Je l'ai vue à la daïra. J'allais chercher l'imprimé devant servir à l'acquisition du logement social où j'habitais. J'ai bien peur qu'on ne change de loi à ce propos. Je n'ai jamais eu de chance avec les lois. Dans les années 1970, j'avais rempli un formulaire et présenté un volumineux dossier, après avoir obtenu obtenu le permis, pour l'acquisition d'un véhicule, en vain. J'avais attendu deux années pour rien, on avait arrêté cette formule. Dans les années 1980, ayant ouvert un livret d'épargne pour l'acquisition d'un logement, il en sera de même. Aussi mon appréhension était-elle opportune, de mise. Selon une personne avisée, si notre pays est un des grands producteurs de lois, il n'en applique aucune. Cependant, toujours selon lui, celle concernant la cession des biens de l'Etat, est la seule loi qui ait été appliquée et bien appliquée, et de plus au dinar symbolique. Encore s'agissait-il à l'époque de belles villas et de biens immobiliers dits « vacants ». Puis, de temps en temps, la loi refait surface pour permettre de vendre des appartements dont le prix, évalué on ne sait sur quels critères, est excessif, d'autant plus qu'ils font partie d'immeubles qui ne sont pas construits dans les normes, qui s'effondrent à la moindre secousse tellurique, il n'y a qu'à voir ou se rappeler par exemple l'hécatombe de Boumerdès. N'empêche, citoyen en sursis, je voulais bien avoir un chez-si, bien à moi, m'épargnant le va-et-vient mensuel pour le loyer. Cependant, j'ai bien peur que, le temps de constituer le dossier, un tas de paperasses, la récréation soit terminée… Je l'ai vue aux prises avec le planton qui ne voulait pas la laisser entrer chez le chef de daïra. C'était une vieille femme bien de chez nous et d'une certaine époque. Elle devait avoir dans les soixante-dix ans, elle n'était pas encore ratatinée, mais elle n'en était pas loin. Son visage était tout plein de tatouages, et ses yeux joliment soulignés au khôl. Elle portait une robe orange et noir, un châle noir et un parapluie dans la main. Elle voulait voir le chef de daïra pour lui demander pourquoi « l'Obigi » ne lui donnait pas de logement. « Ce n'est pas l'OPGI qui attribue les logements sociaux - avant peut-être - mais maintenant c'est une commission composée de plusieurs représentants d'autant de secteurs », répétait le planton. Cela est vrai, avant peut-être, c'était cet office de promotion et de gestion immobilière qui faisait la pluie et le beau temps, mais maintenant c'est toute une commission qui se réunit et étudie les dossiers de demandes pour dresser enfin la liste des bénéficiaires. Après avoir obtenu sans peine l'imprimé en question au 1er étage, je redescendis au hall du rez-de-chaussée où je retrouvai la vieille femme qui demandait le logement aux préposés aux guichets d'établissement des cartes d'identité et des passeports. Ces derniers se tordaient de rire aux propos de la vieille femme. Elle ne savait à qui s'adresser pour avoir un logement social, elle avait une fille divorcée, qui avait trois gosses, et elle habitait dans un bidonville ; les petits enfants étaient tout le temps malades. Et elle parlait de structures qui ne sont pas habilitées pour l'attribution de logements. Ce qui faisait marrer les agents de bureau. Des guichets fusaient des rires grinçants, métalliques. Des jeunes filles ne se retenaient pas. Un moment, c'était le silence absolu, un homme portant un costume noir fit irruption dans le hall. C'est quoi ce boucan ? lança-t-il. C'est la vieille…, répondit un agent à qui s'adressait cet homme, qui était le chef de daïra ; tandis qu'à présent, les agents de bureau baissaient la tête et faisaient semblant de travailler. Quelle vieille ? demanda-t-il. Elle vient de sortir, elle demandait un logement social, elle voulait vous voir, elle n'avait même pas de dossier…, dit le planton. Pourquoi ne l'as tu pas annoncée ? Va la chercher, démerde-toi, mais ramène-la vite ! s'écria le chef de daïra, hors de lui. Il était jeune et avait une bonne tête, malgré ses cheveux ébouriffés. Son long nez et son menton assez fort, comme pour arranger la symétrie du visage, lui donnaient un air décidé. Cependant, ses yeux brillaient d'intelligence et de bonté tout ensemble. A ce moment, le planton revint, accompagné de la vieille femme, tout éperdue, les yeux écarquillés. Vous voulez me voir, El Hadja ? demanda le chef de daïra. Je voulais voir le chef de daïra ? Suivez-moi, El Hadja, fit le responsable en la laissant passer. Elle monte la première marche, puis se retourne, et, jetant un regard sur le chef de daïra qui la suit, elle reprend son ascension vers le 1er étage. Puis, arrivé près de son bureau, il la fit entrer et referma la porte. Lui présentant la chaise et l'invitant à s'asseoir, il s'installa derrière son bureau. Alors, El Hadja, raconte-moi ton problème, je suis le chef de daïra, si je peux t'aider, je le ferai avec plaisir, et puis c'est mon devoir. La vieille raconte, et, quant à citer les structures chargées du logement social et de sa distribution, elle s'emmêle les pinceaux. Il voit naître dans ses yeux noircis au khôl des larmes ; le timbre de sa voix change ; mais il peut percevoir le fait qu'elle essaye avec dignité de se retenir. « Les gosses sont malades », ces mots le frappent au plus haut point, si bien qu'il l'arrête, puis, se levant, l'invite à aller faire un tour à son domicile. Ce qu'il y a trouvé l'a désarçonné. Un gourbi est plus décent que ce lieu qui fait office d'habitation : quatre murs en parpaing et en guise de toit des tôles de zinc, le tout ouvert à tous les vents. Trois enfants sont allongés sur une couche, enrhumés, mais ils jouent et rigolent avec insouciance. De temps à autre, l'un d'eux tousse. La fille de la vieille, une jeune femme assez belle, en lui parlant de son mari qui l'avait quittée il y a deux ans, et qui lui avait envoyé son divorce par le biais d'un huissier, touche à chaque fois ses cheveux, l'air gêné, intimidé, comme si elle était prise au dépourvu. « Les petits salauds interviennent pour des gens qui ne sont pas dans le besoin !!! Je jure devant Dieu que je caserai cette vieille, quitte à perdre ma place !! », voilà ce qu'il rumine, ce qu'il récrimine à part soi au retour. Il en sera ainsi.