Pendant 4 jours, en cette fin de juin exceptionnellement caniculaire, Frikat a vécu à l'heure du couscous traditionnel. On ne pouvait pas mieux faire que d'organiser une fête nationale valorisant ce met légendaire, authentiquement amazigh et plus que millénaire. Les organisateurs ont vu juste : la population de ce bourg de la Basse Kabylie, situé à 7 km de Draâ El Mizan, a pratiquement doublé. A la grande joie des villageois, habitués à ne recevoir que leurs émigrés de France. Des « spécialistes » venus d'une dizaine de wilayas ont tenu à participer à ce rendez-vous culinaire où le seksou (couscous en kabyle) à toutes les sauces a été servi aux invités comme aux locaux sans parcimonie. L'initiative émane de la Maison Lahlou, une entreprise familiale spécialisée dans la fabrication du couscous traditionnel (roulé à la main) dont le siège est à Frikat. « Lorsque j'ai ébruité l'idée, le comité de village m'a tout de suite donné sa baraka d'autant plus qu'une telle manifestation suppose le déplacement, chez nous, des hautes autorités du pays », nous dit Sid Ali Lahlou, gérant de la Maison Lahlou portant le même nom. Soutenu par le wali de Tizi Ouzou et des sponsors privés tels que Tonic, la Safex, Stilina, Frigor et Saro, il ne restait à ce quadragénaire infatigable qu'à convaincre Alger d'obtenir un cachet officiel et national à la fête. Le ministre de la Petite et Moyenne entreprises et de l'Artisanat a accordé son parrainage. Djamal Ould Abbas, ministre de l'Emploi et de la Solidarité nationale, cautionnant l'événement sans hésitation, s'est déplacé sur les lieux quelques jours avant le coup d'envoi. S'il n'a pas assisté à l'inauguration (le 25 juin 2005), il a, par contre, ramené dans ses « bagages » un microbus à l'effigie Thadamoun (écrit en arabe). Un don de son département à la commune de Frikat. Ce véhicule tombe à point nommé. Il servira de transport scolaire aux collégiens des 18 villages que compte la commune. Ou du moins, il viendra à la rescousse d'un camion de l'APC, contraint à faire plusieurs rotations par jour, afin de permettre à un maximum d'enfants de rejoindre l'unique CEM de Frikat. Certains élèves habitent à 14 km du chef-lieu et doivent inexorablement se débrouiller pour être en classe à 8 h. Un lycée pour Frikat... Paradoxe : « Ils sont les premiers à se pointer devant le portail de l'établissement, bien avant leurs camarades de Frikat. Parfois à 7 h. En hiver à cette heure-ci, le jour n'est pas encore levé », relève le directeur du CEM qui occupe un logement d'astreinte. Puis un silence, comme pour exprimer une gêne par rapport à certains gestes de « petite importance », insiste-t-il. « Il arrive que des enfants nous viennent sans s'être alimenté chez eux. Je m'efforce avec l'aide de ma femme de leur servir du lait chaud. Après tout, ces quelques tasses de lait ne grèveront jamais mon budget », poursuit-il. Et d'ajouter : « Je dis cela pour situer la condition sociale des villages environnants. Les gens peinent à nourrir leurs enfants. » Avec près de 1200 élèves, le CEM de Frikat dépasse de loin ses capacités d'accueil alors que la norme du ministère de l'Education nationale prévoit une fourchette de 400 à 600 élèves. Le déficit est criant en la matière. « Pour pallier l'insuffisance, 2 autres CEM devront voir le jour dans le court terme ; et il ne faut pas oublier aussi que la construction d'un lycée est plus que nécessaire. La population de la commune est de 15 000 habitants, ce qui lui ouvre droit, de fait, à un établissement du secondaire », suggère un membre du comité de village et partie prenante de l'organisation de la Fête du couscous. Ce couscous qui représente pour la mémoire collective de la région, comme pour le reste de l'Algérie, le meilleur moyen de réunir les proches, les amis, et même les anonymes. A l'image de ce couple d'Alger qui, sans être invité, n'a eu aucune peine à se joindre à la fête, et à la clé, le gîte et le couvert assurés par une famille de Frikat. « Nous avions appréhendé la route, eu égard aux nombreux attentats terroristes commis dans la région de Draâ El Mizan. Dieu merci, la route paraissait sécurisée », nous déclare Mohamed, l'époux. Passage incontournable pour gagner Frikat, Draâ El Mizan est doté de trois barrages fixes de la Gendarmerie nationale. Postés au niveau des trois axes de sortie (Draâ El Mizan-Tizi Ghennif, Draâ El Mizan-Boghni et Draâ El Mizan-Gare Aomar), ces postes travaillent H24. Contrairement à d'autres localités où des brigades ont été délocalisées au lendemain du printemps noir, celle de Draâ El Mizan fait partie des 20 brigades où le darak est encore présent. Les habitants ne semblent afficher aucune animosité à leur égard. « Peut-être par lassitude due à deux années d'émeutes qui ont éclaté spontanément après l'assassinat, en avril 2001, de Massinissa Guermah dans les locaux de la brigade de Beni Douala », estime un citoyen de Draâ El Mizan. C'est l'avis qui a tendance à prévaloir dans tous les villages de la région où nous nous sommes rendus. L'insécurité gagne les villages Dans les villages de la commune de Bounouh (ndlr : Bounouh compte 21 villages), commune frontalière de Frikat et qui relève de la daïra de Boghni, les gens ne se font pas prier pour commenter « l'après-départ ». « L'insécurité gagne tous les villages, même dans les hameaux les plus reculés. La police ne peut pas intervenir, puisqu'il s'agit d'une zone rurale. On n'a pas d'Etat ici », s'écrie un gérant de café, rencontré au village d'El Merdja. Tenant à nous montrer une blessure contractée il y a quelques mois au bras, suite à une agression à l'arme blanche, le jeune gérant poursuit : « Si la gendarmerie était postée chez nous, mon agresseur aurait mûrement réfléchi avant de passer à l'acte ». La région fait face au massif du Djurdjura. Le sommet de Tala Guilef est visible à l'œil nu, y compris le célèbre hôtel El Arz qui se dresse majestueusement sur le flanc du massif. « Y aurait-il encore des terroristes dans le coin ? », avons-nous osé. La question n'est pas tabou. « Ils sont partout, mais ils sont invisibles », réplique un groupe de jeunes, en chœur. « Ils peuvent faire irruption dans le café où nous sommes maintenant », atteste Ali, 35 ans. Une confidence pareille suscite inéluctablement une peur incommensurable pour les trois journalistes que nous étions. Savoir garder son sang dans les veines est une gageure. Sentant cela, Ali rectifie : « Ne vous inquiétez-pas. Depuis bien longtemps, ils (les terroristes) ont carrément changé de stratégie. Ils se limitent au racket, et chemin faisant, à des prêches louant le djihad. Je pense, qu'en agissant de la sorte, ils doivent certainement obéir aux instructions de leurs émirs. » Un groupe de jeunes, occupé à jouer aux dominos, nous interpelle, tout en continuant à frapper fort les petits rectangles blancs sur la table. « Nos problèmes, c'est le chomage, le manque d'eau (le précieux liquide coule 1 jour sur 20 des robinets). Regardez Ali, il a 35 ans, il est encore célibataire, alors qu'à cet âge, notamment en Kabylie, on est père de famille. Il ne peut pas se marier du moment qu'il arrive difficilement à assurer sa propre subsistance. » Les villages qui surplombent la vallée de Boghni ne croient plus à la politique. Le RCD, le FFS, les archs, « dialoguistes ou pas », ne constituent plus de sujet de discussion. « Pouvoir dormir tranquillement, sans s'exposer au risque d'être agressé chez-soi, mener une vie décente, avoir un emploi stable, aider ses enfants à aller le plus loin possible dans leurs études, c'est cela les revendications de notre village », tonnent les habitants de Bounouh. Sur le chemin de retour, nous avons été (agréablement ?) surpris du nombre impressionnant de baudets, paissant sur les bas-côtés de la route sinueuse reliant Bounouh et Frikat. Un signe qui démontre que l'extinction de cette race de quadrupèdes n'est pas pour demain, au grand bonheur des adeptes des SPA ? Ou signe d'un sous-développement d'une région qui a tant donné à l'Algérie ?