Ce matin-là, Boucif quitta son domicile bien plus tôt que de coutume. Baghdad, l'épicier du coin à qui rien n'échappe, s'en étonna. Le tortueux quartier des marins pêcheurs où Boucif habite, s'éveillait paresseusement, l'œil mi-clos sur la mer qu'il surplombe. Le soleil naissant n'avait pas encore fini de dissiper une persistante brume. La grande bleue, elle, était d'une placidité à l'égal du plan d'eau du port, la première attraction qui s'offre au regard des habitants de Sagla. Tout en descendant son chemin en escaliers successifs, Boucif avait l'œil sur le retour des bateaux de pêche, spectacle matinal de tous les lève-tôt. Les sardiniers traçaient sur l'eau un sillon qui s'évasait en longueur derrière eux. La nuée de mouettes qui voletaient au dessus d'eux, indiquait que leurs cales étaient peut être pleines à craquer. D'autres pensées chassèrent celles que lui procurait la contemplation du monde maritime. Il était de nouveau la proie de la fébrilité qui l'avait pris depuis qu'il s'était mis dans l'attente de ce jour. Boucif recommença à jubiler intérieurement. Car, à cinquante ans, bon pied bon œil, il s'apprêtait à prendre une retraite anticipée après trente-deux années de bons et loyaux services au sein de l'administration publique. Il se réjouissait tant et si bien que ce n'est qu'au moment de la collation offerte en son honneur, au dernier quart d'heure de sa vie de fonctionnaire, qu'il ressentit un petit serrement au cœur. D'en finir avec toute une existence, n'a pu manquer de le remuer. Mais sans plus car, contrairement à beaucoup de ses collègues ayant quitté avant lui la vie active, l'émotion n'enfla pas au point de lui faire verser des larmes. Cela ne pouvait être son cas, non pas qu'il fut un cœur dur mais parce qu'il allait entamer une nouvelle vie professionnelle, voire une autre vie tout court. Ce nouveau départ allait accessoirement renouer le fil rompu dans la tradition familiale, celui de la condition de marin pêcheur de père en fils. Ainsi, il n'exercera plus la pêche en amateur. Il le fera à titre professionnel même si cela ne sera pas déclaré officiellement. De toute façon, il savait que tant qu'il se tiendrait à l'équipement permis à un plaisancier, les gardes-côtes ne lui feraient pas d'histoires. De ses intentions pour l'après retraite, hormis sa famille, il n'en avait soufflé mot qu'à ses deux intimes avec lesquels il pêchait les week-ends lorsqu'en mer le temps consentait à la clémence. Il avait été convenu avec ces deux amis d'enfance qu'ils lui rembourseraient la part qu'il avait mise dans leur association lors de l'achat de leur barque commune. Boucif comptait également sur le pécule que les œuvres sociales lui accorderaient à l'instar de tous les nouveaux retraités. Enfin, il ajoutera les quelques économies qu'il avait constituées pour s'offrir une petite embarcation. Il en serait et le raïs et le matelot ! Il ne pouvait cependant prétendre entrer en possession d'une barque flambant neuve. Trop chère ! Car même d'occasion, les embarcations étaient devenues hors de prix. Une forte demande exercée par les harragas, les maintenait à des niveaux prohibitifs. Le chimérique eldorado ibérique provoquait depuis quelques années une ruée clandestine vers ses côtes à travers une Méditerranée qui ne manquait pas de prendre sa moisson de vies parmi ceux qui s'y aventuraient. Cela ne dissuadait pourtant pas les candidats à l'émigration clandestine, ce qui renchérissait les prix des « boti ». Mais qu'importe, se disait Boucif, il misait sur des lendemains pécuniairement avantageux. En effet, sachant le prix auquel est cédé le poisson blanc, l'amélioration du niveau de ses revenus était garantie. Selon ses calculs, il pourrait gagner l'équivalent du double, voire le triple de sa pension durant les six mois de l'année pendant lesquels la pêche est possible. A cette perspective, Fatima, l'épouse de Boucif, se sentait, elle aussi, d'allègre humeur. Son homme lui avait promis qu'il allait la combler et rattraper ce qu'il n'avait pu lui offrir avec son salaire de fonctionnaire. Par contre, la vieille Fatna, elle, ne partageait pas l'enchantement de sa bru. Pour tout dire, elle avait perdu sa sérénité. Le sommeil qu'elle avait déjà capricieux, l'était devenu d'avantage depuis que son fils s'était mis en tête de réaliser ce contre quoi elle s'était arc-boutée toute sa vie. Après la naissance de cet unique enfant, Fatna avait consenti à tous les renoncements pour lui éviter un destin de marin pêcheur, celui du défunt Brik, son époux. En mère louve, elle ne pouvait souscrire à ce qu'il périsse à son tour avalé par les flots, lui qu'elle mit dix années de mariage et de fausse couche après fausse couche, pour enfin l'enfanter. Elle avait rejetée toute idée de se remarier, peinant comme une esclave dans le travail saisonnier, celui qu'offraient les ateliers de salaison. Elle ne rechigna à aucune tâche, consentant quotidiennement à d'exténuantes lessives chez les familles du quartier européen de la ville. Boucif est allé à l'école parce qu'elle le voulut futur col blanc, un monsieur aux douces mains et aux vêtements ne sentant ni la sueur des forçats de la terre, ni celle du poisson. Avec ce dernier, le contact ne serait admis que frit et servi sur une meïda ou alors tâté au bout d'une canne à pêche, cela lorsque plus tard son garçon serait pris de l'envie d'en pêcher. Jusque-là, Fatna n'eut rien à regretter car, conscient très tôt de la farouche détermination de sa mère et du prix qu'elle y mettait, Boucif se montra à la hauteur de ses espérances. Mais, à la veille du troisième âge, il estimait être en droit de s'extraire du tabou dans lequel il avait été élevé. Il pouvait se le permettre d'autant qu'il avait donné à sa génitrice quatre petits enfants dont l'aîné portait le prénom de Brik en mémoire de son père. De toute façon, la pêche qu'il allait pratiquer ne présentait aucun risque pour sa vie puisque son travail consistera à sortir deux fois en mer pour seulement deux ou trois heures. La première sortie s'effectue juste avant le coucher du soleil pour placer les filets en une zone poissonneuse. Et c'est le lendemain, après le lever du soleil, que la seconde équipée a lieu car c'est juste à ce moment, comme au crépuscule, que les poissons circulent le plus et se font piéger par les mailles des filets. Une seule chose turlupinait Boucif. Il s'en était d'ailleurs ouvert à sa femme. « N'y pense pas », lui avait elle opposé lorsqu'il lui avoua combien il aurait été comblé que Brik lui donne un coup de main pour ses premières sorties. En l'apprenant, ce dernier enragea - « Celle-là, c'est vraiment la meilleure ! Il ne manque pas de toupet pour me demander un coup de main, lui qui m'a plombé mon avenir ! A côté de ça, lui dispose d'une pension et bien qu'il ait son avenir derrière lui, il va encore mieux gagner sa vie ! » Le jeune homme n'en finissait pas de tempêter au point de gâcher la soirée à Zounaffi que les volutes d'une zetla faisait voguer dans les méandres d'un rêve bleu. Tous les deux, trabendistes par nécessité, venaient de conclure une affaire à la limite de la légalité, une opération qui leur avait rapporté assez gros. La colère embrumait ses esprits, décuplant sous l'effet du vin. Zounaffi ne réagissait pas pour le raisonner. Il préférait le refuge de son paradis artificiel. Et puis, d'expérience, il savait qu'il n'y avait rien-faire lorsque Brik retombait en adolescence. Son ami avait le vin et la zetla tristes lorsque le reprenait le ressentiment qui ne s'est jamais résorbé. Rejeté du collège pour insuffisance de résultats et redoublements successifs, il fut « orienté vers la vie active » selon l'euphémisme mentionné sur son dernier bulletin scolaire. Il passa des années à traîner désespérément ses savates, à vendre d'abord des sachets en plastique au marché puis des cigarettes au coin des rues. Un jour, il réussit à se faire pistonner par un parent éloigné pour être engagé dans la marine. Malheureusement la tutélaire aïeule avait mis son grain de sel en mettant son veto : « Je ne peux oublier qu'entre mon aspiration et l'oukase de sa mère, c'est le parti de la mémé que mon père a choisi. Entre l'avenir que je me voulais et sa sénile déraison, c'est elle qu'il a préféré contenter. » Ce soir, il ne rentrera pas à la maison. L'odeur de vinasse qu'il sentait, allait inévitablement entraîner des criaillements. Et puis, ses tourments le faisaient toujours bouillonner. Il ira dans les bras de Rokia, une « fille de joie », Rokia dont les chaudes étreintes et le corps prévenant ses ardeurs, l'apaisera, le plongeant dans un vaporeux oubli. Quelques jours plus tard, la première sortie en mer de Boucif arriva. Elle se présenta sous les meilleurs auspices. Il était même arrivé plus tôt que tous les petits métiers. Et alors qu'il était affairé dans sa barque, deux jeunes hommes l'approchèrent. L'un d'eux portait un jerrican plein de carburant. Se présentant comme des plaisanciers tombés en panne sèche dans une crique pas éloignée de là, ils lui demandèrent de les y emmener contre une large rétribution. Le montant offert d'avance n'était pas à dédaigner pour le temps que cela lui prendrait. Et puis Boucif aurait suffisamment de temps pour aller ensuite directement caler ses filets. Une fois le marché conclu, la direction ouest est prise, Le petit moteur ronflait obligeamment. Les deux voyageurs demeurèrent silencieux durant tout le trajet, jusqu'au moment où l'un deux se leva pour intimer l'ordre à Boucif de mettre son gilet de sauvetage. Poignard en main, il lui brailla : « Tu plonges à l'eau sinon je te le plonge dans le bide ! » . Une semaine plus tard, les gendarmes convoquèrent Boucif pour reconnaître les harragas qui avaient accaparés sa barque. Une quelconque panne de moteur avait mis fin à leur escapade en direction du littoral ibérique. Refoulés par le chergui vers la côte algérienne, ils moururent de soif avant de l'atteindre. Ils étaient cependant trois alors que Boucif n'en avait déclaré que deux. Dans le troisième cadavre, un corps dont la chair boursouflée avait fait craquer ses vêtements, il reconnu Brik, son aîné.