Paysages de villes et paroles d'hommes pour reconstituer l'image d'une région pas comme les autres. Région, géographiquement, culturellement et linguistiquement délimitée, la Kabylie présente les caractéristiques d'une région rebelle, hostile à toute récupération et réfractaire à toute étiquette. Ce qui nous y emmène ce n'est pas tant d'en cerner les enjeux politiques que d'établir un constat sur la situation sécuritaire qui y règne. Depuis avril 2001, les choses se sont peu à peu tassées, par lassitude plutôt que par résolution des vrais problèmes. L'Etat a consenti des indemnisations aux victimes, mais la région vit les mêmes problèmes sociaux, avec ceci en bonus : une montée en force de la criminalité et une prolifération de la petite délinquance. Cela pendant que le Gspc continue toujours, et pour les raisons stratégiques, politiques, sociales, culturelles et économiques que l'on sait, à occuper les montagnes alentour. Images vivantes d'une région meurtrie où l'on sent le tic-tac d'une bombe à retardement... Alger, Boumerdès, Si Mustapha, les Issers, Bordj Menaïel, puis Tadmaït, Draâ Ben Khedda, porte de la Grande Kabylie. Sur les hauteurs nord, les monts de Sidi Naâmane, au sud ceux de Sidi Ali Bounab, fief par excellence du Gspc et qui s'étendent de Bordj Menaïel à Tizi Ouzou, et donnent accès à pratiquement toutes les wilayas du Centre. Tizi Ouzou donne l'impression d'être une ville en chantier. Pour une cité enracinée dans l'histoire de l'Algérie, c'est déjà le paradoxe. «Ne vous méprenez pas, nous lance un citoyen de la Nouvelle-Ville, les nouvelles constructions sont le fait de quatre ou cinq «boss» de la région.» Les petites gens continuent à regarder pousser les habitations du haut de leurs hameaux et villages perchés sur les flancs de Redjaouna, Hasnaoua, Bouhinoun, Tacht ou même Béni Douala. Sans commune mesure avec les agitations qui l'avaient secouée en 2001 et 2002, la région kabyle tente aujourd'hui de retrouver ses repères traditionnels. Vainement. Les dernières élections ont, certes, consacré la présence politique du FFS et du RCD, mais la poussée politique du FLN et du RND dans la région est déjà symptomatique d'un «décloisonnement» évident. La journée est radieuse, prometteuse, mais nous tombons sur un fait divers qui annonce la tendance que prendra notre reportage. Les services de sécurité viennent de mettre la main sur deux comparses, qui, plus tôt dans la journée, avaient tué un jeune pour lui voler son téléphone portable. Les policiers sont discrets dans la ville. Quelques rares brigades de police contrôlent les axes urbains, mais l'immensité des quartiers et des centres périphériques rendent utopique toute sécurité dans la région. «Regardez l'oued Sebaou», se lamente un habitant de Redjaouna. En contrebas, le lit de l'oued a été élargi d'au moins 50 mètres. Mais là n'est pas le plus grave. Des trous de 5 mètres ont été faits à certains endroits par les pilleurs de sable. Pour extraire à moindre coût, rapidement, et aller vendre ailleurs, à Béjaïa et Boumerdès, où la sécurité interdit ce genre d'entourloupe. Au rythme actuel, dans moins de quatre ans, les nappes phréatiques seront contaminées et l'eau sera imbuvable. Tel du gruyère géant, le lit de l'oued Sebaou est «troué» de bout en bout. En plein jour, les camions continuent à extraire le sable, «en toute sécurité». On n'omettra pas ici de préciser qu'une couche de sable met 35 à 40 années pour se former. Des services de sécurité neutralisés En fait, la Kabylie a posé de sérieux problèmes aux autorités, et les choses ont vraisemblablement évolué dans tous les sens, et non pas uniquement dans le bon sens. Les responsables locaux nous ont fait part du départ précipité de deux groupes d'investisseurs, après avoir constaté que le risque était élevé à un moment où le braquage de banques, de bureaux de poste, des recettes municipales et des contributions est devenu un métier qui fait florès, aussi bien chez les groupes armés de la région que chez les jeunes, tentés par la radicalisation et le gain à portée de main. Les problèmes de la région semblent avoir été solutionnés par des doses de calmants. Débits de boissons alcoolisées, bars, cafétérias, auberges à la périphérie et autres espaces de détente. A la longue, cette faune a drainé prostitution, proxénétisme et donc, délinquance, criminalité et hausse des actes de violence. Un responsable de la Bmpj, à la sortie est de Tizi Ouzou en allant vers Tizi Rached, précise: «En fait, on gère une situation anormale, et tout ce qui se passe aujourd'hui est le résultat d'un cumul de plusieurs années de tensions politiques et sociales. On travaille avec moins de 40% des mesures qui doivent être appliquées. C'est une situation de fait...» Cela rejoint ce que nous disait un officier de police quelques jours auparavant: «Les services de sécurité ont été neutralisés en Kabylie. Nous, nous ne pouvons gérer des tensions politiques et sociales. Nous faisons les frais de la désertion des politiques et des élus...» Et de nous raconter l'histoire d'un policier agressé en plein jour, verbalement, et qui, ne pouvant faire plus, tire un coup de feu en l'air. «Le policier a été révoqué parce que justement, on leur demande d'être patients, calmes et de regagner la confiance des citoyens...» Beggaz Brahim, un jeune de Hasnaoua, situe le problème sur un autre plan: «Naguère, il y avait ‘'thadjmaât'' la tribu, et les hommes âgés faisaient office de référence et avaient tout le respect des jeunes. Aujourd'hui, il me semble assister à une révolte des jeunes qui ont brisé leurs propres repères, pour ne se retrouver, en fait, nulle part ailleurs. Une chaîne s'est rompue. Hasnaoua était un village conservateur, mais aujourd'hui, dans toutes les dechras qui forment la tribu, on assiste à une montée de la délinquance, de petits caïds qui prennent des airs de grands bandits.» M.S., un patriote de Sid-Ali Moussa (Maâtkas), moustache dans le vent et fierté en bandoulière, est tranchant: «Ecoutez, j'ai vécu les pires moments du terrorisme. A l'époque, il y avait chez nous la zaouia coranique, gérée par l'imam Belil, qui en fait était un chef terroriste. Il avait au moins quarante hommes armés avec lui, et qui se faisaient passer pour des tolbas, des étudiants, et nous les avons chassés un à un. Mais aujourd'hui, on ne sait plus qui est qui... Entre Maâtkas et Souk El Thenine, il n'y a désormais ni policiers ni gendarmes, et la délinquance s'est transformée en mafia locale. Les jeunes, tous chômeurs, posent leurs tables et vendent, non seulement sur les trottoirs, mais aussi sur les routes, fermant ainsi l'accès à toute circulation, de sorte qu'il faut mettre maintenant deux heures pour arriver à l'hôpital...» Kadouche Mohamed de Sid-Ali Moussa est plus nuancé: «On avait un burnous, et aujourd'hui, on ne l'a plus. Vous me comprenez? Chez nous, nous avons fait pièce aux terroristes et les avons pourchassés. Mais actuellement, nous ne savons plus qui est qui. Il y a quelques jours, un voisin criait de douleurs toute la nuit, et je n'ai pu aller lui prêter main forte. En fait, je doutais qu'il s'agissait d'une ruse pour me faire sortir et m'attaquer (le villageois est armé, comme bon nombre des hommes de Sid-Ali Moussa, ndlr). Ce n'est que le lendemain matin que je l'ai trouvé ligoté, roué de coups et se tordant de douleur. Il avait été attaqué par deux jeunes qui avaient pu s'introduire chez lui. Mais je me demande d'où ils étaient venus...» La voiture Peugeot 405 de mon accompagnateur ne s'arrête pas. On sillonne la région et la curiosité de voir les petits villages accrochés aux contrebas des collines nous fait oublier que parfois, nous nous incrustons dans des coupe-gorges du Gspc. Partout, dans les villages entourant Souk El Thenine, Mechtras, Bounouh, Frikat et Tirmitine, on sent les appréhensions diffuses sur les portes blindées, les fenêtres aux barreaudages épais, des maisons entourées de fils barbelés ou d'une haie d'arbres de figues de barbarie qui clôturent un chez-soi incertain. Alma, le «Hamiz local», se développe dans l'anarchie. Les jeunes ne trouvent pas de quoi s'occuper et le chômage aboutit à des tensions. La région présente depuis trois ans le taux de suicide le plus élevé du pays. Le commerce informel, qui fait perdre aux communes des centaines de milliards par an, s'y développe rapidement, comme à Maâtkas et Souk El Thenine. Les maux sociaux s'y noient dans l'alcool et les femmes pour certains jeunes désoeuvrés. Résultat : il y a une semaine, un vendeur de liqueurs s'est attaqué, en pénétrant dans la mosquée, à un des fidèles qui lui demandait d'aller vendre plus loin ses produits. Cela s'est passé à Souk El Thenine, et aussi à Hasnaoua. A Maâtkas, un mari a tué sa femme, mère de dix enfants, il y a une semaine, et l'a traînée jusqu'à Takhoukht. Pris de remords, il se livre au groupement de gendarmerie de Tizi Ouzou. En fait, c'est le crime parricide qui semble inquiéter les gens. La quasi-totalité des vieux interrogés pensent que «l'euro est l'enjeu». Les anciens de la région ont pour la plupart travaillé en France et leur retraite leur est versée en euros. Si dans le passé, et le respect de ce passé, les enfants demandaient au père de les aider par quelques centaines d'euros, aujourd'hui, certains exigent du père la signature du chèque, la paie cash, et cela aboutit à des disputes, des discordes, puis des parricides. «Si on avait un peu plus de sécurité, la situation aurait été moins dramatique. Les parents, dans ces cas, n'ont plus où aller se plaindre.» Ainsi parlent les ârchs «Allez voir du côté de Thala Athmane, Azzeffoun et Azzazga», nous lance un jeune. Les cannettes de bière et les bouteilles de vin jonchent les routes des deux côtés. Les femmes viennent de partout et cela donne lieu à une prolifération de lieux de débauche. A certains endroits de la ville même de Tizi, des péripatéticiennes de fortune donnent des allures de Pigalle à Tala Athmane, «la Madrague» locale. Dans ces fiefs de la boisson «la Vieille Marmitte», Thala Athmane, «la rue des Douze S...», ainsi nommée par l'humour populaire, vous ne risquez pas de voir un policier dehors. En dehors de Tizi Ouzou, Ouaguenoun, Boudjima, Fréha, Makouda et Aghribs connaissent une poussée d'actes liés aux vols de voitures et de brigandage. Que faut-il faire? On pose la question à deux membres du mouvement citoyen «les archs», un ancien et un de la nouvelle équipe. Pour Sadek Yousfi, signataire d'un communiqué avec Bouzidi Ahmed et Aïssa Arab, réclamant le retour des services de sécurité en général, et de la Gendarmerie nationale en particulier, le problème se pose en termes de sécurité locale. Il précise: «Pas de sécurité, pas de développement dans la région. Les gens pillent le sable et saccagent, ce faisant, la canalisation. Résultat, l'eau de l'oued Sebaou n'arrive pas jusqu'aux villages environnants comme Tacht, Redjaouna et El-Vor. J'ai milité pour le départ de la gendarmerie et je milite aujourd'hui pour son retour. Ce qui se passe aujourd'hui exige de nous cette lucidité». Ahmed Zaïd Ferhat, qui fait partie de l'actuelle équipe des archs, et qui avait été condamné pour ses prises de position en faveur de la Kabylie en 2002 à deux mois de prison ferme, dit: «Moi je pense que c'est une question de temps. Les blessures sont encore vives, mais la gendarmerie doit revenir prendre poste un jour. C'est une question majeure qui exige beaucoup de courage et de patience, car il faut dire que l'insécurité règne aujourd'hui». Voilà donc, en images éparses, la situation de la Kabylie. Région meurtrie et soignée par des remèdes exutoires et ludiques, et qui ont pour effet d'en faire une zone de non-droit, sorte de no man's land sécuritaire, au moment où le Gspc se réorganise dans les maquis de la région et rejette toute option de réconciliation. Les «concessions sécuritaires» décidées au plan politique ont mené droit à une situation d'insécurité, dont les premiers effets ont été de faire partir les investisseurs venus prospecter dans la région. Un groupe de Saoudiens après avoir visité Azzefoun, a aussitôt plié bagage, tandis qu'un second groupe d'Allemands est vite reparti après avoir constaté qu'au plan de la sécurité, beaucoup de choses restaient à faire. La conjoncture perdure et les maux risquent encore de s'exacerber... Avant de rentrer à Alger, on a préféré donner la parole au commandement de la Gendarmerie nationale de Tizi Ouzou le colonel Hocine Gahfez: «Nous n'avons pas déserté notre travail de sécurisation et nous n'avons pas abandonné les populations. Il existe sept barrages routiers «extra muros», c'est-à-dire situés en dehors des agglomérations pour contrôler et sécuriser. Ici même, je reçois quotidiennement des citoyens et je solutionne leurs doléances dans la mesure de mes possibilités actuelles. J'ai désenclavé l'année dernière des villages isolés par la neige avec l'aide de l'armée et notre travail se fait plus ou moins normalement. J'ai organisé récemment une «journée portes ouvertes» sur la Gendarmerie nationale à Draâ Ben Khedda». Nommé au poste au début 2004, le colonel Hocine Gahfez a conscience de la tâche difficile qui lui a été attribuée, mais aussi des responsabilités qui pèsent sur lui: «La première chose que j'ai faite après mon installation à Tizi Ouzou, c'était de me recueillir sur la tombe de Guermah Massinissa, puis sur celle de mon ami Ramdane, enterré aux Ouadhias. La population kabyle a été meurtrie. Si je dois implorer son pardon, je le fais sans hésiter. Je dois donner l'exemple sur tous les plans. Je veux regagner une crédibilité, je veux regagner la confiance des citoyens. Mais moi, j'ai une loi et je l'applique. Je veux que ma crédibilité réside dans l'application des lois pour tous, et là où je peux intervenir et aider les gens, je le fais sans réfléchir une seconde. Retour sur Alger en repassant en sens contraire notre longue route en zigzag. Paysages de villes, paroles d'hommes serviront à noircir mes feuilles et à alimenter l'espoir de revoir bientôt une Kabylie des meilleurs jours.