrages étrangers dans la liste des 100 meilleurs livres de l'année publiée par le New York Times en 2004», Michel Beniamino souligne que les différents Etats européens sont donc contraints d'investir dans la traduction, «soit en créant des emplois dédiés à cette tâche […] soit en finançant des opérations de promotion […], soit en finançant des traductions que les éditeurs américains ne veulent pas payer avec leurs dollars». Pourra-t-on, demain, parler de «bibliodiversité», concept lancé cette année dont nous devrions connaître assez vite le sort, tant les choses évoluent rapidement ? *Professeur à l'Université de Mostaganem. Directeur de recherche associé, CRASC Oran. Projet «Champs culturels en Algérie et mondialisations». Une partie de ces réflexions a été présentée par l'auteur en mars 2010 à l'Université des Affaires étrangères de Pékin.