La première caravane sanitaire de dépistage volontaire de maladies transmissibles, notamment le paludisme et le VIH/sida, a été lancée par les services de santé de la wilaya de Tamanrasset début mars 2002 en zone frontalière de l'extrême Sud. Ce raid, dirigé par le docteur Mohand Said Khodja, enfant d'El Hamri (mythique quartier d'Oran) et médecin de santé publique, devait rallier plusieurs agglomérations frontalières. La caravane au départ du chef-lieu de wilaya, a emprunté une boucle passant par In Guezzam, Tin Zaouatine, Taoundert pour revenir à son point de départ par Silet, soit un parcours de près de 1400 km de piste. Le no man's land In Guezzam-Tin Zaouatine sur une distance de 286 km est la base d'un triangle presque isocèle que forment ces deux localités frontalières avec Tamanrasset, à plus de 400 km au nord. Les premières citées jouxtent, respectivement, les républiques du Niger et du Mali. Le départ sur In Guezzam se fait, comme à l'accoutumée, à l'aube. Les véhicules tout terrain, conduits par Mohamed Zaouaouid et Mohamed Dekkiche, chauffeurs au fait des pistes désertiques, font ronfler leurs moteurs. Accoutrement saharien oblige, le départ est pris après un café fumant en ville. Le premier véhicule prend à son bord l'équipe constituée pour la circonstance, le second, un pick-up Station, est chargé de tout l'attirail nécessaire pour une tournée de cinq à six jours : médicaments, produits de laboratoire, bandelettes réactives, victuailles et articles de couchage. Said Amouri, ingénieur biologiste, venu de sa lointaine Kabylie ; Ahmed le microscopiste, enfant du Tidikelt, font partie de l'équipée. La piste rocailleuse dévalant les hauteurs de Tamanrasset, à 1400 m d'altitude, sinue à travers les bosquets et les acacias rabougris, puis cède la place à la piste poudreuse de la Hamada. Les passagers sont à présent masqués par leur chèche ramené sous les yeux, cachés par des lunettes sombres. Les colonnes de poussière soulevée par le passage des 4×4, telles de gigantesques fumigations, barbouillent la limpidité du ciel transparent. La luminosité est intense dans ces contrées, où le soleil et le froid nocturne effritent la roche. D'immenses plaques grisâtres s'étalent à perte de vue, elles sont les vestiges de massifs montagneux que l'érosion, ce concasseur de la nature, ont réduit à néant. Ces nappes de «dents de chat» qui hérissent le plateau donnent l'air d'une peau chagrinée et ne sont pas carrossables. A une centaine de kilomètres d'In-Guezzam, la base de vie de l'Entreprise de voirie de Sidi-Moussa (EVSM) se dresse tel un mirage au milieu du désert. L'immense bassin de terre qui recueille l'eau du forage foncé pour les besoins de la construction de la route qui va vers le Nord crée la vie dans cette immensité du néant. Des échassiers migrateurs, probablement des ibis, guettent de loin les mouvements des travailleurs sur les lieux. L'eau qui jaillit des tréfonds de la terre leur offre la halte nécessaire à leur long périple. Des roseaux et autres herbacés investissent ces lieux jadis désolés pour en faire un petit bout de paradis. En milieu d'après-midi, la halte se fait au milieu de monticules gréseux semblables à des menhirs géants. Un labyrinthe sablonneux offre aux voyageurs un havre de repos ombragé. Les parois rocheuses servent à l'inscription de graffitis et autres messages gravés par les voyageurs. Les jeunes conscrits du service national marquent leur passage par des «vive la quille» ou par le nom de leur ville ou village d'origine. La route est reprise après un frugal repas, suivi d'un thé dont seul Zouaouid, le conducteur, détient le secret. La platitude des environs d'In Guezzam permet à des dizaines de véhicules de rouler de front. C'est ainsi qu'une course folle oppose les véhicules de santé aux Mustang des Douanes et de la Gendarmerie nationale. Ce n'est pas en fait l'esprit de compétition qui prévaut dans ces contrées désertiques ; les nuages de poussière obligent les conducteurs à se placer sur une même ligne pour éviter l'épais «smog» soulevé par le roulage. Le véhicule des Douanes est bondé de migrants subsahariens reconduits à la frontière. Reçus par leurs collègues de la polyclinique vers 18h, les membres de l'équipe prennent, après un parcours chaotique de plus de dix heures, quelque repos. Le docteur Belkacem Agoulmine en est à sa treizième année à In Guezzam. La corpulence trapue et robuste typique du Zaccar de Miliana, le poil dru et noir, le crâne dégarni dégageant un front volontaire lui donnent cet air d'anthropologue ou d'entomologiste ayant quitté depuis longtemps le monde civilisé. Se tournant volontiers en dérision, il reconnaît avoir perdu toute citadinité à force de vivre dans ces immensités où l'urbanisation en est encore à ses premiers balbutiements. Adopté par la population semi-nomade, il en fait dorénavant partie. Il avoue à ses hôtes d'un jour qu'In Guezzam s'est développée en dépit des apparences. Au début de son séjour, faute de boulangerie, il pétrissait lui-même son pain. Les fruits et autres friandises n'étaient être qu'un vieux rêve, évanoui dès son arrivée sur les lieux, au début des années 90. Connu au-delà de la frontière, le Dr Agoulmine connaît bien Samaka, première localité nigérienne à une encablure de là. Il n'est plus seul maintenant : il vient de convoler en justes noces. Il n'assure plus seul la garde médicale continue, un couple de médecins fraîchement affecté, partage avec lui la lourde charge de travail. In Guezzam L'équipe est l'hôte pour deux nuits de M. Benmessaoud, responsable des Douanes locales, homme d'une convivialité qui n'a d'égale que son humour caustique. Le dîner fait de taguela (pâte de semoule enfouie sous un brasier) et de côtes de demène se déroule sur une dune au clair de lune. Le demène est cet animal entre le caprin et l'ovin, à longue queue, qui marche tête baissée à la recherche de nourriture. Il se nourrit de papier et autre pitance hétérogène. Musculeux et peu gras, il constitue le gros du cheptel du Niger et du Mali. Les convives, des fonctionnaires et des militaires, se moquent volontiers de leur réclusion involontaire. Ils font contre mauvaise fortune, bon cœur. Le capitaine B., jeune officier de la Gendarmerie nationale, est la fierté du groupe. Après une journée de travail bien remplie le lendemain de son arrivée, accompagnée de l'officier de gendarmerie cité plus haut, l'équipe fait une incursion jusqu'à la borne frontière du Niger. En fait de démarcation, il ne s'agit que d'une colonne de béton armé de près de 2 mètres de haut. Par contre, une plaque en ciment à même le sol, presque invisible, attire l'attention du Dr Khodja : elle porté le seul nom du Niger et date de 1960. L'indépendance de l'Algérie n'était pas encore sur les tablettes de l'empire colonial français. In Guezzam, située sur un point géographique à 19° 32' de latitude nord et à 5° 47' de longitude est, est une bourgade de près de 8000 âmes agglomérées. Elle est chef-lieu de commune et de daïra à la fois. L'unique station-service, distribue ce jour là des carburants. Une file interminable de véhicules tout terrain, de camions aux couleurs bigarrées s'est constituée dès le matin. L'observateur, enclin à penser que le moteur diesel l'emporter sur celui à essence, du moins en ce qui concerne les véhicules légers, déchante vite car le moteur à essence est plus performant dans les courses-poursuites, dit-on. Les pick-up chargés de fûts de 200 litres s'approvisionnent en essence. La quantité de fûts renseigne sur la destination du carburant. Toute la bande frontalière extra-nationale puise ses ressources énergétiques dans notre pays. Le camion citerne de 30 ou 40 000 litres qui approvisionne régulièrement la station est siphonné en quelques heures. Il parcourt à partir de Hassi Messaoud près de 2000 km. En matière de restauration, une ou deux gargotes offrent des repas peu ragoûtants aux voyageurs. Une ébauche d'urbanisation semble se dessiner, mais le sable envahissant a fait déserter des pâtés entiers d'habitations. Le réseau d'assainissement, en voie de réalisation, risque de trouver des difficultés techniques en matière d'écoulement vers l'exutoire. Le but de la tournée est de susciter le dépistage volontaire du paludisme et de l'immuno-déficience humaine (vih/sida) parmi la population frontalière. L'initiative est favorablement accueillie par l'encadrement des corps constitués, qui se prête le premier à cette investigation. Les tests rapides par bandelettes sont utilisés pour la première fois. Les élus locaux ne semblent pas saisir la portée d'une telle action ; leur souci majeur réside en la seule disponibilité d'antipaludiques, Nivaquine et autre Chloroquine. L'acte préventif leur échappe encore. Le départ sur Tin Zaouatine située au nord ouest, à 19° 57' de latitude nord et à 2° 57' de longitude est, se fait le surlendemain aux premières lueurs de l'aurore. Encadrée par deux véhicules de la gendarmerie guidés par un douanier rompu à cette piste de près de 286 km sans âme qui vive, l'équipe sanitaire appréhende cette traversée. Le chef de brigade de la gendarmerie fait ses dernières recommandations aux conducteurs. Aucun véhicule ne doit perdre de vue, dans son rétroviseur, celui qui le suit en roulage de nuit. En cas de panne, celui-ci doit se mettre en travers de la route, tous feux allumés. La colonne de véhicules roule carrément sur la dune. A vingt minutes du départ, les feux d'un véhicule percent la nuit. Un des véhicules des gendarmes va à sa poursuite, lui barre la route. Les gendarmes ont armé leurs pistolets mitrailleurs. Fausse alerte, il ne s'agit que d'une famille qui transhume, venant probablement de Samaka, non loin de là. Le jour se lève peu à peu sur l'immensité sablonneuse. Le mont Akarakar, sur la droite, est longé sur son versant sud. Les moteurs ronflent de toute leur puissance, le wheel-drive (crapotage) enclenché fait mouvoir laborieusement les engins dans le sable. Les traits soucieux des passagers se détendent au fur et à mesure que le convoi avance sans grande difficulté. L'appréhension du départ fait place à de la sérénité. Le kilomètre 160 constitue la première halte, où la brigade de Tin Zaoutine prend le relais. Une clairière boisée surgit soudain, offrant à la vue…. une image surréaliste. Médusés, les membres de la caravane sont au cœur d'une dhaya (dépression boisée) habitée par des… gazelles. Les plus rapides quittent prestement le lieu, les plus jeunes ont quelques difficultés à le faire. L'un des chauffeurs, lance sa Station rapide sur les traces d'un faon gracile pour l'épuiser. Une butte raide sauve l'animal du prédateur. Un petit bivouac est vite installé, le foyer allumé et la viande qui grille enfume les lieux. Le thé targui est toujours précédé d'une collation de viande grillée. Dans l'attente des gendarmes venant à leur rencontre, les personnes présentes faisaient connaissance. Certains gendarmes sont originaires de Jijel, Chlef ou de Ksar El Boukhari. Le Dr Khodja quant à lui est originaire d'Oran et son collègue biologiste de Haute Kabylie. La moyenne d'âge des membres de l'équipe médicale ne dépasse guère les 30 ans. Tin Zaouatine C'est là, en pareilles circonstances, que l'on mesure l'immensité de notre pays et que l'on perçoit toute sa grandeur. Une colonne de poussière au loin annonce l'approche des gendarmes qui prendront le relais. Accompagnés de membres de ce service de sécurité, le chef de daïra et le président de l'APC de Tin Zaouatine viennent au devant de l'équipe sanitaire. M. Baâli, le chef de daïra, devait décéder, quelques mois après ce rendez-vous saharien. On le retrouva mort naturellement dans sa résidence administrative, loin de sa famille restée à Ghardaïa. Après les congratulations d'usage, les éléments de la brigade d'In Guezzam s'en retournent à leur poste, satisfaits du devoir accompli. Qu'ils en soient remerciés. Le périple continue avec les nouveaux hôtes. Point de matérialisation de la frontière. Selon la configuration du terrain et l'importance des cordons dunaires, on est tantôt au Mali, tantôt en Algérie. Le parcours est balisé de supports anciennement lumineux grâce à des plaques photovoltaïques, qui prévenaient la perdition. Arrachées par les contrebandiers qui hantent ces contrées, les plaques solaires ont dû faire l'objet d'un quelconque troc. La route est moins sablonneuse, on descend vers la dernière destination de la journée. Vers 14h, l'équipée s'arrêteau siège de la daïra, où elle doit séjourner à l'invitation de son premier responsable. La petite localité de Tin Zouatine n'est séparée du Mali que par un oued à sec en cette période. Sur l'autre berge, quelques maisons en terre séchée. Une multitude de fils électriques traversent l'oued à même son lit. Ce hameau malien vit aux crochets de la localité algérienne. La visite du centre de santé permet de constater l'état d'avancement des travaux de réfection de la toiture. La dalle de béton qui remplace la tôle ondulée donne un aspect tout à fait respectable à la structure. Le jeune médecin,venu de sa lointaine Kabylie ne trouve pas encore ses marques. Le Dr Khodja plus aguerri, l'encourage. Le médecin écoute son collègue sans grande conviction, Il n'est d'ailleurs pas évident de s'adapter à un tel environnement. La zone nouvelle d'habitat est dotée, au fil des plans de développement, de nombreuses structures : logements sociaux, collège d'enseignement moyen, tribunal et autres infrastructures de base. Les rues bien tracées et goudronnées disposent de l'éclairage public. Une nouvelle centrale électrique remplace le rustique générateur, qui ne fonctionnait qu'entre 20h et 23h. Une ville nouvelle est née dans cet infini désertique. Le dîner est offert par le chef local des Douanes. Le magistrat itinérant, venu de Tamanrasset, fait partie des convives. Il doit présider une session du tribunal le lendemain. L'officier des Douanes, originaire de Guelma et âgé d'à peine 26 ans, surprend par sa vivacité et son volontarisme. Il n'en est pas moins pour l'officier de Gendarmerie, aussi jeune que le maître des lieux. Informés du but de la tournée sanitaire de dépistage, ils sont heureux d'apprendre que l'on veille sur leur état de santé. Dès le lendemain, les éléments, volontaires pour une prise de sang, se présentent à l'examen médical. Taoundert Accompagnée du chef de daïra et du maire, l'équipe se dirige le jour d'après sur Taoundert, à 85 km à l'ouest. Le cheminement se fait le plus souvent dans le lit d'un oued. La végétation exubérante couvre presque les véhicules. L'équipée croise un immense troupeau de chameaux de plus de 500 têtes sur la piste. Les engraissait au Mali, remontait vers Tamanrasset à 12 jours de marche. Les méharistes sur leur monture saluent au passage. La plupart d'entre eux ne communiquent que par le parler local issu du tamachek. Taoundert, hameau dont la population vient à peine d'être fixée, est un poste de garde-frontière. Le dispensaire est tenu par un infirmier gendarme à temps partiel. Ce dernier rend de précieux services à cette population du bout du monde. Une école de deux classes rassemble une trentaine d'élèves. Ce n'est que dans ces lieux isolés que l'on mesure le bonheur des populations de zones urbaines. Et c'est dans de tels contextes que l'on appréhende la dimension des difficultés rencontrées pour la satisfaction des multiples besoins de développement, d'une population disséminée à travers un pays à la dimension d'un continent. Ce village naissant, éclairé à l'énergie solaire, attend l'installation de son réseau d'eau potable. Les quelques habitants venus à la rencontre des responsables locaux se plaignent,de la forte population de baudets. Ces équidés qui n'appartiennent à personne, vivent à l'état semi-sauvage. Ils s'agglutinent en masse compacte autour de l'unique puits de la localité. Après quelques examens médicaux, le plus souvent à domicile, le Dr Khodja et ses coéquipiers terminent leur mission. L'intérêt de ces actions ponctuelles participe du souci de veiller à l'état sanitaire de la population, de la consolider éventuellement par le dépistage précoce ou par le geste prophylactique. Il est évident que la cure thérapeutique de malades répond à d'autres canons de prise en charge médicale. Vétérinaire Le retour sur Tin Zaouatin ese fait au soleil couchant. Le troupeau de chameaux rencontré le matin est au repos dans un bivouac pour la nuit. Un des pasteurs présente au médecin une chamelle malade. L'animal souffre une masse infectée sur l'abdomen, on remettait alors au propriétaire quelques flacons d'antibiotique en poudre, pour saupoudrer la tuméfaction. La caravane sanitaire reprend dès le lendemain la piste de Tamanrasset via Silet. Le trajet dure 7 ou 8 heures pour atteindre cette dernière localité. La piste chahutée présente quelques dangers. L'un des conducteurs moins expérimenté que son collègue, fait une pointe de vitesse. Sous-estimant le risque, il roulait sur un «cif» qui projette le véhicule sur plusieurs mètres. Le cif est une lamelle de sable anodine de quelques centimètres de haut qui barre la piste. L'impact est parfois mortel si le véhicule pique du nez. Le directeur de l'école primaire de Tin Zouatine fait partie du voyage, il rallie la direction de l'éducation pour affaire administrative. Un hommage particulier à l'adresse de ces femmes et de ces hommes qui, au péril de leur vie parfois, bravent les risques des nombreuses traversées de ces immensités désertiques. Une dame, magistrate en exercice à In Guezzam, que l'équipe médicale n'a pas eu l'avantage de rencontrer, mérite toute la considération qui lui est due. Le nouveau centre de santé de Silet, en voie de réception, est une immense infrastructure dont la mise en service posera quelques difficultés de fonctionnement. Surdimensionné, il ne répondait à aucune des normes admises de planification en regard de la population concernée. S'il est vrai que Silet est un siège de daïra, celui de la commune est à Abalessa (une autre difformité administrative) plus ancienne que Tamanrasset, pour avoir été le fief de la reine Tin-Hinan. Installée dans sa salle de soins du petit village de Silet, une dame au caractère bien trempé, médecin de santé publique, soigne ses malades et distribue elle-même les médicaments aux plus démunis. Venue de son lointain Bou Haroun, port de pêche à l'ouest d'Alger, cette mère de famille a su allier devoir professionnel et vie de famille. Son départ sur Tamanrasset ne l'a pas faite oublier par les petites gens et les élèves de l'école primaire du village car à notre première visite des lieux, elle officiait au niveau de l'unique école de l'agglomération. Harassés mais heureux, les éléments de la caravane sanitaire du «bout du monde» ne rentrent chez eux que momentanément. Les gens de la trempe du docteur Khodja et ses collègues n'auront de cesse de traquer la maladie ; leur combat s'inscrivant dans l'ordre du sacerdoce.