Il y a 50 ans jour pour jour, le 6 décembre 1961, disparaissait Frantz Fanon, emporté par une leucémie. Dès le 1er novembre 1954, il prend parti. Son choix est fait. Le psychiatre se revendique révolutionnaire. Mort à 36 ans, sa trajectoire pourrait se résumer à son action anticolonialiste, à la quête de la liberté et de la dignité, à l'antiracisme et à la réappropriation de la personnalité. Mais la vie de Fanon, bien que courte, a été riche et son œuvre essentielle à la connaissance du passé, du présent et peut-être du… futur. Martiniquais de naissance, Algérien d'adoption, Fanon fait partie de ces «penseurs noirs dont la France a toujours du mal à accepter l'importance dans une histoire qui est pourtant celle de tous. Anticolonialiste radical, il demeure un intellectuel qu'il est préférable d'ignorer en le taxant de prophète raté. Pourtant, le penseur à la plume hautement littéraire peut contribuer à éclairer non seulement notre histoire, mais également nos débats et réflexions contemporains», avait écrit Anne Mathieu, en stigmatisant cette culture de l'oubli et cette marginalisation voulue par les médias français dont un journal à grande audience a consacré dernièrement un dossier à Fanon dans lequel les Algériens auraient été ingrats envers les militants politiques français engagés à leurs côtés, tout simplement parce qu'ils ne partagent pas la même religion au nom de laquelle la révolution aurait été déclenchée ! En son temps, Fanon avait justement écrit : «La guerre d'Algérie n'est que la continuation paroxystique d'un système reposant sur la force et le mépris. Chaque fois qu'un homme a dit non à une tentative d'asservissement de son semblable, je me suis senti solidaire de son acte.» Né le 20 juillet 1925 en Martinique, ceux qui l'ont connu jeune le décrivent comme un garçon intrépide, un meneur. En 1940, l'Europe est en guerre et la France sous le régime de Vichy… En 1943, Fanon rejoint les Forces françaises libres. Le fils d'esclave s'engage pour libérer les fils de ceux qui avaient fait enchaîner ses aïeux. A ses amis qui lui disaient que cette guerre n'est pas la leur, que les Nègres n'ont rien à y faire, Fanon répondait : «Chaque fois que la dignité et la liberté de l'homme sont en question, nous sommes concernés, Blancs, Noirs ou Jaunes et chaque fois qu'elles seront menacées, en quelque lieu que ce soit, je m'engagerai sans retour.» Il le fit, mais fut vite déçu. Profondément blessé, il s'écrie : «Je me suis trompé.» Fanon survit aux épreuves de la guerre. Démobilisé, il retourne aux Antilles, passe son bac et revient à Lyon s'inscrire en faculté de médecine. Le sujet de sa thèse, «Essai pour la désaliénation du Noir», reflète déjà ses propres questionnements. La thèse refusée, il la reprend, change son titre qui devient «Peau noire, masques blancs» qu'il fait publier aux éditions du Seuil grâce au soutien de Francis Jeanson, le plus célèbre des «porteurs de valises». En 1953, Fanon est nommé médecin-chef à l'hôpital psychiatrique de Blida. La conception dominante qui prévalait alors en Algérie était que le malade mental métropolitain était accessible à la guérison, mais que l'indigène était incurable, voué à la maladie sous le prétexte «fallacieux» que ses structures diencéphaliques écrasaient toute possibilité d'une activité corticale développée. Fanon se lance alors dans la rénovation des services en tenant compte des particularismes des malades, notamment des repères culturels des Algériens. Fanon va progressivement s'engager totalement avec le FLN, bien qu'il conserve une importante activité clinique. Les événements le poussent à un nouvel engagement pour défendre, comme en 1943, «la liberté et la dignité de l'homme». Il est persuadé alors que les «événements» d'Algérie sont la conséquence logique d'une tentative avortée de «décérébraliser» un peuple. L'ENGAGEMENT RéVOLUTIONNAIRE Fanon quitte Blida pour rejoindre Paris. Peu après, un arrêté d'expulsion est émis à son encontre. Il part pour Tunis où il mènera une double activité, psychiatrique et politique. Il fonde un centre neuropsychiatrique de jour à l'hôpital de la Manouba où il poursuit son travail de rénovation des pratiques de soins. Parallèlement, il est intégré dans le service de presse du FLN et rédige régulièrement des articles pour le journal El Moudjahid. Il voit au-delà du conflit algérien et envisage la question de la décolonisation pour l'ensemble de l'Afrique. A partir de 1959, nommé ambassadeur itinérant du Gouvernement provisoire de la République algérienne, il multiplie les voyages et les conférences. Emporté par une leucémie en décembre 1960, des examens de santé révèlent une leucémie. Il a encore beaucoup à dire, mais il sait que le temps lui est désormais compté. Il dicte dans la hâte le livre qu'il avait en projet et qui s'intitulera Les damnés de la terre. Il y inclut un long chapitre sur les troubles mentaux liés aux guerres coloniales qui associent des observations de troubles mentaux chez les victimes de torture de la part des forces coloniales, comme des observations de troubles mentaux chez les personnels des forces de police qui commettent ces actes de barbarie. Son état de santé s'aggrave, il part se faire soigner aux Etats-Unis. Lors d'une courte escale à Rome, il rencontre Jean Paul Sartre qui rédige une préface pour son livre. Il reçoit les premiers exemplaires trois jours avant sa mort. Peu avant, il avait écrit dans une longue lettre à un ami : «…Nous ne sommes rien sur terre si nous sommes d'abord les esclaves d'une cause, de la cause des peuples, la cause de la justice et de la liberté.» L'année 1956 fut un tournant : année de structuration politique du FLN qui se concrétisa à la fin de l'été autour de la plateforme de la Soummam, avec, entre autres, la création d'El Moudjahid ; «année où l'URSS aborda l'ère de la déstalinisation en écrasant l'insurrection hongroise, en même temps qu'elle s'affirma comme superpuissance en stoppant net, par la menace nucléaire, la piteuse équipée anglo-française de Suez ; année enfin, où la majorité de la gauche française, SFIO en tête, explora jusqu'au bout les limites d'un affaissement idéologique déjà bien entamé, avec les pleins pouvoirs à Guy Mollet et Lacoste, accordés avec le soutien du PCF, l'appel au contingent, le silence, le mensonge ; au plan de l'action politique, le gâchis des possibilités de négociation, la porte ouverte au tout répressif, à la torture ; et au plan international, le recours à une politique de la canonnière.» Son éditeur parisien du Seuil, qui avait fait sortir Peau noire, masques blancs témoigne : «Je n'ai vu Fanon qu'une fois à Paris en septembre 1956. J'assistais, étudiant, au premier Congrès des écrivains et artistes noirs. J'entends encore sa voix : il y avait dans son intervention sur ‘‘Racisme et Culture'' une alliance de l'argumentation fondée non sur le théorique mais sur le vécu, avec une efficacité dialectique qui emportait un auditeur, en principe lointain, dans une proximité de pensée soudain chaleureuse. Ma génération, appelée à aller faire cette guerre, était aussi appelée à se déterminer face à elle. En écoutant ce jour-là Frantz Fanon, je ne pouvais imaginer que trois ans plus tard, je deviendrai son éditeur. Que son livre L'an V de la Révolution algérienne serait l'un des premiers ouvrages que je publierai, qu'il n'avait que cinq ans à vivre puisqu'il est mort à l'automne 1961 quelques jours après avoir reçu à la fois le premier exemplaire de Les damnés de la terre et la nouvelle de leur interdiction en France.» Mohamed El Mili, qui fut l'un des rédacteurs d'El Moudjahid clandestin, confie qu'il a été impressionné par sa simplicité : «J'ai eu la chance de connaître de près Fanon. Au moment où il avait rejoint la Révolution à Tunis en 1957, j'étais déjà membre de l'équipe rédactionnelle de Résistance algérienne. Dans la même année, Benkhedda nous convoque Fanon et moi, en nous demandant de rejoindre Tétouan, au nord du Maroc. Le CCE avait décidé de mettre fin à Résistance algérienne pour créer El Moudjahid, l'organe central du FLN. A Tétouan, Fanon et moi partagions la même chambre. Il dormait peu et lisait beaucoup. Lorsque nous nous reposions, il nous faisait parfois des lectures de textes révolutionnaires. Il les commentait en y apportant sa touche personnelle.» Un tiers-mondiste convaincu Je dois avouer que durant toute la guerre de libération, je n'ai pas connu de militants aussi sincères que Frantz Fanon et Abane Ramdane, notre chef. Comme je dois dire que «j'ai retrouvé aussi certaines idées de Abane Ramdane dans Les damnés de la terre. Il faut reconnaître que ce dernier a toujours prôné un combat tiers-mondiste, et ce, bien avant l'heure. Son apport est pour moi incommensurable. Sur le plan personnel, il m'a aidé à mieux me connaître et à saisir mon temps ainsi que le monde dans lequel je me trouvais.» Le professeur Chaulet, ami du défunt, ne tarit pas d'éloges sur le disparu. «Fanon n'était pas seulement considéré comme un ami, mais bien plus, un participant à part entière à la Révolution algérienne. Il a compris le sens de la lutte et s'y est engagé en stigmatisant l'apartheid entretenu par l'occupant. Fanon n'est pas venu avec des recettes toutes faites. Il n'est ni prophète ni théoricien politique. Il s'est forgé auprès des camarades combattants. Dans un monde qui a profondément changé, son message est plus que jamais d'actualité. Regardons ce qui se passe autour de nous où la force semble se substituer au droit, avec la caution de la communauté internationale, les puissants ne cessent de disposer à leur guise de ce que Fanon désignait de damnés de la terre.» Olivier Fanon, 56 ans, le fils du psychiatre révolutionnaire, tout en dressant un portrait poignant de son père, insiste «pour que son message soit porté haut et fort écrit en lettres de feu et dont l'écho incommensurable est toujours d'actualité : ce message dérange et interpelle. Nous sommes son écho pour amplifier ses riches idées. Quel pays plus emblématique que l'Algérie pour honorer la mémoire de l'Algérien Franz Fanon», immortalisé par la baptisation en son nom de l'hôpital de Blida où il exerçait et de plusieurs établissements scolaires à travers le pays ainsi qu'une grande avenue au cœur d'Alger la capitale. A l'article de la mort, il a eu la force de dire cette phrase ô combien significative : «Je veux que vous sachiez que même au moment où les médecins avaient désespéré, je pensais encore, oh dans le brouillard, au peuple algérien, aux peuples du tiers-monde, et si j'ai tenu, c'est à cause d'eux.»