Ainsi, le palais El Menzeh, implanté à l'entrée de l'antique cité, s'est avéré exigu à une inhabituelle affluence accourue pour participer à une action culturelle organisée par l'Association des Amis de la Rampe Louni Arezki avec la contribution de Casbah Editions Mustapha Ben Lakbabti, le poète résistant d'El Mahroussa. C'est à travers une journée thématique consacrée à la langue parlée d'Alger et à la poésie citadine dans la symbolique d'une communion de pensée à l'endroit d'un pan d'histoire et de culture incarné par un immense penseur, poète et érudit, Mustapha Ben Lakbabti, le muphti de la Grande Mosquée d'Alger des début du XIXe siècle, un farouche résistant à l'invasion colonialiste de la funeste année 1830. Oublié et méconnu, ce repère majeur d'une période historique charnière de notre pays a été redécouvert à la faveur d'une remarquable communication-débat animée par la professeure Khaoula El Ibrahimi, sociolinguiste à l'Université d'Alger. Ainsi, la légende d'un homme et d'un destin exceptionnels a été revisitée dans une rétrospective mémorielle qui a suscité l'intérêt de la très nombreuse assistance très attentive dans une solennité d'écoute appropriée à la circonstance. En ce jour, une revanche du temps a triomphé de l'oubli ravageur de plus d'un siècle et demi pour enfin faire ressurgir la mémoire de Mustapha Ben Lakbabti né en 1189 de l'an hégirien à La Casbah d'Alger, irréductible résistant, déporté en 1843 à Alexandrie en Egypte et mort dans ce lointain pays en 1860. Men Ibet ou l'amputation des êtres chers L'arrachement cruel et la douleur inhumaine infligés par la barbarie colonialiste lui inspirèrent un poème pathétique devenu un testament célèbre Men Ibet dont la traduction de l'aspiration serait «en un somme revoir en songe les êtres chers» et qui est un message émouvant à l'Algérie souffrante dans l'amputation de ses êtres chers ravis à son affection. Chanté par plusieurs générations successives, pérenne dans la temporalité, cet hymne de vénération et d'attachement viscéral à l'aimée et souffrante patrie est demeuré, hélas, dans l'anonymat de son auteur resté dans la nuit des temps et des âges un illustre inconnu.La beauté esthétique de cette émouvante complainte sortie de l'intériorité des entrailles de Mustapha Ben Lakbabti dans la verve de sa langue maternelle a inspiré le professeur Khaoula El Ibrahimi pour soutenir une brillante communication-débat sur le patrimoine linguistique et ses richesses culturelles. Le douh, un symbole et un repère mémoriels Des supports didactiques témoins de ce patrimoine ancestral ont été exposés à l'exemple du «douh : berceau» sacralisé par les berceuses qui furent nos mères et grands-mères, passeuses de mémoire et semeuses de culture pour l'accomplissement d'une personnalité identitairement affirmée dans son algérianité. Le premier éveil au signe verbal qu'est la langue s'imprimait indélébilement dans l'ouie dès la naissance pour en devenir la vie durant le substrat linguistique dans l'expression propre de soi. Conçue en un déclic d'appel et de rappel de la mémoire collective, cette illustration didactique, qui a été complétée par des ouvrages de sociolinguistique notamment de la conférencière, le professeur Khaoula El Ibrahimi Les Algériens et leurs langues du professeur Aziza Boucherit à l'Université de la Sorbonne à Paris L'arabe parlé d'Alger, et aussi un recueil des proverbes populaires de l'Algérie et du Maghreb, œuvre du monumental savant Mohamed Bencheneb. Cette démarche communicative a suscité un débat fructueux sur les multiples aspects de l'évolution de la pratique langagière dans la société, enrichi en cette opportunité par l'apport du professeur Redha Sbih, enfant de La Casbah, sociolinguiste à l'université de Bouira qui a traité de ses travaux de recherches scientifiques sur la mémoire collective de la Médina d'Alger. Un patrimoine linguistique très riche Dans un enchaînement thématique lié à la langue parlée d'Alger et à sa pratique, un récital de poésies a permis de découvrir de jeunes talents, à l'image du jeune Yacine Bouchareb et de la brillante poétesse, fille de La Casbah, Kamélia Abdi. Avec un riche répertoire de Rabah Haouchine, membre de l'Association et poètes d'une verve bien inspirée, l'assistance a été très attentive et comblée par les fresques poétiques dédiées à la légendaire beauté d'Alger et de sa Casbah. Un poème de la résurrection de la mémoire L'acte très fort, qui a ému l'ensemble de l'auditoire, a été la déclamation par ce dernier du couplet complémentaire composé pour la résurrection de la mémoire et de la perpétuation du souvenir de Mustapha Ben Lakbabti. Intégré à la structure du célèbre poème dont il est l'illustre auteur, celui-ci sera désormais ressuscité des affres de l'oubli pour être connu à l'éternité du temps par la jeunesse et les générations montantes. L'intégration de ce couplet de la pensée dédiée à la vie et à l'épopée héroïque de l'enfant de La Casbah que fut Mustapha Ben Lakbabti s'est révélée une victoire sur l'amnésie et l'errance mémorielles. Perpétuer la pensée du souvenir Son interprétation solennelle par l'un des monuments da la musique andalouse, la référence universellement connue et reconnue le professeur Sid Ahmed Serri en est la sublime consécration pour la postérité. C'est avec un accompagnement d'apparat du prestigieux orchestre, qui d'ailleurs porte bien son nom ‘‘Les Rossignols d'Alger'' et sous la conduite du virtuose chef d'orchestre Youcef Ouznadji que l'illustre doyen de la sanaâ algéroise Sid-Ahmed Serri a entonné l'hymne devenu en la circonstance celui du souvenir et de la pensée collective. Avec la sonorité d'une voix de pureté de cristal qui est la sienne, le grand maître a transposé l'ensemble de l'assistance dans une phase d'émotion et d'extase à l'évocation d'un symbole de savoir, de culture et de résistance, affligé par la cruauté de l'exil forcé, loin de son pays adoré et des siens ravis et adulés. La révélation qui a aussi séduit une foule admirative a été cette formation musicale exceptionnelle avec son style, sa perfection, son élégance d'une rare beauté, mais surtout la surprenante jeunesse de sa composante à qui le public a clamé en chœur ses félicitations sous un tonnerre d'applaudissements et de stridents et chaleureux youyous. Un vrai bonheur d'avoir savouré une dextérité géniale d'élèves de 10 à 12 ans d'âge maniant des instruments ancestraux, le r'bab, le fhel avec une aisance ingénieuse et un amour expressif à un legs culturel à préserver et à pérenniser.Par un bel après-midi, La Casbah s'est transformée en un véritable carrefour qui a abrité une rencontre intergénérationnelle de la jeunesse avec ses aînés. Le corps professoral universitaire était présent accompagné d'étudiantes et d'étudiants à l'exemple des professeures Yermeche, Hadadi,Yacini, respectivement sociolinguistes et sociologue des universités de Bouzaréah de Beni Messous et d'Alger. Les femmes étaient également nombreuses à cette liesse et parmi lesquelles des noms de référence telle que Mme Amina Belouizdad, la pionnière des présentatrices de la Télévision algérienne accompagnée de Mme Fatiha Alallou, la fille du célèbre comédien. Des figures historiques, à l'image de Habib Redha du haut de ses 92 ans, une baraka de comédien de grand talent des années 1940 et résistant de légende de la zone autonome d'Alger historique – Ali Haroun, auteur et acteur de la 7e Wilaya de France venu se ressourcer dans le quartier de son enfance -Mustapha Cherif, l'éminent philosophe et homme de culture de notoriété – Mme Corine Chevalier, l'historienne passionnée de La Casbah – Ahmed Tessa, expert psychopédagogue de renommée et Mohamed Maouche, la vedette des années 1950 et une des gloires de l'équipe de football de la révolution algérienne. Nous rappellerons que cette chaleureuse rencontre a été dédiée à la mémoire d'un grand absent entièrement et inlassablement dévoué pour le rayonnement de la culture algérienne, Si Ahmed Marouf, le président d'honneur de l'Association qui nous a quittés le 27 février dernier à l'âge de 75 ans. Pour perpétuer sa mémoire à l'évocation de son souvenir, une cérémonie d'hommage et de reconnaissance lui a été consacrée avec la fixation du portrait de son parcours sur les lieux du Palais El Menzeh et de La Casbah qu'il aimait tant. Ainsi, celui-ci était omniprésent par la pensée à l'événement. La richesse du thème linguistique traité et l'engouement suscité auprès d'un public nombreux et essentiellement composé de jeunes sont autant de facteurs encourageants à la promotion de l'action culturelle dans sa matrice originelle qu'est la Médina d'Alger. Celle-ci est à intégrer dans une dynamique de rapprochement et de complémentarité d'initiatives à la faveur de cette expérience prometteuse avec la communauté universitaire très motivée en cette perspective.