Au départ, le choc, le scénario pas rose de Calcutta. Les reporters des quotidiens The Statesman et The Hindustan Times en témoignent chaque jour : c'est un capharnaüm ! Les interminables embouteillages, les gaz d'échappement, les klaxons d'automobiles et autres véhicules à deux ou trois roues, les rumeurs de la foule, les dormeurs pieds nus sous les arcades servant de dortoirs, le boucan des générateurs collés aux portes des boutiques quand le courant s'en va ! Quand on roule de l'aéroport vers le centre, au milieu d'un trafic congestionné d'autos, de bus et de camions, on voit les immenses affiches de films collées sur des murs pleins de graffitis en bengali et en anglais. On passe à côté de bâtiments en béton délabrés. On dépasse des vélos pousse-pousse avec des familles assises à l'arrière et des charrettes surchargées de ballots de marchandises, poussées on ne sait comment par des hommes. Et, déjà, la grande foule de cette cité imprévisible, chaotique, tout en étant vibrante et pleine de vitalité. Un slogan sur l'arrière d'un autobus : «Kolkata is forever !» Soudain, on tombe sur des quartiers calmes, bien organisés où de grands arbres, des banians, entourent d'élégantes demeures, des palais babyloniens comme The Marble Palace, la Bibliothèque nationale, The Asiatic Society ou The National Museum, avec leurs pelouses et fleurs. Ces maisons auraient pu périr dans un climat humide et poussiéreux, mais on les a gardées intactes, à force d'entretien. Les Anglais, malgré tout, ont laissé ici de somptueuses demeures. Ils s'étaient enrichis dans le trafic de jute et de l'opium avec la Chine pendant plus d'un siècle qu'a duré la colonisation de l'Inde. Leur occupation a connu des avatars et quelques ambitieuses idées architecturales. On est arrivé à «Downtown» et j'observe les «civil servants», habillés de coton blanc, leurs «briefcases» à la main, serrant leurs journaux sous le bras et déployant leurs grands parapluies noirs contre l'ardeur du soleil, en se dépêchant d'entrer dans un étrange bâtiment rococo, The Writers Building, siège de l'administration. Voyage éclair dans la mégapole pour recevoir de plein fouet l'atmosphère fiévreuse qui baigne les rives chaudes du Gange. Histoire aussi de voir si la réalité ressemble à tous ces films tournés à Calcutta et vus lors de plusieurs éditions du Festival de Bombay. L'irremplaçable cinéma bengali que la Cinémathèque algérienne a tant fait connaître durant les années fastes (seventies et eighties) avec les films de Satyajit Ray, Mrinal Sen, Goutam Ghose, Buddhadeb Dasgupta… De Satyajit Ray, il ne reste que sa grande maison qui paraît vide. Seuls de grands oiseaux noirs sont perchés sur ses balcons. De Mrinal Sen, toujours bien portant, il suffit de dire son nom au chauffeur de taxi, sans lui fournir d'adresse, pour qu'il vous dépose, après avoir roulé au pas sur le grand boulevard Chowringhee, dans Beltoa Road, juste devant sa maison. Mrinal Sen, dont le beau film Khandahar (Les ruines) a été présenté, restauré, au 12e Festival de Mumbai, fait un cinéma politique radical. On se souvient des premiers films en noir et blanc, pleins de rage contre la bourgeoisie indienne anglicisée qui préfère observer le «tea time» et le rituel du «gin and tonic» plutôt que de se retourner, dans la rue, sur les corps nus et affamés. Bref, Mrinal Sen c'est l'un des noyaux forts du cinéma bengali, un cinéma hors système, indépendant et rebelle. La plus haute distinction que l'Inde accorde aux films de qualité exceptionnelle a été décernée à Mrinal Sen. Calcutta est sans doute une autre Babel cinématographique. Mais on est prêt à croire aussi, au hasard des promenades, vu les piles de livres montées comme des échafaudages devant les bouquinistes de College Street, que la vie de l'intelligentsia bengalie tourne autour de la littérature et de la poésie autant que du septième art. Des piles et des piles de livres, dont beaucoup écrits en anglais. Les écrivains indiens écrivent souvent en anglais et considèrent cette langue comme la leur. Salman Rushdie vit à New York, d'autres vivent à Londres ou à Toronto et sont continuellement entre l'exil et l'Inde : Anita Desai, Ruth Pramer Jhabwala, Vikram Chandra, Amitav Gosh, Rohinton Mistry… Nous voici sur les décors de deux films, beaux comme des diamants. C'est ici qu'Aparna Sen a tourné Iti Mrinalini (La Lettre inachevée) où elle y joue également. Triste histoire, mais drôlement bien mise en scène, sur la vie d'une star au bord de la dépression nerveuse. On la voit dans le salon de sa magnifique demeure, rédigeant ses dernières volontés. Elle ne tourne plus, c'est une survivante du cinéma d'une époque révolue. Amertume et désespoir aussi dans un autre film tourné, ici, à Calcutta, par Sanjoy Nag, Memories in March. Une femme est hantée par la mémoire de son fils, victime d'un banal accident de voiture. Elle arrive de New Delhi pour récupérer l'urne de ses cendres. Tranches de vie, regrets les plus vifs, atmosphère lourde… Retour à Beltoa Road, chez Mrinal Sen. Il décrit Calcutta comme étant son eldorado. Il lui arrive de quitter sa ville souvent, une semaine à New York, dix jours à Alger (c'était en 1987, pour le 25e anniversaire de l'Indépendance, invité officiellement par Chérif Rahmani, alors wali d'Alger…) Mais il ne tarde jamais à l'étranger. Parlant de sa ville, Mrinal Sen dit : «I cannot escape from it !» (Je ne peux pas lui échapper). Il l'a filmée sous tous les angles, sous la mousson, dans les grèves générales à répétition, dans sa paralysie quotidienne et son énorme effervescence. Il aime sa grandeur et sa décadence, sa richesse et son extrême pauvreté. A propos des marches syndicales, quasi quotidiennes dans une ville dirigée par le parti communiste, Mrinal Sen raconte cette histoire incroyable et pourtant vraie. Un beau jour, à Calcutta, débarque le grand cinéaste français (aujourd'hui disparu), Louis Malle, qui voulait tourner un documentaire. Il dit à Mrinal Sen qu'il est fasciné par les visages des foules qui manifestent dans la rue. Tout en sachant qu'il était interdit de filmer sans autorisation, Mrinal Sen amène Louis Malle sur le parcours d'une manifestation estudiantine. Une Jeep stoppe devant eux. C'est celle du commandant de la police de Calcutta. Mrinal Sen négocie pour son ami et il prononce son nom. Soudain, un éclair de joie jaillit dans la figure du chef de la police : «Louis Malle ? Une chance qu'il soit ici. Présentez-le moi, j'aime beaucoup ses films, j'ai vu plusieurs fois Zazie dans le Métro. J'ai appris le français à l'Alliance française et j'ai traduit en bengali des poèmes de Louis Aragon !» Tout ça dit dans un seul souffle. Le commandant salue Louis Malle, l'autorise à filmer et cet homme cultivé s'en va tabasser les étudiants ! Cette histoire ne peut arriver nulle part ailleurs qu'à Calcutta. Ce jour-là, Louis Malle a tourné les premières images de L'Inde Fantôme, sélection officielle au Festival de Cannes 1969. Un film où il interroge les visages des manifestants, où il montre le drapeau rouge de la révolte qui gronde. Depuis des décennies, les étudiants de Calcutta dénoncent les crimes impérialistes. Depuis le guerre du Vietnam, tous les présidents américains ont vu leur effigie brûlées sur ces trottoirs. Il y a quelques jours, à Bombay, seul un petit groupe, bien organisé, a hué Obama et crié des slogans contre la présence américaine en Irak et en Afghanistan. Pour que les traces de l'agression américaine au Vietnam demeurent à Calcutta, le consulat américain est situé au numéro 5 de Ho-Chi-Minh Street ! Au numéro 1 de la même rue, on trouve le consulat anglais… Pour Mrinal Sen, Calcutta est une affaire de cœur. C'est sa muse, son inspiration… Parmi ses films, plusieurs ont été primés dans les festivals : Calcutta 71, Agantuk, Khandahar, Antarem… On les a vus à Alger, à la Cinémathèque et à la salle Afrique. A Alger, vêtu de blanc, il marchait dans Belcourt comme une figure de proue. Il entrait dans les boutiques en disant «Assalam alaïkoum !» comme à Calcutta, l'expression étant la même en langue bengalie. Comme sarwal pour pantalon, tarikh pour histoire, yima pour mère, mots de l'ourdou, la langue des musulmans indiens. Quand il est revenu, il a dit fièrement à ses amis : «A Alger, j'ai été reçu en grande pompe, je logeais dans une superbe résidence officielle où, la veille, dormait le colonel Kadhafi !» C'était le temps où la capitale de notre pays était une capitale du cinéma mondial et accueillait les grands noms du grand écran comme des chefs d'Etat. Il y a comme un sentiment romantique chez lui pour aimer tant Calcutta. Beaucoup de poètes, de cinéastes ici, dit-il, éprouvent le même sentiment, une fidèle loyauté envers leur ville que l'on présente partout comme un chaos. «My City right or wrong !», disait Satyajit Ray qui a fait les plus beaux films indiens ici. Brillants, inventifs, pamphlétaires, les artistes bengalis rêvent bien sûr que les choses s'arrangent. Ils soutiennent les manifestations quasi quotidiennes. Le parti communiste du Bengale est encore puissant. A Calcutta, paradoxe, on trouve une statue de Lénine, mais pas de Gandhi ! On dirait que cette cité de quelque quinze millions d'habitants n'a pas pardonné à New Delhi de lui avoir pris, au début du siècle dernier, en 1911, son statut de capitale de l'Inde. De cette époque coloniale, où Calcutta était la seconde ville de l'empire britannique après Londres, il lui reste le cricket, les courses de chevaux et les golf-clubs qui perpétuent les souvenirs des cigares de Winston Churchill. Calcutta est aujourd'hui fière de son nouveau pont sur la Hooghly River et de son métro à air conditionné, qui date déjà de plusieurs années mais ne suffisant pas, loin de là, à calmer l'intolérable tension sur les transports publics. C'est le seul métro de toute l'Inde. A chaque station, on y a inscrit des poèmes de l'illustre écrivain bengali, Rabindranah Tagore, auteur de Gitanjali et prix Nobel de littérature en 1913. A Tagore House, on a conservé ses livres, ses objets, ses meubles. C'est un musée, une université, un centre dramatique, un institut d'art, de musique et de danse. un eden pour les uns, un enfer pour d'autres, Calcutta valait bien ce détour, même rapide. Quelques emplettes avant de repartir. Beaucoup de livres, la production nationale est florissante en Inde et les prix très bas. Des CD aussi : Ragas du Pandit Hariprasad Chaurasia et de Ali Akhbar Khan. Et une dernière visite au restaurant de Park Street où tournent trois ventilateurs pour rendre hommage à un plat de «fish and curry» afin de chasser l'amertume du départ.