Ranthambore, Inde. De notre correspondante Le froid est cinglant en cette aube claire du printemps indien. Les touristes à peine éveillés se dirigent vers les différentes jeeps dans le parking de l'hôtel Oberoi Vanyavilàs, à Ranthambore, dans l'Etat du Rajasthan (nord-ouest de l'Inde), à 434 km de New Delhi. Il est 6h30 lorsque nous franchissons le seuil du parc national. La réserve naturelle est traversée par sept couloirs que les véhicules sont obligés d'emprunter. Aucune déviation n'est tolérée. Notre chauffeur, Sanju, qui connaît chaque recoin du parc, en est conscient. Sur le tableau de bord de sa 4×4, la photo de ses trois enfants est là pour freiner ses pulsions et celles des touristes qui donneraient cher pour prolonger un tête-à-tête inespéré avec l'un des tigres du parc. Chaque année, plus de 50 000 visiteurs se relaient sur le site pour apercevoir le «seigneur de la jungle». Un chant merveilleux d'oiseaux rares nous accueille dans ce havre de paix. Plus loin, des singes Langour jouent avec leurs petits sur les ruines du fort, construit au Xe siècle par la dynastie des Chauan, et conquis au XVIe par l'empereur moghol Akbar. Le parc de Ranthambore est l'une des vingt-sept réserves de tigres nées dans le cadre du plan «Project Tiger» lancé en 1973 par le gouvernement pour permettre au tigre du Bengale, interdit de chasse en 1970, de survivre et de se multiplier. Les villageois qui habitaient le territoire ont été déplacés pour céder l'environnement aux seuls tigres. «Là ! Il est là !» Mais le recensement de 2008 a provoqué un véritable choc parmi les défenseurs de ce félin. En Inde, il n'y avait plus que 1411 tigres du Bengale sauvages. Les plus optimistes parmi les experts indiens n'hésitent pas à prédire la totale disparition de ce fauve d'ici vingt ans… à moins d'un miracle. Je revois encore l'image inquiétante du crocodile marécageux nageant paisiblement dans le lac, à la recherche d'un petit déjeuner, quand soudain, Rana, le chercheur d'empreintes de tigre, hurle au chauffeur de s'arrêter. Il a noté des traces de pas de tigre sur le sable. La plante et quatre orteils d'une petite patte ronde et un peu triangulaire sont nettement visibles sur plusieurs mètres. «Oui, c'est bien celle d'un tigre !» affirme Pranad, le jeune guide naturaliste. Excité, le chauffeur accélère et scrute de ses yeux de lynx les alentours. Les autres passagers observent un silence religieux et arment appareils photo et caméras. Personne, à part les gardes forestiers, n'a le droit de descendre des véhicules, encore moins de poursuivre l'animal. Notre jeep fonce à une vitesse folle sur le sentier accidenté, et sautille comme une grenouille prise d'un violent hoquet. Soudain, Rana montre du doigt un point, à droite du chemin, et hurle : «Là ! Il est là… !» Maudite myopie ! Sans mes lunettes, oubliées dans ma chambre, je n'arrive pas à distinguer tout de suite l'animal au milieu de la végétation. Spectateur de mon désarroi, Pranad me tend ses jumelles. La nature a doté le tigre d'un pelage parfait pour se camoufler et flouer ses proies. Peur bleue Finalement, je distingue la forme longiligne du félin, étendu sur l'herbe, sa tête bien dressée, avec ses deux oreilles rondes. Il est très proche, parfaitement visible à l'oeil nu. Majestueux, brillant de toutes ses rayures noires et oranges. Le fauve tourne parfois la tête dans notre direction, sans vraiment nous regarder, dédaigneux… Notre communion avec ce spectacle rare est brutalement interrompue par le vrombissement du moteur de plusieurs jeeps accourues sur les lieux. Le tigre, une femelle en réalité, comme nous l'expliquera Pranad, semble imperturbable. Lorsque trois cerfs Sambar apparaissent à l'horizon, des cris apeurés s'élèvent parmi la foule rassemblée derrière le félin. Mais la Diva T 17 – le code donné par les naturalistes du parc à notre tigresse – ne prête guère attention à ces imprudents ruminants. Et ce n'est que lorsque le cri d'un autre tigre, le mâle du groupe, déchire le silence, que notre tigresse indolente se redresse lentement, s'approche de notre 4×4, nous donnant au passage une peur bleue (il y a un mois une tigresse a tué sept paysans au nord de l'Inde), traverse la file de véhicules et passe de l'autre côté de la colline, laissant un peu d'amertume en nous… Mais notre aventure n'en est qu'à ses débuts. L'après-midi, une autre tigresse – la soeur de T 17- étendue dans un pré nous procure une même émotion, incomparable. «Il ne vous reste plus qu'à rencontrer un tigre mâle et votre chance deviendra légendaire !» nous lance Sanju, en ce deuxième jour du safari. Mais, déjà, quelques minutes à peine nous séparent de la fermeture du parc. Il faudra prendre le chemin du retour pour ne pas risquer une amende. Nous croisons plusieurs jeeps transportant des touristes, danois, australiens, canadiens… Sur leur visage couvert de poussière rouge, se lit la même déception. Certains se trouvent à Ranthambore depuis une semaine et n'ont encore vu de tigre que sur les photos exposées dans l'hôtel. Soudain, une jeep passe à toute vitesse près de notre véhicule. 300 kilos Les deux conducteurs se parlent en hindi, de manière très animée. On devine que quelque chose va se passer, à la manière dont Sanju fait tourner le volant de sa jeep avant de se lancer dans une nouvelle course folle. D'autres Jeeps sorties de nulle part sont à nos trousses. La nouvelle s'est répandue comme une traînée de poudre. Nous voilà tous emportés dans une infernale poursuite pour débusquer le tigre signalé. Sanju scrute attentivement l'horizon à travers les sous-bois, puis aperçoit, loin devant, un tourbillon de terre qui s'élève du sol, signe que la première voiture lancée à la poursuite du tigre est proche. Quelques mètres à peine, et notre rêve se matérialise. Face à face avec le tigre. Il est immense. Presque trois mètres de long. Et pèse au moins 300 kilos. Son pelage est plus clair que celui des deux femelles. «C'est le T6. L'un des dix mâles de la communauté de Ranthambore. Il a été vu ce matin, pas loin d'ici, à l'endroit où on avait abandonné hier la carcasse d'un cerf. Le site est fréquenté par la vieille tigresse, qui, désormais, est incapable de chasser, mais le tigre T6 a accaparé du festin», nous explique Pranad. Nous voilà plus chanceux que le président américain Bill Clinton. Ce dernier avait atterri en mars 2000 avec les sept hélicoptères de son escorte aux abords du parc de Ranthambore. Ayant pu voir deux tigres, il s'était écrié : «C'est l'un des moments les plus inoubliables de ma vie.» Mick Jagger, le chanteur des Rolling Stones, lui, était reparti bredouille de Ranthambore…