Est-il vraiment facile d'ouvrir un compte bancaire à Singapour et d'y planquer sa fortune ? Pour le savoir, notre journaliste est allé sur place et a testé pour vous le dernier grand paradis fiscal du monde. Reportage. « A qui le tour ? » Une femme, la quarantaine, costume noir impeccable, cheveux longs tout aussi noirs, me sourit et me prie, d'un signe de la main, de m'approcher de son comptoir en marbre noir. Nous sommes dans l'une des nombreuses succursales de la banque DBS à Singapour. « Qu'est-ce que je peux faire pour vous ? », me demande poliment Debbie. « Je veux ouvrir un compte bancaire. » Dix minutes à peine après mon arrivée dans cette banque située au rez-de-chaussée d'une énorme tour en verre du quartier Rochor, je tends déjà mon passeport. « Ah, vous êtes Suisse. Vous habitez ici ? Vous êtes un expatrié ? ». « Non, je ne suis que de passage », lui dis-je. « La raison de votre visite ? », poursuit-elle. « Le tourisme. Mais je veux aussi en profiter pour placer de l'argent à Singapour. » « Pas de problème, déclare-t-elle. Nous sommes à votre service. » La dame enregistre ma demande sur un ordinateur avant d'aller photocopier mon passeport. Cinq minutes et tout est déjà terminé. « Voulez-vous un rendez-vous avec un de nos conseillers ? » « Oui, mais tout de suite. » J'explique que je dois prendre un avion le soir même. Cinq minutes plus tard, Debbie m'emmène vers une de ses collègues. Cette dernière veut savoir si je suis résident, quel compte je veux ouvrir et combien je veux placer. Je lâche le morceau : « Plus d'un million de francs ! » Il faut faire crédible, même si je sais que cette fortune est une broutille par rapport aux trésors des Russes, Indiens ou Chinois qui pullulent dans les palaces de la cité-Etat. Finalement, l'employée me propose de rencontrer un autre conseiller. Départ dans un ascenseur. Direction le premier étage. Je traverse de longs couloirs avant de rejoindre une grande salle d'attente. Canapés chic et tapis au sol. « Nous venons vous chercher dans quelques minutes », me dit-elle en me demandant de m'asseoir. Cinq hommes et une femme sont déjà là : un Européen et cinq Asiatiques. Pas un mot. Pas un regard. J'engage la conversation. Ils se taisent. Après quelques minutes, M. Lee, senior manager, fonce vers moi. Le jeune homme, au corps svelte et affichant un large sourire, tient mon passeport dans sa main et un dossier avec des prospectus sur la banque. « Monsieur... Comment je dois prononcer votre nom ? », me demande-t-il avant de m'accompagner dans son petit bureau. « Alors comme ça, vous voulez investir votre argent. C'est bien. » M. Lee me tend un document qui présente son établissement. Un prospectus qui montre deux personnes qui pêchent à la ligne dans un décor crépusculaire. Question sémantique, DBS affiche des intentions très claires. Je suis perdu dans mes pensées. M. Lee revient à la charge et lance une rafale de questions : « Quelle est votre banque en Suisse ? » UBS. « Ah bien, ça va mal, non, chez UBS en Suisse ? » Le compte qui me plaît Compte privé, compte d'épargne, compte d'investissement, je peux ouvrir ce que je veux à Singapour. Et je peux même le gérer depuis la Suisse « grâce à l'e-banking », me précise le banquier. Bref, à Singapour, il est plus facile d'ouvrir un compte que d'acheter du chewing-gum dans les pharmacies, pour lequel il faut un certificat médical d'un dentiste. Et gare aux amendes si on le crache par terre ! Retour à nos affaires. « Mais dites-moi, pourquoi vous sortez cet argent de Suisse ? », me demande M. Lee, complice. Je bricole un nouveau mensonge sur l'agonie du secret bancaire en Suisse, à la suite des pressions fiscales de l'étranger. « Je comprends. A Singapour, vous ne risquez rien. Notre secret bancaire est solide. Et ils peuvent toujours venir avec leur liste noire. Notre législation vous protège complètement. Votre pays ne pourra pas obtenir la levée du secret bancaire, même si la fraude fiscale est avérée. » Un montage sur mesure Et le banquier de me conseiller d'investir dans l'immobilier, les matières premières ou les devises. Devant mon insistance à ne vouloir que planquer mon argent, il me propose un compte numéroté de placement. « On peut vous proposer également un montage financier sur mesure. Ici, vous n'aurez aucun souci. Nos investissements sont très variés. » Ils vont effectivement de la Chine au Moyen-Orient. Le temps file, M. Lee me bassine avec son charabia technique. Il veut savoir combien je veux verser chaque année. 200 000 dollars ? 300 000 ? Ou plus ? « Ici, vous ne risquez rien, ressasse-t-il. Nous nous occupons de nos clients. Nous leur trouvons les meilleures solutions. » Puis, plus sérieux et à voix basse, il m'avertit : « Surtout, ne voyagez jamais avec des documents bancaires, des extraits de compte par exemple ! Pour transférer l'argent, on vous dira comment procéder. » Des méthodes de blanchiment d'argent sale ? M. Lee sourit. « Nous voulons la sécurité pour nos clients, en toute discrétion. Et puis, notre fiscalité est imbattable. Elle est très avantageuse. » Ce petit miracle s'explique grâce notamment aux trusts offshore, ces investissements qui cachent une partie de l'argent dans des opérations compliquées et des fonds de placement créés sur mesure pour le client. « Généralement, ce genre de montage est réservé aux grosses fortunes », me prévient M. Lee. Après une longue discussion entrecoupée par des coups de fil en anglais et dans une autre langue qui m'est inconnue, le banquier m'offre un café dans son petit bureau. L'air de rien, il me demande ce que je pense de sa ville. Ma réponse élogieuse le ravit. « Un dossier vous sera envoyé à votre hôtel », me dit-il au moment où il me raccompagne à l'ascenseur. « Fairmont Raffles ! Un très bel hôtel, bon choix. C'est même l'excellence », ajoute-t-il, comme pour me flatter. En sortant de la banque, je croise des grappes de touristes de toutes nationalités, l'air très chic. Autant de clients pour les banquiers de Singapour qui sont si convaincants lorsqu'ils vous garantissent un secret inviolable pour votre fortune. Même si la mienne n'est que fictive...