Dimanche 13 septembre. Je prends la route de bon matin en direction de la ville d'El Kseur sise à 22 km de Béjaïa. Ceux qui ne connaissent pas cette charmante ville au noyau colonial largement préservé, la connaissent au moins de réputation, grâce notamment à l'écho retentissant de la fameuse Plateforme d'El Kseur, document historique s'il en est, qui couronnait le soulèvement de la Kabylie durant le Printemps noir. Mon ami Mourad Gherbi, un enseignant à l'immense culture, dévoué et engagé, me réservera un accueil des plus cordiaux. Sa délicieuse famille m'offre d'emblée le gîte et le couvert. Mourad tenait absolument à accueillir Pièces détachées - Lectures sauvages. Et pour rester dans l'esprit de ces lectures, il a choisi, avec le concours de l'APC (RCD), le cadre peu commun d'un stade de volley-ball pour abriter le spectacle. Dans une formule fort pertinente, il fera observer non sans une pointe d'humour, que Pièces détachées résume parfaitement notre panne sociétale. Si notre société est « kaput », il faut changer les pièces défectueuses, préconise-t-il, et la « tutute Algérie » redémarrera de plus belle. Connaissant le talent musical avéré de mon ami, j'ai insisté pour qu'il partage la scène avec moi, et il accepta de bon cœur. La lecture était prévue à 22h. Dans l'intervalle, Mourad me fait visiter la maison de la culture Mouloud Feraoun. « C'est ici qu'a été rédigée la plateforme d'El Kseur », fait-il (petit détail : Mourad est le cousin de Ali Gherbi, ancienne figure de proue du mouvement citoyen). A noter que le document fondateur qui scellait le Congrès de la Soummam a été rédigé à quelques encablures d'ici, dans le village d'Ifri. A la maison de la culture, j'ai le plaisir de discuter avec un groupe d'artistes plasticiens évoluant au sein d'un atelier de peinture baptisé Regard au pluriel, et encadré par un artiste-peintre ayant pas moins de 52 expos à son actif et une œuvre déjà foisonnante : Djamel Bouali. Djamel me raconte comment, durant les événements de Kabylie, les CNS avaient envahi l'atelier avec une hystérie féroce avant de s'abattre sur les toiles. L'un des artistes me montre un portrait de Saïd Mekbel sur lequel un barbouze avait tagué « khaïn el watan » (traître à la patrie) ! On pouvait encore voir trace de la hideuse inscription. On quitte l'atelier de peinture pour une visite de courtoisie à la section scouts de la ville. Son commissaire, Mohamed Gani, me fait le tour du propriétaire, avec à la clé une expo photos qui me replonge dans mon enfance d'ancien boy-scout à la section Mohamed Bouras de Boufarik. Sur l'une des photos, je reconnais l'ineffable Abdelhamid Benzine. Mohamed m'apprend que Benzine était rien de moins que le fondateur du mouvement scout à El Kseur, une ville où il passa quelques années de sa vie. Après le f'tour et le café rituel, place au spectacle. Djamel Bouali et ses copains se chargent du décor. Ils exposent carrément à même la scène ce qui aura pour vertu de sortir l'art des cimaises et le jeter là aussi sur la place publique. En l'occurrence, l'apport esthétique de l'atelier Regard au pluriel s'avérera on ne peut plus précieux. Des jeunes munis d'un datashow se proposent de projeter un diaporama sur un drap déployé dans l'arrière-scène. Le décor est planté, il ne reste plus qu'à l'investir. Au menu de la lecture, trois séquences : des extraits de ma pièce Les Borgnes ou le Colonialisme intérieur brut, suivis d'une lecture intégrale d'une nouvelle intitulée Paris-Alger classe enfer (que Fellag avait jouée à Paris en mars 2004). Et pour finir, j'ai lu Le Manifeste du Chkoupisme. La lecture était ponctuée d'excellents intermèdes musicaux ; un meydley de chansons savoureuses qui ont enflammé le public (Ferhat, Idir, Matoub, Moustaki, Amazihg Kateb, Djamel Allam…), exécutées avec brio par mon complice Mourad Gherbi. Pourtant, c'est la première fois qu'il montait sur scène dans sa propre ville, me confiera-t-il. Le public, impérial, était au rendez-vous. Sincèrement, je ne m'attendais pas à voir autant de monde : des jeunes et moins jeunes, des élus municipaux, des cadres, des artistes, de tout. Un écrivain elkseurois, Hachemi Adjati, m'honore d'un exemplaire ouvrage fort intéressant, sorte de monographie de la région, intitulé : El Kseur mon village, publié à compte d'auteur. A la fin de la performance, on a poursuivi la discussion dans la salle de spectacles de la maison de la culture. Et là, j'ai eu l'immense plaisir de découvrir d'autres talents : des danseurs de hip-hop absolument époustouflants, des comédiens très passionnés de la troupe Lahvav et autres musiciens très doués. L'un d'eux, Halim Terki, la guitare en bandoulière, nous égaiera de quelques compositions de son cru. Un régal ! Autant de virtuoses qui traduisent l'extraordinaire potentiel artistique qui sommeille dans les tréfonds de nos chaumières, et qui ne demandent qu'à s'exprimer. Des talents en pagaille Lundi 14 septembre. De gros orages éclatent dans le ciel bougiote, et la crainte est grande que la lecture prévue à Béjaïa « à l'abri de la police », ne fut interrompue cette fois par… la pluie. Mon ami Kader Sadji qui préside le Café littéraire de Béjaïa, me rassure au téléphone : « Le soir, les nuages se dissiperont et tout ira bien », exulte-t-il. Comme Raja Alloula, le Café littéraire de Béjaïa avait vigoureusement réagi suite à l'incident de Tipaza et m'avait lancé une invitation expresse pour venir donner une lecture dans la ville des Hammadites. Comme promis par Kader, la météo est revenue à de meilleurs sentiments. 22h. Je prends place sur la scène d'un magnifique théâtre en plein air, un théâtre en demi-cercle façon arène romaine, et enserré entre la maison de la culture et le parc d'attraction. Bien que j'avais une sérieuse « concurrence » en la personne du chanteur de rock kabyle Ali Amran qui animait un gala à la maison de la culture, les spectateurs étaient nombreux à se ruer vers le théâtre. Prenant la parole en premier, Kader Sadji a rappelé à juste titre toute la chaîne de solidarité qui a permis l'accueil et l'organisation de ce spectacle : le Café littéraire de Béjaïa bien sûr, mais aussi, l'association Cinéma et Mémoire de l'admirable Habiba Djahnine, l'association Project'Heurts et la Ligue des arts dramatiques de la ville de Béjaïa. On ne change pas une équipe qui gagne, dit l'adage, alors forcément Mourad Gherbi est remonté sur scène à mes côtés pour rééditer sa belle prestation de la veille. Il donnera là encore toute la mesure de son talent inouï. Après la lecture, un débat de haute facture s'est enclenché sur la terrasse d'un charmant café attenant au théâtre (le café Bizek). Le débat s'est poursuivi jusqu'à 2h. Des étudiants m'ont fait part de leur désir farouche de lancer une troupe de théâtre universitaire. Nous avons évoqué l'urgence qu'il y a à créer des connexions à travers tout le pays, avec les autres compagnies, artistes et autres militants associatifs. J'ai mis l'accent sur la nécessité de lancer partout des ateliers de théâtre en faisant venir des metteurs en scène, des comédiens, des auteurs dramatiques, pour des sessions de formation in situ. Tout le monde s'accorde à dire que l'on peut accomplir une infinité de choses avec trois fois rien si le cœur et l'imagination y sont. Dans la foulée, une plateforme d'action politico-artistique peut voir le jour. Pendant tout le temps que dura cet échange, le ciel s'est montré patient. Je quittai la vallée de la Soumam les poumons gorgés de fierté et le cœur plein d'espoir. J'ai désormais l'entière conviction qu'une lame de fond libératrice couve dans toutes les bourgades. Le futur se prépare patiemment dans les tripes de milliers de Raja, Mourad, Habiba et Kader. Des milliers de « rêveurutionnaires » convaincus que le changement n'est pas une utopie, et qu'avec un tout petit peu d'imagination et d'audace, on peut conjurer la fatalité.