Il avait l'Algérie chevillée au corps ou plutôt, comme il l'écrivait lui-même dans son journal autobiographique : «L'Algérie au cœur de moi-même», avant d'ajouter : «De l'Algérie, je sais que j'ai tout appris et au moment de mon dernier souffle, le souvenir sublime, le plus cher, le plus merveilleux que j'emporterai avec moi pour l'éternité, aura trait encore et toujours à l'Algérie… Pas d'échappatoire à cela. Un enfermement plutôt, qui serait ouvert au large de la mer, aux immensités des vergers de la Mitidja, aux immensités infinies du Sersou, aux mystères du désert, aux ciels cloutés d'étoiles énormes… De l'émotion mais aucun regret ni remords, pas de mémoire sélective, savoir que ni la guerre, ni les meurtres, ni les exodes, ni les sarcasmes et autres menaces n'auront raison d'une terre unique, archaïque et brutale qui livre la mesure du monde et de la vie, donne du sens au chemin». Louis Rigaud, né à Mostaganem en 1922, instituteur formé à la Bouzaréah, a eu comme camarades de promotion, Mahfoud Kaddache, Boualem Khalfa, Abdelatif Rahal, Aïssa Baiod. Il fait partie de ces personnalités issues des «minorités européennes» d'Algérie qui se sont opposées aux effets les plus pervers, les plus déstructurants, les plus violents du capitalisme colonial, qui se sont confrontées aux dénis de droits, à l'injustice, aux atteintes à la dignité humaine, qui ont développé une résistance au quotidien, des luttes au plus près du terrain des populations et des élèves, qui se sont, à leur manière et souvent au prix de leur vie, opposées au colonialisme et à toute forme d'oppression. Louis Rigaud témoigne de sa prise de conscience, au moment de sa prise de service dans une école du bled, de la violence au quotidien du fait colonial : «J'ai vu des Algériens qui n'avaient même pas de chaussures qui avaient, (tu sais) ce qu'on appelle les chaussettes russes, des chiffons avec des feuilles de palmiers tressées pour les tenir, qui cherchaient de l'herbe, des racines pour manger». Engagé dans les combats du SNI (Syndicat national des instituteurs) où il est membre actif de la section d'Alger puis responsable, plus tard élu au bureau du SNI et de la FEN, secrétaire général de l'APIFA, il fait siennes les positions de la FEN (Fédération de l'éducation nationale) et de Denis Forestier qui s'était élevé vigoureusement dans un éditorial de L'Ecole libératrice contre «l'opération fasciste du 6 février (1956)… Aboutissement d'une longue campagne de calomnies, de dénigrement, d'informations unilatérales et fausses. Tout cela avec le concours d'une presse entièrement détenue par les féodaux algériens ou leurs représentants : les Borgeaud, les Blachette, les Alain de Sérigny…» Au sein des instances syndicales, il milite ainsi pour la position majoritaire énoncée au congrès du SNI de Bordeaux en juillet 1955 demandant la libération de Messali Hadj et la tenue d'une conférence de la Table ronde dans la ligne de ce qu'avait préconisé Messali en direction de la Conférence de Bandoeng (Conférence tenue du 18 au 26 avril 1955) pour une conférence de la Table ronde «sans préalables ni exclusives» réunissant toutes les parties intéressées au conflit et des élections libres à une Assemblée constituante souveraine. Cependant, son sacerdoce restait l'enseignement : «Ma véritable voie, écrivait-il, ma seule vocation, était bien celle de l'enseignement». Enseignant, il le fut pleinement, aussi bien dans les petites écoles de l'Algérie profonde où il ouvrit des cantines scolaires, où il se fit infirmier, ébéniste, que dans le CEG d'application de la Bouzaréah ou celui de Baranès, où il innova en matière pédagogique. Assez tiède vis-à-vis de l'entreprise des centres sociaux éducatifs, il voulait une école égale pour tous, l'enseignement de la langue arabe, une école qui ne soit pas au rabais, une école ouverte à tous sans discriminations, dans une situation où l'école était un luxe pour des populations perçues au prisme du racisme colonial, comme inférieures et indignes d'accéder au savoir, à la connaissance, à la culture. Alors que les syndicalistes enseignants vont être happés à la fin de la guerre par la spirale des violences de l'OAS, plasticage du local syndical, assassinat de nombre des leurs, jusqu'aux six principaux responsables des centres sociaux éducatifs exécutés par l'OAS le 15 mars 1962, Louis Rigaud condamné lui-même par l'OAS, va s'occuper dans le moment, au péril de sa vie et de celle de sa famille, de préparer avec son ami Charles Koenig, instituteur, membre de l'exécutif provisoire chargé de la jeunesse et des transports, (élu député de Saïda en septembre 1962 à la constituante algérienne), la première rentrée scolaire de l'indépendance. Entre juin et août 1962, Louis Rigaud sera avec les responsables du SNI en Algérie, Marcel Dubois, et Charles Koenig et avec Pierre Desvalois, secrétaire général du SNI, partie prenante de toutes les réunions, au Rocher Noir, qui vont permettre de signer un protocole d'accord entre Abderrahmane Farès et Louis Joxe le 28 août 1962, afin d'assurer la première rentrée scolaire de l'Algérie indépendante. Reçu avec Charles Koenig à Tlemcen par Boumediène et Ben Bella l'été 1962, ce dernier lui fit part des besoins immenses de l'Algérie sortie du colonialisme et d'une guerre qui l'a laissée exsangue : «J'ai besoin de beaucoup d'enseignants le plus possible, pour arriver à une scolarisation totale. Alors je suis preneur de tous les instituteurs que vous pourrez encourager à venir, comme je suis preneur de cheminots pour que les trains marchent, de gaziers et d'électriciens pour que la production d'énergie soit assurée. En ce moment, l'Algérie marche au ralenti. C'est comme si la France nous avait laissé une magnifique Rolls Royce avec seulement dix litres d'essence. Difficile d'aller vite et loin avec ça…». Il revit Ben Bella seul le 20 octobre 1962, et une troisième fois en décembre 1962 et eut cette remarque sur son interlocuteur, sollicité dans le moment pour régler trois mois de salaire de retard: «Celui qui se trouve en face de moi est le type parfait du nerveux ; un coup de chaud et il se dresse comme un soufflet ; un instant de réflexion et il s'affale comme une crêpe…». Louis Rigaud veilla au bon déroulement de l'année scolaire, il fut de toutes les luttes. Il apporta en relation avec ses amis algériens son concours à tous les aspects pédagogiques et tous les efforts de formation des nouveaux enseignants «moniteurs et instructeurs» recrutés sur le tas, il négocia en tant que secrétaire général de l'APIFA (Association professionnelle des instituteurs en Algérie) et membre de FENFA (section algérienne de la FEN) le statut et l'intégration des instituteurs et enseignants français du secondaire (autour de 15 000 enseignants tous ordres d'enseignement confondus) qui exercèrent en Algérie à l'aube de l'indépendance. Il n'y pas plus belle épitaphe pour un compagnon de l'émancipation politique de l'Algérie, pour un humaniste qui rêvait d'une Algérie plurielle et fraternelle, que ces mots en exergue de son autobiographie : «A l'Algérie, il a toujours appartenu, car d'elle, il a tout appris et a tout reçu».