De même, nous viennent à l'esprit les mots de Mostefa Lacheraf dans son ouvrage Des noms et des lieux, où il parle d'une «société dont la filiation est établie depuis la plus haute antiquité». Bouguezoul : perçue et évoquée depuis plusieurs décennies – à tort ou à raison –, comme la future nouvelle capitale politique de l'Algérie, selon le plan et les prévisions conçus par le ministère de l'Aménagement du territoire et de l'Environnement, en raison, selon ses initiateurs, des conditions favorables d'un pôle attractif, compte tenu de sa proximité de la capitale actuelle du pays, de ses nombreuses potentialités naturelles, du nécessaire redéploiement des flux de populations, aujourd'hui dangereusement concentrées sur le littoral, et en vue d'un développement économique plus équilibré et mieux réparti dans l'espace territorial national. Quel que soit le destin final de ce projet, il est l'occasion d'étudier une dénomination qui prend source dans la nuit des temps. Les deux articulations, historiques et linguistiques étymologiques que nous développerons dans cette contribution, nous montrent que le présent vocable, composé de deux unités lexicales, «bou» et «guezoul», est transcrit différemment (Bouguezoul ; Boughezoul), en raison des spécificités phonétiques des langues en présence et de leurs évolutions, ainsi que de la tradition graphique établie, depuis le haut Moyen-âge, et de ses conversions en caractères très distincts : arabe/latin et vice-versa. La survivance dans les usages oraux et écrits actuels des deux formes (Bouguezoul ; Boughezoul), s'explique certainement par la non-existence de sons dans chacun des systèmes phonétiques : l'arabe (littéraire) n'inclut pas la consonne «g» et le français ignore le «gh», ou «ghayn» de l'alphabet arabe. Le nom de «guezoul», ou sa forme altérée, «ghezoul», émerge de manière singulière dans les textes de tous les historiens et chroniqueurs, au Moyen-âge, dans la région de Tahart/Tihart la médiévale et les moudjahidine de la Wilaya V qui arpentaient ses maquis la connaissent bien : Djebel Guezoul. Selon Al Bekri, et surtout Ibn Khaldoun – eu égard à son long passage dans la région –, c'est sur ordre d'Ibn Rostom qu'on bâtit sur le flanc de cette montagne, la ville de Tihert (ou Tiaret la moderne) en l'an 144 de l'Hégire (761-762). L'hôte de Frenda précise : «Dans les temps anciens, les Matmata habitaient les plateaux de Mindas, aux environs de Ouanchérich et du Guezoul, montagne du pays de Téhert».
Mais, très loin dans le temps, donc dans l'Antiquité, et plus proche de nous aussi, on a attribué surtout le nom de «gezul», à des populations (usage ethnique, ethnonyme) et même en tant que patronyme, notamment dans les formes «Guezoula, Guezazla et Guezouli». Ces étymologies ne correspondent pas forcément aux quelques régularités que nous connaissons jusqu'à présent, des significations véhiculées par le système de dénomination traditionnelle des lieux et des tribus et de leurs représentations. «Guezoula» vient de «Guezoul», nom de tribus berbères, «descendants des Béranès», selon Ibn Khaldoun qui aborde ce point dans Histoire des Lamta, des Guezoula, et des Meskoura, tribus descendues de Tîski et sœurs de celles de Sanhadja et de Hooura. D'autres auteurs établissent un rapport entre «gezoul» et «Gétule». Naït Zerrad, dans son Dictionnaire des racines berbères (1998), relève l'extension géographique de la racine GZL (chleuh, mozabite, Maroc central, kabyle…) sous les formes suivantes : «igzul, gzul, gzel, agezzul», avec le sens de «court, devenir court, de petite taille». «Gezzul» : il est court. «Igzal, igzul, iwzil» : être court (Chaker, 1980). Agzal : «pique courte, caractéristique des Nord-Africains, zugzal» (Tilmatine, 2004). Cependant, Emile Laoust (1940) et Rachid Bellil du Cnrpah d'Alger, dans son ouvrage Les oasis du Gourara (Sahara algérien) : Le temps des saints (1999), en font la synthèse la plus pertinente, celle notamment qui supporterait, à notre humble avis, notre hypothèse explicative de l'origine de ce nom. Dans son étude sur le Sahara marocain, Bellil cite Jacques-Meunié, en apportant quelques précisions sur les Gétules. «On se souvient, écrit-il, que sous le nom de Gatuli, Gétules, l'Antiquité semble avoir englobé tous les indigènes des Hauts-Plateaux et de l'Atlas, depuis le golfe de Gabès jusqu'à l'Atlantique… Ils auraient occupé les immenses steppes de la Berbérie à la lisière du Sahara, mais leur localisation est incertaine car ils sont signalés à la fois au Maroc, en Algérie et en Tunisie (…) Gétules n'a donc pas un sens politique ni un sens ethnique (…). Comme si, à partir d'une certaine latitude, des Libyens de ces régions prenaient automatiquement ce nom». Précisons que «Libyens» a, ici, le sens d'habitants de l'Afrique du Nord dans l'Antiquité (ndlr : ne pas confondre avec les habitants de l'actuelle Libye). Etablissant un lien entre «Guezoula», transcription arabe d'«Igguzulen», Bellil ajoute la réflexion de Camps : «L'étymologie du mot Gétule est aussi peu connue que celle des Maures ou des Numides ; elle est vraisemblablement indigène (…) le terme gaetulus dériverait du berbère agadig, dont le pluriel, Igudalen, est transcrit en arabe : gudäla. Les Gudala (ou Djudala) sont, eux aussi, comptés parmi les groupes de Sanhadja du désert». Pour Laoust, étudiant la toponymie du Haut-Atlas au Maroc (1940), le terme en question est un pluriel de «aguzûl», désignant à la fois un groupement ethnique et un leff de l'Anti-Atlas. Il précise : «Les Gezzûla, forme arabisée, semblent être venus du Sahara aux premiers temps de la conquête musulmane, (…) ils luttèrent notamment avec acharnement contre les Almohades. Ils occupèrent le Tazârwalt. Quand un descendant des fils de Sidi Aêmed u Musa voulut réoccuper le royaume de ses ancêtres, les Berbères lui donnèrent le titre de «Amoar n iguzulen», du nom des conquérants. Les Iguzulen donnèrent leur nom à un Leff qui porte encore le nom de Tagizûlt ou de Taguzûlt auquel adhérèrent un grand nombre de tribus de l'Anti-Atlas et même des Haha dans leur totalité. Ce Leff est surtout montagnard; c'est un Leff noble qui groupe les adversaires acharnés des Isuktân…». Tout linguiste ou historien, quelque peu averti sur les faits de langues, aurait fait le rapprochement entre le «g» et le «j» dans gezoul/jezoul et gudala/judala (cité plus haut par Camps). Le passage d'une langue à une langue, à l'oral d'abord, à l'écrit ensuite, subit des altérations dont la science phonétique combinatoire est en mesure d'expliquer les mécanismes, dans un contexte de contact entre différentes langues. C'est le cas présentement du berbère et de l'arabe, par la substitution du «g» par le «j». Apprécions à ce propos cette narration d'un historien : «Le plus connu de ces marabouts est un Guezouli, Sidi Mohammed Ben Sliman el Jazouli, un des sept patrons de Marrakech où il a son tombeau dans le quartier qui porte son nom». Plus proche de nous, l'on citera, à Oulhaça, à l'ouest algérien, plus précisément à Sidi Ouriache, la zaouïa El-Djazoulia liée au personnage de Abou Abdellah Mohamed El Djazouli, originaire de Medjedja (Chlef), auteur de Dalayle El Khaïrate et fondateur de la tariqa (ndlr : voie ou confrérie mystique) qui porte désormais son nom : El Djazoulia. Toute une littérature historiographique existe sur les origines des Gétules/Gezula, et leur date d'apparition dès le IIIe millénaire av. J.-C., en fonction des auteurs et de leurs époques (Strabon, Pline l'Ancien, Ibn Khaldoun, Gsell, Camps, Marouf, Bellil…), les rapprochant ou les séparant, sur un vaste territoire, des Zenata ou des Sanhadja en alliance ou en confédération avec les Houara, Goumara, Masmouda… Des travaux en linguistique ont montré l'ancrage et l'importance du sous-bassement berbère, attestant la profondeur historique de son origine en Afrique du Nord. D'anciennes références aux Gétules, comme celles des Carthaginois, révèlent les liens d'alliance entre le prince des Gétules et la reine de Carthage, vers l'an 815 av.J.-C. Des noms de lieux, au Maghreb, portent encore cette dénomination : Djebel Guezoul, Sidi Mohamed Guezoul dans les environs de Tiaret ; Guezzazla à Mostaganem ; Jebel Guezoula Hafa Guezoula au Maroc. C'est cette tendance dénominative qui attire notre attention. En effet, la racine GZL exprime l'élévation, le thème du relief. Nous remarquons la dimension montagnarde à travers toutes les descriptions précitées. Nous formulons cette autre hypothèse que Guezoul pourrait dériver d'une base archaïque, voire primitive, et que nous retrouvons dans le touareg, ou cette même racine signifie «monter, gravir une pente». Igezulen seraient donc «ceux qui gravissent les pentes ; les montagnards». Quant au préfixe de Bouguezoul, c'est-à-dire «bou/bu», il est à rapprocher plus du berbère «vou» (celui de…, qui a…) que de l'arabe «abbou», avec le sens de père. Le «bu» berbère est suivi d'une détermination et demande l'annexion. Celui de l'arabe consacre une relation de parenté. Ce n'est pas le cas du berbère, où l'on relève des toponymes comme Bou Halloufa, Chenfar Bouloulou, Oued Bou Souf, Oued Boulensaf, Chet Boukmina, Sidi Bou Farik, Faîd Bou Rhenndja. Ce type d'appellations est usité pour désigner une particularité extérieure (présence de végétaux, d'animaux, de caractéristiques topographiques…) singularisant un lieu et ses environs. Un géographe français, Gautier (1952) et un linguiste algérien, Cheriguen (1987), auteur du premier ouvrage sur la toponymie algérienne (1993), établissent le rapprochement devenu classique entre Guezoul et Gétule. Cependant, Cheriguen signale un rapprochement possible entre Gétule et Gueddala, et un continuum probable entre Geddala et Aguellid, «roi» en berbère. Cette hypothèse conforte la nôtre : la hauteur, la prééminence sont des marques de supériorité, préséance, suprématie. Bouguezoul signifierait dès lors : «celui du roi», «le lieu, le territoire du souverain…»… Peut-être et autrement dit, «de la capitale politique du pays» ? Les faits de nomination (noms de lieux, de tribus, de personnes, de créations artistiques, de produits de toutes sortes) font partie du patrimoine immatériel. Ramenés à l'échelle d'une société et de son histoire plusieurs fois millénaires, comme nous l'avons dit en d'autres occasions, les noms propres, chez nous, sont comme des dépôts de bijoux familiaux dans les milieux pauvres. Ils sont déposés mais non vendus, dévalorisés mais non bradés, mis de côté mais non oubliés, cependant, tout en étant en lieu sûr, ils peuvent être perdus à jamais. Tout cela, en attendant des jours meilleurs… Farid Benramdane : Université Ibn Badis des arts et des lettres, Mostaganem. Chef de projet CRASC.