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Jijel jadis
Publié dans El Watan le 11 - 02 - 2012

Tels furent les propos de Monsieur Satour, notre directeur de «L'Ecole Indigène», un après-midi de printemps de l'an de grâce mil neuf cent trente quatre. Etions-nous vraiment doués pour l'art ? Peut-être bien, puisque déjà, à peine âgés de dix ans, nous organisions durant les grandes vacances scolaires des spectacles que nous appelions ingénument «Cirque». Le spectacle avait lieu dans la courette d'une petite école annexe située au sein de l'ancien fondouk, devenu plus tard établissement d'enseignement professionnel, ensuite établissement d'enseignement secondaire.
Nos spectateurs, des gosses comme nous, s'asseyaient en cercle à même le sol tandis que le centre servait de scène aux «comédiens». Le prix des places ? Des noyaux d'abricots ou des billes. A cette époque, on venait de créer à Jijel, la première école en langue exclusivement arabe, soutenue par la population musulmane et dénommée «Madrasat El-Hayat». Cette médersa était installée dans les locaux mis gracieusement par la famille Benkhellaf à la disposition du louable cheikh Si Mohamed Tahar, disciple du vénérable cheikh Si Abdelhamid Benbadis de Constantine, fondateur de l'association des Oulémas d'Algérie.
Afin de procurer à la médersa d'autres ressources que les dons qu'elle recevait, il y eut des soirées artistiques animées par des musiciens locaux avec quelques actions théâtrales exécutées comiquement par des comédiens de talent, doués surtout pour l'improvisation. (Si Tahar Djaballa et Da Saïd Mékideche). Grâce aux efforts grandissants de la population et des artistes locaux, une véritable médersa (l'actuel musée de la ville) fut érigée. La pose de la première pierre incomba à Cheikh Benbadis en personne, arrivé spécialement de Constantine pour honorer de sa présence cette mémorable journée.
Deux ou trois années plus tard, l'unique club de football de la ville, le Sporting Club Djidjelien (SCD), entre les mains des Européens, donnait une grande fête sous le patronage de la municipalité. Les écoles «Européennes» et «Indigènes» furent sollicitées pour présenter chacune, une pièce théâtrale. Monsieur Satour choisit pour nous Le Médecin malgré lui de Molière. Les principaux rôles furent confiés à Derradji Aberkane dans celui de Sganarelle, le fagotier- médecin ; le père de Valère, personnage ignorant et buté, à Salah Boukerdenna, décédé peu de temps après, et celui de Valère, à moi-même. En 1938, le corps enseignant de la ville organisa une grande kermesse avec soirée théâtrale au profit de la caisse des écoles. «L'école Indigène» fut encore sollicitée et notre directeur fit appel à ses «vétérans», alors que nous fréquentions déjà le lycée.
Pour faire honneur à l'école Indigène», nous dit-il alors. Il choisit, une fois de plus, Molière avec, cette fois, Le Bourgeois gentilhomme.Le rôle de monsieur Jourdain fut confié à Brihoum Ahcène qui s'avérera grand comédien, aussi bien pour le drame que le comique. «Cela te va comme un gant», fit monsieur Satour en riant. Lallouache Mohamed eut le rôle du maître de musique, Fradj Mouloud, celui du maître de danse. Naffa Moussa devint maître d'armes et je devins le maître de philosophie. Comme pour la première pièce, notre école eut un grand succès. Le public, en majeure partie des enseignants et universitaires, ne manqua pas de nous bisser, et notre cher directeur de nous féliciter chaleureusement.
En 1939, le comité de la JSD préparait également une grande fête pour la rentrée de septembre. Tout était fin prêt. Tombola, manifestations sportives, musique, chants, théâtre sous la houlette des regrettés Da Salah Lehtihet et Da Mohamed Benkhellaf. Mais, sans qu'on s'y attendît, la Guerre Mondiale fut déclarée. Tout s'arrêta net. En 1942, les troupes alliées débarquèrent en Afrique du Nord. Les bombardiers italo-allemands commencèrent à arroser Jijel de leurs bombes. La population dut se réfugier dans les campagnes. A notre retour en ville, après une accalmie survenue au bout de presque deux années, nous nous retrouvâmes entre six amis autour d'un vieux piano, qu'une dame européenne nous avait loué. Il y avait là Birouk Abdelkader (décédé) et Lallouache Mohamed, pianistes, Mokrani Abdelakder, Benyahia Abderrahim (décédé), Hadji Ahcène (décédé) et moi-même. Parmi nous, certains étaient membres de la société philanthropique nouvellement créée pour venir en aide aux nécessiteux, «L'Entraide Musulmane».
Nous décidâmes alors de préparer une soirée au bénéfice de cette société en faisant appel à tous les artistes locaux. Je fus chargé de l'élaboration de ce programme constitué d'une partie-concert et d'une partie théâtrale. La partie concert fut confiée à l'orchestre aussitôt créé, dénommé «Orchestre Fridja-Birouk». Il regroupait le virtuose Fridja Ferhat, Birouk Abdelakder, Si Abdelakder Haïne, Rezzouk Ahmed, Lamri Rachid, Birouk Mohamed, Aliane El Hadi, Boudergui Hamou, tous décédés, Lakhdar Bouarat, Yousfi Tahar, Mokrani Hocine, Naffa Youccef et Abdou Mahmoud. Les chants, la plupart d'obédience nationaliste, ramenés du jamboree de Tlemcen par Hadji Ahcène (décédé) étaient confiés pour les intermèdes musicaux aux meilleures voix ; à citer Boubezari Rabia, mort très jeune, le Chahid Mohamed Salah Abdelbaki, le regretté Beggah Saïd, Bencharif Messaoud et Mokrani Hocine. Pour le théâtre, j'écrivais trois pièces, traduites par Si Omar Bedouhène (décédé).
Les répétitions se passaient dans l'atelier de salaison que le brave Da Mohamed Nibouche, aujourd'hui disparu, mit à notre disposition avant d'obtenir de la mairie l'autorisation de répéter dans la salle de gymnastique.
La première pièce, J'ai vendu ma fille, en trois actes, est un drame relatif aux mœurs de l'époque. Lallouache Mohamed, bourgeois cossu dans le rôle du père de la jeune fille. Hadji Ahcène, son secrétaire. Naffa Moussa, ami du père, sollicitant la main de la jeune fille. Le regretté Roula Rabia dans le personnage de ce fils menant une vie dissolue. Moi-même, dans celui du jeune professeur évincé malgré la préférence de la jeune fille, tuée par l'entêtement d'un père aveuglé par sa cupidité.
A signaler cette scène très comique où un cadi sourd, incarné par Yousfi Tahar (décédé) est assisté d'un khodja muni d'un porte-voix (Fradj Mouloud). La deuxième création, Je jure ne plus boire était une opérette en quatre tableaux. Elle était jouée et chantée par Amadou Abdelhamid (décédé), Nafa Moussa, Bencharif Messaoud, Hadji Ahcène avec comme figurants : Boutelba Abdelhamid, le Chahid Boumaza Mohamed et les regrettés Boubzari Rabia, Zazoua Mouloud et Rouidi Mokhtar. Quant à L'Avare, adapté de Molière, il fut joué avec brio par Brihoum Ahcène dans le rôle principal, Naffa Youcef, dans celui du fils et Aboud Messaoud (décédé) dans celui du domestique. Auteur et metteur en scène, j'avais comme régisseur de scène, Mekidéche Ahcène, assisté de Boumaza Mohamed, tous les trois membres du comité de notre société philanthropique.
Molière et Mindjibalina
Ce fut au cours de cette soirée que le chant nationaliste Min Djibalina fut entonné pour la première fois dans la salle du Glacier, salué par le public debout, en présence du président Abbas Ferhat au balcon. Confondant sans doute ce chant alors inconnu, avec quelque hymne religieux, un officier français des CLI (Compagnie Légère d'Intervention) présent dans la salle, se mit au garde-à-vous en saluant militairement (Lire note de la rédaction*). «Préparons-nous, dis-je à Mékideche Ahcène, la prison nous attend». Grâce à Dieu, il n'en fut rien et nous pûmes nous reproduire avec le même succès au Théâtre de Bejaïa avec l'assistance des scouts de cette ville avec encore des chants nationalistes exécutés en chœur.
Parmi les scouts, figurait Si Tahar Ferdjella. A la sortie du théâtre, un sous-officier africain de l'armée française, sans doute de confession islamique, me demanda de lui présenter le vieillard qui avait tenu le rôle de l'avare. Quelle ne fut pas sa surprise en serrant la main d'un élégant jeune homme, à peine âgé d'une vingtaine d'années. Même le grand maître de la musique andalouse, le regretté Si Saddek Bejaoui, rencontré un jour, me rappelait cette mémorable soirée. Après Béjaïa, il y eut d'autres soirées avec la même troupe, au profit de la Médersa et des œuvres pieuses.
D'autres pièces suivirent comme Le Joueur, drame interprété par Brihoum Ahcène et Beggah Saïd, avec comme figurants, Si Abdelkader Tebibel, Si Amar Benzguioua et Bencharif Said, accordéoniste. Dans El Khouloud, nous réussîmes une réapparition surprenante du buste de Cheikh Abdelhamid Benbadis, grâce à un subtil jeu de lumières dirigé par Mohamed Boumaza et moi-même, assisté de l'électricien Da Ferhat Grine aujourd'hui également disparu. Par une certaine ressemblance des traits et de voix, Hadji Ahcène interpréta magistralement le rôle du Cheikh parlant à un groupe d'étudiants. A l'apparition de cette image vivante du grand cheikh, entonnant sa fameuse diatribe : «Le peuple algérien est musulman, etc. le public, à la fois surpris et enthousiasmé n'eut qu'un cri : «Badis !». D'aucuns pensaient à une projection cinématographique. Avec La Résurrection, pièce en trois actes, nous abordions les trois périodes du monde arabo-musulman : gloire, décadence et renaissance. Il y eût aussi Patrouille au camp, petite pièce en deux tableaux avec chants, écrite pour les scouts et qui remporta le premier prix d'un jamboree. Principaux acteurs : Ben Fridja Elias, Haïne Noureddine, Si Omar Bedouhène et les scouts de la ville. Citons Le Malade imaginaire, joué dans la cour de la Médersa en plein air, avec Ben Fridja Fethallah Chahid et le regretté Si Mohamed Hassiane, tous deux scouts. A l'exception de ces deux pièces, toutes les autres furent données au ciné-théâtre Le Glacier.
J'écrivis aussi Trois femmes de chez nous qui fut jouée au profit des œuvres sociales de l'ALN, pendant les fêtes de l'indépendance à Skikda où je résidais alors. C'est l'histoire d'une grand-mère conservatrice, d'une bru dévergondée qui tue son époux pour se défendre de ses reproches et menaces et d'une fille élevée dans le respect de nos traditions, jeune étudiante qui retrouvera sa mère devenue errante après une longue détention. Alors qu'elle fête son vingtième anniversaire avec des amies, la jeune fille reconnaît sa mère grâce à la vieille femme qui a pardonné en se référant à notre sainte foi. A la demande des étudiants de Jijel, elle fut rejouée au Glacier, les Skikdis, musiciens et comédiens, à l'instar de leurs frères Jijelis, tous bénévoles, s'avérèrent pleins de talent.
Et ce fut tout en ce qui me concerne au théâtre, avant de me consacrer à l'écriture de scénarii comme celui intitulé Quand monte la mer, primé, sur les faits survenus à Jijel lors des glorieuses journées de Décembre 1961. Je citerai aussi : Douleur, Les jours oubliés, La plage, Les grandes sandales, Un simple combat, Hadj Ahmed Bey et la Bataille de Constantine, Salah Bey, La musique andalouse et le Moyen-âge, La terre et les hommes, Le dernier des Abencérages. La plupart de ces scénarii ont été inspirés par les luttes politiques menées à Jijel avant l'indépendance.
Je termine ces lignes en rendant un suprême hommage à la mémoire des musiciens et comédiens disparus. A ceux qui sont encore en vie, le fraternel témoignage d'une digne considération. Que ceux dont j'ai pu omettre les noms par défaillance de mémoire me pardonnent. Tous se sont produits sur scène bénévolement pour venir en aide à leurs frères et sœurs déshérités. Ils ont su, à travers le théâtre, combattre les maux de notre société générés par le colonialisme et élever l'âme de leur public vers les purs sommets de la morale et du sacrifice.
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*NDLR : la musique du chant patriotique Min Djibalina a été empruntée au chant français Sambre et Meuse de 1879 qui avait été appris par les Algériens enrôlés de force durant la 1re Guerre Mondiale. En détournant les paroles, ils renvoyaient à la France son message de sacrifice pour la liberté qui était refusée au peuple algérien. De plus, ce subterfuge permettait de chanter Min Djibalina sans être soupçonné de nationalisme. Ce qui explique l'anecdote rapportée dans ce témoignage.


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