On a longtemps discuté sur le fait que les paysans africains voisins d'Hippone aient encore parlé le punique au Ve siècle de notre ère, plus d'un demi-millénaire après la destruction de Carthage. C. Courtois (1950) s'était demandé si par l'expression «punice» saint Augustin ne voulait pas désigner un dialecte berbère. Ses arguments n'emportèrent pas la conviction, et comme Ch. Saumagne (1953) et A. Simon (1955), je crois que saint Augustin faisait réellement allusion à un dialecte sémitique. Bien qu'aucun texte ne vienne appuyer cette hypothèse, il est fort admissible que les Phéniciens aient eux-mêmes introduit le nom de Cananéens en Afrique. Plusieurs savants pensent même, comme A. di Vitta (1971), que le récit de Procope doit s'expliquer par le souvenir confus de la plus ancienne expansion phénicienne en Occident qui précéda largement la fondation de Carthage. Autres origines légendaires de l'Antiquité Elle n'est pas la seule que nous ait transmise l'Antiquité. S. Gsell, grâce à son incomparable érudition, a eu le mérite de les classer. Retenons les principales : selon Strabon, les Maures étaient des Indiens venus en Libye sous la conduite de l'inévitable Héraklès ; nous verrons que certains auteurs modernes ont voulu appuyer cette origine légendaire d'arguments scientifiques. Une origine orientale plus proche est proposée, pour les Gétules, par l'historien juif Flavius Joseph. Commentant le chap. X de la Genèse, il affirme tranquillement que l'un des fils de Koush, Euilas est le père des Euilaioi «qui sont aujourd'hui appelés Gaitouloi : Gétules». D'autres étymologies aussi fantaisistes parsèment le récit de Flavius Joseph : ainsi Ophren, petit fils d'Abraham, serait allé conquérir la Libye ; ses descendants auraient donné le nom d'Afrique au pays. Mais d'autres origines leur sont prêtées, surtout chez les auteurs grecs ; ainsi Hérodote dit que les Maxyes, qu'on peut identifier à des Berbères sédentaires, cultivateurs, se prétendaient descendre des Troyens. En écho à cette tradition si répandue dans le monde classique, répondent plusieurs assertions : Hécatée mentionne une ville de Cubos fondée par les Ioniens auprès d'Hippou Akra, l'actuelle Bône-Annaba. Dans la même région était située la ville de Meschela qui était, selon Diodore de Sicile, une création grecque. Ainsi, Plutarque, qui s'inspire vraisemblablement de Juba II, le savant roi de Maurétanie contemporain de l'empereur Auguste, dit que Héraklès, toujours lui ! avait laissé, dans le nord de la Maurétanie Tingitane, des Olbiens et des Mycéniens. Or, Ptolémée cite parmi les peuples de cette contrée les Muceni dont le nom semble bien être à l'origine de cette autre légende. Légendes médiévales sur les origines des Berbères Les historiens du Moyen-Age, par de nombreux traits, conservent cette mode de pensée antique et, en Orientaux étroitement asservis au système patriarcal, sont particulièrement friands de généalogies interminables aussi ont-ils donné ou répété de nombreuses légendes sur les origines des Berbères. lbn Khaldoun, le plus grand d'entre eux, a consacré un chapitre entier de sa volumineuse Histoire des Berbères aux multiples généalogies que des écrivains de langue arabe, qui étaient souvent d'origine berbère, ont présentées avant lui. Tous donnent une origine orientale aux différentes fractions. La plus courante se rattache à celle déjà relatée par Procope. El Bekri les fait chasser de Syrie-Palestine par les juifs, après la mort de Goliath. Il s'accorde avec El Masoudi pour les faire séjourner très peu de temps en Egypte. Selon d'autres, les Berbères seraient les descendants de Goliath (Djolouta). Or, il n'est pas sans intérêt de noter que Goliath et Aguelid, qui veut dire roi dans les dialectes berbères du nord, sont deux noms de la même famille. Ifricos, fils de Goliath, les aurait conduits en Afrique qui lui doit son nom (Ifrîqiya). Ibn Khaldoun lui-même prend fermement position en faveur de ce qu'il appelle «le fait réel, fait qui nous dispense de toute hypothèse… : les Berbères sont les enfants de Canaan, fils de Cham, fils de Noé, ainsi que nous l'avons déjà énoncé en traitant des grandes divisions de l'espèce humaine. Leur aïeul se nommait Mazigh ; leurs frères étaient les Gergéséens (Agrikech) ; les Philistins, enfants de Casluhim, fils de Misraïrn, fils de Cham, étaient leurs parents. Le roi, chez eux, portait le titre de Goliath (Djalout). Il y eut en Syrie, entre les Philistins et les Israélites, des guerres rapportées par l'histoire, et pendant lesquelles les descendants de Canaan et les Gergéséens soutinrent les Philistins contre les enfants d'Israël. Cette dernière circonstance aura probablement induit en erreur la personne qui représenta Goliath comme Berbère, tandis qu'il faisait partie des Philistins, parents des Berbères. On ne doit admettre aucune autre opinion que la nôtre ; elle est la seule qui soit vraie et de laquelle on ne peut s'écarter» (traduction de Slane). Malgré cette objurgation d'lbn Khaldoun, nous devons également tenir compte, car elle n'est pas sans conséquence, d'une autre opinion qu'il nous rapporte avec précision : «Tous les généalogistes arabes s'accordent à regarder les diverses tribus berbères dont j'ai indiqué les noms, comme appartenant réellement à cette race ; il n'y a que les Sanhadja et les Ketama dont l'origine soit pour eux un sujet de controverse. D'après l'opinion généralement reçue, ces deux tribus faisaient partie des Yéménites qu'lfricos établit en Ifrikia lorsqu'il eut envahi ce pays. D'un autre côté, les généalogistes berbères prétendent que plusieurs de leurs tribus, telles que les Louata, sont Arabes et descendent de Himyer ...» Du Caucase à l'Atlantide Les auteurs modernes, européens, ont longtemps été très partagés sur les origines des Berbères. Ils se sont montrés, tout en affectant d'appuyer leurs hypothèses d'arguments scientifiques, autant, sinon plus, imaginatifs que leurs prédécesseurs antiques ou médiévaux. Au cours du XIXe siècle et encore au début du nôtre, les explications et propositions diverses peuvent s'ordonner suivant deux types de recherches, les unes sont d'ordre philologique et présentées surtout par les érudits allemands, les secondes sont archéologiques ou anthropologiques et sont l'œuvre de Français. Cananéens ou Indiens ? Philologues et orientalistes, s'appuyant les uns sur les récits grecs et latins, les autres sur des textes arabes, ont cherché à étayer l'origine orientale par des arguments nouveaux. Movers accorde toute créance aux récits de Salluste et de Procope. Il estime que les Cananéens fugitifs seraient passés en Afrique sur les vaisseaux des Phéniciens et, se mêlant aux Libyens primitifs qu'ils auraient initiés à l'agriculture, seraient devenus les Libyphéniciens que mentionnent plusieurs textes antiques. Nous avons vu, qu'à l'époque actuelle, certains auteurs, comme A. di Vitta, pensent effectivement que la tradition cananéenne conserve le souvenir estompé d'une expansion antérieure à la fondation de Carthage. Le développement de l'égyptologie favorisa, également, la tradition orientale car plusieurs savants ont cru que les Hyksos, originaires d'Asie mineure et de Syrie, chassés d'Egypte, se réfugièrent en partie en Afrique et se seraient mêlés aux Libyens. Kaltbrunner et Ritter apportent, eux, les «preuves» à l'appui de l'origine indienne des Maures proposée par Strabon ; ainsi selon eux le nom de Berbère est analogue à celui des Warlevera, très anciens occupants du Dekkan. Le port de Berbera, en Somalie, les Barabra (singulier Berberi) qui habitent entre la première et la quatrième cataracte sur le Nil, et le toponyme Berber au Soudan leur semblent autant de jalons linguistiques entre le sous-continent Indien et le Maghreb. Une origine grecque ou égéenne a été, en revanche, vigoureusement défendue par le Dr Bertholon dans les premières années du XXe siècle. Il recensa avec une totale imprudence les noms et les mots berbères qui, selon lui, auraient une racine grecque ou préhellénique. En collaboration avec E. Chantre, il rédigea un volumineux ouvrage sur les Recherches anthropologiques dans la Berbérie orientale (1913) où il appuie d'arguments anthropologiques, voire ethnologiques, son opinion sur les origines de ces populations. Bravement les auteurs osent écrire : La céramique berbère se divise en trois grandes classes céramique grossière à la main rappelant celle des dolmens, particulière surtout aux tribus de la grande race dolichocéphale ; son aire d'extension est celle de cet élément ethnique ; céramique à la main rappelant les modèles primitifs de la mer Egée… Cette céramique correspond avec la répartition des populations comprenant une proportion appréciable de dolichocéphales de petite taille; Céramique au tour, ornée par incisions, origine Gerba, pays de brachycéphales, a essaimé à Nabeul puis à Tunis, d'inspiration cypriote, moins archaïque que la précédente (p. 560). Voilà à quelles étranges conclusions aboutissent des recherches reposant sur des présupposés et la certitude d'une permanence absolue des types humains et des techniques à travers les millénaires ! Berbères, Gaulois et dolmens La recherche des origines aurait dû, semble-t-il, tirer un bénéfice plus sûr du développement de l'archéologie en Afrique du Nord, et particulièrement de la fouille des monuments funéraires mégalithiques si nombreux en Algérie Orientale et en Tunisie centrale. Hélas ! dans ce domaine, plus encore qu'ailleurs, les préjugés ethniques, voire nationaux, devaient engendrer les pires erreurs. Les dolmens nord-africains attirèrent très tôt l'attention des voyageurs européens. Shaw, dès le milieu du XVIIIe siècle, signalait ceux de Beni Messous près d'Alger. En 1833 le capitaine Rozet les décrit sous le nom de «monuments druidiques voisins de Sidi Ferruch». Le chirurgien Guyon fut le premier en 1846 à y entreprendre des fouilles. Dans le compte rendu très sérieux qu'il présenta à l'Académie des inscriptions et belles lettres il écrit : «Ils ont tout à fait l'aspect des monuments druidiques que j'ai vus à Saumur et sur d'autres points de la France. Aussi, quelques archéologues les attribuent aux Gaulois qui servaient dans les armées romaines, mais on serait tout aussi autorisé à les rapporter aux Vandales…» Le désir de retrouver, de part et d'autre de la Méditerranée, les mêmes faits archéologiques, expliquait et justifiait en quelque sorte la présence «celtique» puis française en Algérie. Cela paraît encore chez l'un des meilleurs archéologues et arabisants du Second Empire, L. Ch. Feraud qui commence ses recherches en 1860. Trois ans plus tard il entreprend, avec le paléontologue anglais Christy (celui-là même qui, avec E. Lartet, commençait l'exploration préhistorique de la vallée de la Vézère), les fouilles de la vaste nécropole mégalithique de Ras El Aïn Bou Merzoug, dans le voisinage de Constantine et acquiert la conviction que les dolmens sont les tombeaux des «Gallo-romains» établis en Afrique. A cette époque héroïque de l'archéologie préhistorique, tous les arguments, même les plus spécieux, étaient présentés pour affirmer l'origine celtique, donc française, des dolmens algériens. En 1862 paraissait, dans la série des célèbres Guides Joanne, l'itinéraire historique et descriptif de l'Algérie de L. Piesse. A la page 71 de cet opuscule, on trouve une description sommaire des dolmens de Beni Messous attribués à une «légion armoricaine». «Cette hypothèse, ajoute L. Piesse, peut s'appuyer sur une inscription tumulaire trouvée à Aumale. On y lit qu'un nommé Gargilius, tribun, commandant des vexillaires et d'un corps indigène était aussi chef d'une cohorte bretonne, décurion d'Auzia et de Rusguniae en l'année 263 de l'ère chrétienne ...». Or Gargilius Martialis avait, en réalité, commandé la première cohorte des Astyres dans la province de Bretagne (c'est-à-dire la Grande-Bretagne) avant de venir en Afrique où il périt sous les coups des Bavares révoltés. On voit que les rapprochements proposés par L. Piesse n'étaient qu'une amusante suite de contresens. (Suivra) Gabriel Camps [Islam : société et communauté. Anthropologies du Mahgreb, sous la direction de Ernest Gellner, les Cahiers C.R.E.S.M, éditions CNRS, Paris, 1981.]