La révolution égyptienne, qui a fait chuter le clan Moubarak, s'apprête donc à affronter l'épreuve des urnes dans un climat d'incertitude politique doublée d'une crainte de l'opinion. La tension est à son paroxysme. Le conflit est ouvert entre le pouvoir militaire et les autres forces politiques. Les tractations de dernière minute n'ont pas réussi à faire bouger les lignes. L'armée est déterminée à aller au bout de sa logique, alors que l'opposition peine à se mettre d'accord. Unie pendant la révolution de janvier, elle aborde le scrutin en rangs dispersés, sur fond de divergences profondes. Trois principales forces se dégagent : le Conseil suprême des forces armées (CSFA) qui tient le pouvoir, l'opposant Mohamed El Baradeï qui s'appuie sur les manifestants de la place Tahrir et, enfin, l'influente confrérie des Frères musulmans qui va vers les élections en position de force. L'emblématique place Tahrir est le théâtre où se livre cette bataille préélectorale. El Baradeï, qui affiche sa disposition à diriger un gouvernement de salut national en renonçant même à ses ambitions présidentielles, est prié par le maréchal Tantaoui de soutenir le gouvernement de Kamel Al Ganzouri. L'armée semble opter pour un passage en force. Tandis que la guerre de tranchées se poursuit au niveau des états-majors politiques et militaires, la rue est dans l'expectative. Et la complexité du système électoral n'est pas pour faciliter les choses. Les élections vont se dérouler en trois tours et s'étaleront sur une période de quatre mois. Les élections d'aujourd'hui, qui dureront deux jours consécutifs, concernent seulement 9 gouvernorats du pays : Le Caire (54 sièges), Alexandrie (24 sièges), Assiut (24 sièges), Fayoum (18 sièges), Domiete (12 sièges), Kefr Eichiekh (18 sièges), Port Saïd (6 sièges), La mer Rouge (6 sièges) et enfin Luxor (5 sièges). Les électeurs sont complètement désorientés par un climat politique flou et un système électoral complexe, unique au monde. «Les électeurs vont se perdre dans un tel mode d'élection, même pour les gens lettrés, il n'est pas facile de faire son choix», estime le politologue Amr Chobaky. «Je ne vois pas comment voter dans ce climat d'instabilité. La situation est très confuse. Non seulement l'occupation de la place Tahrir se poursuit, mais il y a également des risques de violence dans les autres gouvernorats où l'absence de sécurité est palpable», confie Walid, un des leaders du Mouvement du 6 avril, rencontré dans le camp du mouvement, place Tahrir. Alors que les coalitions des forces révolutionnaires ont réclamé le report des élections, le chef du CSFA, le maréchal Mohamed Hussein Tantaoui, a assuré : «Les élections auront lieu comme prévu et aucune pression ne saurait nous empêcher de la tenue de ces élections. Les forces armées ne permettraient à aucune force faire pression sur elles.» «Nous sommes fin prêts à réussir ce test démocratique avec le ministère de l'Intérieur, avec le concours de l'armée et le peuple», a-t-il déclaré à la presse, hier matin, lors de son déplacement dans la zone militaire centrale, au Caire. Même le sulfureux prédicateur Youssef El Karadhaoui s'est impliqué dans la campagne pour inciter les Egyptiens à aller voter en masse. A partir de la mosquée d'El Azhar où il s'est entretenu avec Cheikh Tayeb, il a appelé les Egyptiens «à saisir ce moment historique et à se rendre en masse aux urnes». La place Tahrir a connu, hier, une autre grande mobilisation réclamant «le transfert rapide du pouvoir aux civils et la formation d'un gouvernement de salut national». Les avis sont partagés. «Bien évidemment, je vais aller voter, nous nous sommes battus aussi pour arracher ce droit. Il faut surtout aller voter pour barrer la route aux ‘fouloul' (les résidus de l'ancien parti de Moubarak, le PND)», estime Rany, un jeune qui se dit de tendance libérale. Les anciens membres du PND, qui se sont recyclés dans d'autres formations politiques tels que le Wafd et le Parti des Egyptiens libres de l'homme d'affaires Naguib Sawiriss, hantent les esprits. D'autres cadres du PND ont même pu créer 9 partis politiques qui participent aux élections d'aujourd'hui. Une militante du parti Wafd tente de convaincre un groupe d'étudiants de la nécessité de participer aux élections et de choisir les candidats les plus à même de défendre les objectifs de la révolution : «Nous devons nous rendre massivement aux urnes pour éviter une présence importante des fouloul dans le futur Parlement.» Mais peine perdue. «Votre parti a tout le temps été du côté du régime de Moubarak et vos listes sont truffées d'anciens membre du PND ; vous devriez disparaître de la scène politique comme le clan Moubarak», lui lance Essam, étudiant en sciences économiques, qui arbore avec fierté le portrait de Che Guevara. «Je suis un militant du Parti des socialistes révolutionnaires et je pense que le changement ne passe pas par les élections mais par la mise en place des comités révolutionnaires partout, si nous voulons vraiment un changement révolutionnaire. Il faut dépasser les simples revendications de type démocratique.» La division sur la voie à suivre est visible même au sein des forces révolutionnaires, sur la place Tahrir. Raoudha, de Hizb El Ghad El Gadid de Aymen Nour, s'interpose : «Nous pouvons aller voter et revenir ensuite reprendre possession du maydane et poursuivre la lutte. Si nous boycottons, nous aurons un Parlement dominé par les Frères musulmans et des anciens du PND et nous aurons fait une révolution pour rien.» A seulement 24 heures de l'élection qui se déroulera en trois tours, le célèbre mouvement Kifaya a décidé de boycotter le scrutin. Son coordinateur, Mohemd Al Achkar, a déclaré qu'il boycotterait le vote. Le Parti des travailleurs démocratiques a également annoncé son boycott sous prétexte que les élections «serviront de légitimation pour le Conseil militaire. C'est le scénario du référendum de mars passé qui se répète», a estimé Hicham Fouad, membre dirigeant du parti. En somme, l'Egypte, qui s'acheminait tranquillement, au lendemain de la chute de Moubarak, vers un processus de transition démocratique, se retrouve coincée au grand carrefour de Tahrir sans savoir quelle direction prendre. L'entente qui a régné pendant le printemps a volé en éclats. Le printemps du Caire court le risque d'être stoppé dans son élan et l'automne de la révolution pourrait bien se pointer avant l'heure, estiment les plus pessimistes. Mais ce peuple qui a fait trembler la terre sous les pieds du pharaon saura faire vivre le plus longtemps possible son printemps révolutionnaire. C'est l'avenir des révoltes arabes qui se joue au bord du Nil. La crise que vit l'Egypte est un passage inévitable ; elle est la traduction d'un régime ancien qui refuse de mourir, l'attente de la naissance tardive d'un temps nouveau.