Des unités d'élite de la gendarmerie se déploient en Kabylie. D'El Kseur à Draâ El Mizane en passant par Takhoukht, nous avons fait la route pour tenter de comprendre cette « nouvelle stratégie ». Et pour voir comment les habitants perçoivent ce retour. La fin du tunnel n'est pas pour demain. Barrages omniprésents, voitures roulant à toute vitesse sur des routes sinueuses au milieu des arbres et des montagnes, nuits désertes : la Kabylie vit des moments durs. Et depuis le début du mois de Ramadhan, sept unités d'élite de la Gendarmerie nationale ont été déployées dans la région. Elles appartiennent à la Section de sécurité et d'intervention (SSI), qui a reçu un entraînement et une formation spéciale contre la lutte antiterroriste et le grand banditisme. Officiellement, il s'agit d'une « nouvelle stratégie de redéploiement dans la région ». Pourquoi, alors que depuis 2002 (voir chronologie) les gendarmes ne mettent plus les pieds dans la région ? Sollicitée à plusieurs reprises, la Gendarmerie n'a pas souhaité nous répondre. Nous avons fait la route d'El Kseur à Draâ El Mizane en passant par Takhoukht, pour tenter de comprendre pourquoi la Kabylie plonge à nouveau dans le noir. A Takhoukht justement, un carrefour à la croisée des chemins menant à Ouacifs, Ath Yenni et Ouadhia, une des zones les plus dangereuses de toute l'Algérie, des groupes armés ont semé la terreur pendant le mois de Ramadhan. Dimanche dernier en début de soirée, au moins six militaires (installés dans un campement) et un civil ont été blessés dans un attentat à la bombe perpétré par un groupe d'islamistes armés sur la RN32. La veille, un militaire était ciblé par un attentat terroriste. Une semaine auparavant, deux militaires et un civil ont été les victimes d'un attentat, toujours dans la même zone. La liste est longue, et face à cette recrudescence des actes terroristes, la population a de plus en plus peur. « Il est urgent que les forces de sécurité, gendarmes compris, reprennent les rênes », s'alarme Mohand, ex-délégué de l'aile dialoguiste des archs. « Nous vivons le calvaire malgré la présence de l'armée. Tu sors de chez toi, tu ne sais pas ce qui t'attend », explique Mourad, commerçant à Adekkar. Une source sécuritaire locale, qui préfère garder l'anonymat, résume : « Le problème, c'est que les tensions sociales dues aux conditions de vie quotidiennes, au chômage, aux difficultés d'accès au logement, au crédit, sont aggravées par la menace terroriste et les kidnappings. » Car l'autre gangrène qui sévit en Kabylie depuis 2005 et à laquelle devront s'attaquer les unités d'élite de la Gendarmerie, ce sont les rapts de chefs d'entreprise, de commerçants ou même d'émigrés. Pratiqués avec une grande facilité dans une région livrée à elle-même malgré le déploiement des militaires dans le cadre du dispositif de lutte antiterroriste. La dernière tentative d'enlèvement a été signalée à Ouacifs, en août dernier, sur une personne déjà kidnappée l'an dernier. Grâce à l'intervention de son voisin armé, les terroristes ont finalement renoncé à leur acte. La même semaine, un commerçant de Béni Douala et son fils ont été enlevés. Le fils vient d'être relâché après paiement d'une rançon. D'après la même source sécuritaire, 50 cas de kidnapping ont été recensés depuis quatre ans, la rançon totale versée étant estimée à plus de 35 milliards de centimes. En réalité, ils seraient beaucoup plus nombreux, certaines familles renonçant à déclarer le rapt de peur de représailles. Aujourd'hui, un orage s'abat sur Larbaâ Nath Ouacif, à quelque 30 km au sud de Tizi Ouzou. La population, déjà taciturne, se replie encore plus. Les habitants sont attentifs et guettent les moindres faits et gestes. « Qui êtes-vous pour me parler de la situation ? Je ne vous fais pas confiance », nous lance Sofiane, avant de prendre congé. Ses copains s'éclipsent un par un. « Ils sont persuadés que vous êtes des services ou des terroristes. Laissez ces jeunes tranquilles, vous vous mettez en danger », nous conseille une voix sage de la région. « Malgré la présence discrète des gendarmes - leur brigade est installée sur les hauteurs de la ville - la population n'est pas rassurée, note Hakim, un étudiant en sciences politiques. En plus, les jeunes ont un problème avec la police. Il y a trop de hogra. Cela crée des tensions et la situation risque d'exploser à tout moment. » Et les SSI auront, comme les autres gendarmes, des difficultés à communiquer avec la population locale, comme essaie de nous le dire l'un d'entre eux en faisant allusion au recrutement d'indicateurs. Du côté de la population, la partition n'est pas la même. « On se présente souvent au commissariat et à la brigade afin de leur signaler des mouvements suspects, mais ils ne font rien », témoigne Samir. Comme en temps de guerre, les habitants s'échangent informations et conseils : « On les a croisés hier soir à Agni Aghrane… Fais attention. » Chaque jour, la population signale la présence d'un « faux barrage dans la région ». Pour ajouter de la confusion à la situation, les habitants de la région évoquent pour la première fois un fait nouveau. « L'accointance de certains jeunes avec les terroristes, confie Salah, la trentaine. J'en connais qui sont payés entre 5000 et 20 000 DA pour simplement collecter des informations sur le déplacement des forces de sécurité ! Leurs complices leur livrent des informations sur des notables et des commerçants de la région. » Et Boualem, un commerçant, de poursuivre : « On les connaît, mais que peut-on faire ? » Mahfoud, un ancien militaire, explique cette connexion entre les jeunes et les terroristes par la succession d'événements qui ont marqué la région depuis le départ des gendarmes en 2002. « Certains jeunes issus de milieux très pauvres auraient été recrutés par la maffia du sable puis se seraient ensuite retrouvés entre les mains des barons de la drogue. Ces derniers, sans la complicité et le soutien des terroristes, n'auraient pas pu sévir dans la région. Avec la fedya (rançon) des kidnappings et des faux barrages, tout ce business est devenu la source de financement la plus importante pour les terroristes. Les jeunes, conscients de la situation dans laquelle ils se trouvent, sont pris au piège. » Rafik, lui, n'en peut plus. « La pratique est devenue tellement visible que nous sommes dans l'obligation de les dénoncer. Nous ne pouvons plus vivre dans cette situation, beaucoup de familles ont fui leurs maisons pour se réfugier ailleurs ! », se désole-t-il. Compte tenu de cette nouvelle donne sécuritaire, comment la population accueille-t-elle l'annonce du retour des gendarmes ? « Le retour des gendarmes est un non-événement, confie Mustapha, un jeune croisé sur notre route. Cela ne changera rien à notre situation. » Pour les plus anciens, les souvenirs douloureux ressurgissent. « Ils ont fait beaucoup de mal, soupire Hamid, un citoyen de Ouacifs. Je me souviens très bien de la cruauté avec laquelle on tirait sur les jeunes manifestants. Comment croyez-vous que l'on voit leur retour parmi nous ? » De l'autre côté de la rivière, à Ouadhia, les habitants ne voient pas non plus l'utilité de leur retour. « Drogue, maffia du sable, terrorisme, criminalité… Voilà à quoi nous sommes réduits aujourd'hui. Alors que vont-ils régler ? » Plus loin, à Aïn Zaouia, Sid Ali Bounab et Draâ El Mizane (où nous avons été informés de la tenue d'un faux barrage la veille de notre passage), l'évocation du mot « gendarme » fait l'unanimité. « Nous faisons chaque jour face à la menace terroriste. Que les gendarmes viennent ou qu'ils repartent, cela ne nous rassure pas. Nous serons au contraire plus exposés au danger, les brigades et les commissariats étant les cibles privilégiées des terroristes. » Farouk, un trentenaire au chômage, ironise : « La misère y est pour beaucoup dans ce chaos. Mais lorsque Bouteflika est venu en visite pendant sa campagne électorale, nous lui avons fait bon accueil. Parce que nous aussi, nous voulons notre part du gâteau. » Sur la route, les écriteaux « Pouvoir assassin, wlach smah oulach… » ont été effacés avec de la peinture. Malgré la lumière du jour, les arbres qui défilent au bord de la route semblent nous enfermer dans un tunnel sombre. La Kabylie, elle, n'en voit pas le bout. Repères 11 juin 2001 La plate-forme d'El Kseur qui liste les revendications du mouvement citoyen né dans le sillage des émeutes de Kabylie exige « le départ immédiat des brigades de gendarmerie et des renforts des URS ». 29 juillet 2001 Le rapport de la commission d'enquête sur les événements de Kabylie, présidée par le juriste Mohand Issad, désigne la gendarmerie, « impliquée seule » dans le déclenchement des émeutes et leur répression. Ainsi, l'assassinat du jeune Massinissa Guermah, qui mit le feu aux poudres, est une « bavure » et non un accident comme l'avaient affirmé les gendarmes. « Les gendarmes sont intervenus sans réquisition des autorités comme la loi le stipule, souligne le rapport. Les ordres de la gendarmerie de ne pas utiliser les armes n'ont pas été exécutés, ce qui donne à penser que (son) commandement a perdu le contrôle de ses troupes, ou que la gendarmerie a été parasitée par des forces externes à son propre corps. » Aucune lumière n'a été faite sur ces « forces externes ». 1er mars 2002 Le ministre de l'Intérieur, Yazid Zerhouni, déclare qu'il n'est pas question du départ de la gendarmerie de la Kabylie. Pour Zerhouni, l'Etat a déjà pris ses responsabilités en décidant de muter des gendarmes et en sanctionnant d'autres ayant commis des « dépassements ». 23 mars 2002 Le mouvement de la gendarmerie des wilayas de Tizi Ouzou et Béjaïa a été officiellement mis en œuvre. Selon des informations crédibles, 14 brigades de gendarmerie de Tizi Ouzou étaient concernées par ce mouvement de « délocalisation » sur les 37 que compte la wilaya. La visite d'Ali Tounsi le jour même à Tizi Ouzou laissait à penser que les gendarmes seraient remplacés par les BMPJ.