Au cœur de la ville de Blida, à la Place des mûriers (placet Etout) nul ne peut ne pas voir l'imposante bâtisse nichée au coin de la rue, avec une enseigne bien visible qui renseigne sur le maître des lieux : Mauguin imprimeur. Dans son bureau au charme discret où elle s'active devant son ordinateur, la gérante, Mme Chantal Lefèvre, donne le ton, en précisant que l'établissement a su survivre malgré l'épreuve du temps. Il semble bien petit le bureau de la patronne et l'on pense à toutes les idées qui y ont germé depuis Alexandre, le fondateur, à Chantal qui semble s'être inventé un destin en choisissant d'entrer dans cet univers de création et de créativité. On pense aussi à tous les événements qui ont marqué toutes ces décades tourmentées passées et que ce lieu précisément a vocation de pérenniser à travers des ouvrages ici confectionnés. «Nous existons depuis 1857 et l'imprimerie a fonctionné presque sans discontinuer. L'affaire familiale est passée de main en main toujours avec la même ambition, la même philosophie.»En fait, ce sont trois familles apparentées, les Mauguin, les Bullinger, les Lombard et enfin les Lefevre qui se sont succédé à la tête de cette entreprise. Mais le mérite revient à Alexandre Mauguin qui, le premier, a eu l'idée de fonder cette institution. «C'est mon arrière-grand-père maternel, Alexandre, venu de Bourgogne à l'âge de 8 ans avec sa famille au milieu du XVIIIe siècle, qui en est le concepteur. La famille a atterri à Cherchell avant de se fixer à Blida. C'est ici donc qu'a commencé l'histoire de l'imprimerie», raconte Chantal, 66 ans, qui dirige aujourd'hui cette unité avec une main souple, si l'on se réfère aux rapports très chaleureux qu'elle entretient avec son personnel. Enfance au Télemly Chantal est née en 1946 à Alger, précisément au quartier du Télemly où elle y a effectué son cycle primaire et moyen, avant de rejoindre le lycée Fromentin (ex-Descartes), aujourd'hui Bouamama. En 1962, Chantal, adolescente, quitte l'Algérie dans le drame de l'exil obligé. «Dans ma tête, confie-t-elle, c'était un départ définitif. ça a été très douloureux, une indicible déchirure. Pour être franche, je ne voulais plus entendre parler de l'Algérie, une partie de moi-même allait s'envoler. On fait une croix et on essaie de se réadapter, voilà c'est tout, car la vie continue. Mais à un moment ou un autre, il y a le passé qui vous rattrape et qu'on ne peut occulter indéfiniment, c'est pourquoi j'y suis retournée pour des petits séjours au milieu des années quatre-vingts. Je suis une Algéroise, je ne connaissais pas l'Algérie. C'est pourquoi j'ai été impressionnée par mes virées en Kabylie, à El Oued à Laghouat et à Bou Saâda. C'était une approche positive. Je me sentais des attaches, il me fallait trouver des repères. Je ne venais pas pour revivre le passé. Aussi, je me suis dit pourquoi ne pas revenir et se fixer définitivement ? La question me taraudait l'esprit, d'autant que je me sens comme une Algérienne et fière de l'être.» Les pieds-noirs restent attachés à leur terre natale. Si certains y sont restés, d'autres ayant quitté le pays y sont retournés, et visiblement s'y plaisent confortant un choix délibéré. Chantal fait partie de cette deuxième catégorie. Comment s'est amorcé le déclic ? Presque naturellement, tranche Chantal qui n'a jamais vécu en France, «puisque je suis partie directement en Espagne, un pays magnifique dont j'ai vécu les pulsations et les évolutions, notamment lors de son passage sans heurts du fascisme franquiste à la démocratie. C'est une expérience extrêmement enrichissante. Mais qu'advient-il de moi ? Je me suis dit étrangère pour étrangère, il vaut mieux revenir au pays natal.» Chantal franchira le pas sans poser trop de préalables. Il y a une coïncidence incroyable entre un départ délicat en 1962 et un retour tout aussi délicat en 1993, lorsque Chantal décidera de rentrer au bercail en pleine tourmente. «Je dois à la vérité de dire que je n'ai pas eu peur. J'étais très protégée par les gens du quartier et par mes employés. Il y avait un travail énorme sur l'imprimerie et ce n'était pas mon truc, mais j'ai appris auprès des uns et des autres, avec le personnel sur place qui m'a beaucoup aidé en m'introduisant dans le milieu.» A cette date, c'est-à-dire en 1993, Chantal avait décidé de refaire sa vie. Elle est professeur à l'Institut français de Madrid et voulait faire de même au CCF d'Alger. Mais celui-ci, par mesure de sécurité, avait fermé ses portes. Mais qu'à cela ne tienne. A la mort de Lombard, son parent, il n'y avait personne pour diriger l'imprimerie.«Je me suis résolue à reprendre l'affaire en mettant vite le pied à l'étrier. L'histoire de Mauguin ne peut s'effacer comme ça, d'un seul trait», martèle-t-elle. Cela fait 155 ans que Mauguin existe, constituant, comme l'a écrit mon ami et confrère Ahmed Ben Alam, «La seule institution culturelle qui établit un trait d'union entre la période coloniale et l'Algérie d'aujourd'hui, jetant un pont entre ce qui fut et ce qui est.» Aujourd'hui, Mauguin, qui est imprimeur et libraire, emploie une soixantaine d'employés : «Nous travaillons beaucoup avec l'administration qui nous a toujours sollicités ; d'autant qu'à une certaine époque, nous étions presque seuls sur le marché. Aujourd'hui, nous misons sur la continuité, mais le paysage a changé. De grandes et luxueuses imprimeries sont directement nos concurrentes, mais cela ne nous impressionne nullement dès lors que nos clients sont satisfaits du travail de qualité que nous leur offrons.» Il fallait convertir le typographe en monteur PAO, recycler le personnel et s'adapter aux nouvelles machines modernes. Le plomb n'est plus utilisé depuis 1999, alors que la quadrichromie a donné des couleurs chatoyantes aux ouvrages réalisés. La place de Mauguin dans le paysage de l'édition n'est pas négligeable. Période douloureuse «Il y a une pléthore de maisons d'édition. Quant à nous, nous sommes au stade de la consolidation. Certains éditeurs ont pignon sur rue et évoluent dans le bon sens, à l'instar de Barzakh avec lequel nous entretenons d'amicales relations, dont le produit frise la perfection.»Mais la problématique du livre et sa place dans la société restent toujours d'actualité. La voix et les gestes de Chantal, bien méditerranéens, emplissent bientôt l'espace, alors qu'elle se prête avec gentillesse à l'exercice ardu d'interpeller sa mémoire, surtout lorsqu'il s'agit de moments douloureux, comme ceux que l'on vit dramatiquement lors des séparations. Mais notre interlocutrice est d'accord pour dire que l'histoire n'est pas une succession de fatalités. Chantal a cette sensibilité engagée, née dès l'enfance où elle est beaucoup plus proche des petites gens, des gens ordinaires qu'attirée par les fastes bourgeois.«Pour moi, le passé c'est le passé», concède-t-elle, ajoutant qu'elle a tout à découvrir. «Nous avons un train en marche à prendre. Il ne faut pas le rater. Je ne veux pas vivre dans le passé, même s'il faut garder une part dans un coin de la mémoire. Je suis une femme libre qui est assez critique envers l'Algérie du présent», annonce-t-elle. En arrivant en 1993 en Algérie, il lui a suffi quelques mois seulement pour éponger une lourde dette de l'entreprise, apprendre le métier et mettre de l'ordre dans la maison en redistribuant les rôles en fonction des compétences. Malgré cela, elle trouve toujours matière à rouspéter : «Je ne suis pas satisfaite de moi. C'est peut-être un défaut. Il y a toujours mieux à faire, à découvrir, à faire découvrir. J'aime le travail bien fait et la qualité, ce qui implique un engagement personnel de tous les instants, et une perpétuelle remise en question !»En 2001, Chantal inaugure une librairie mitoyenne de l'imprimerie : «C'était un îlot de culture et de liberté, un lieu de rencontres et d'échanges de l'élite intellectuelle de la ville et même au-delà», regrette un ancien habitué des lieux, désabusé par la décision d'arrêt de cette manifestation. Une femme appréciée «Il est vrai qu'on organisait des causeries avec des amis issus de différentes branches. Grâce à eux et avec eux, on a pu créer une animation et des débats dont le succès est indéniable, mais tout a une fin», résume Chantal, sans autre précision. Notre ami et confrère, Fayçal Metaoui, enfant de la ville des Roses, témoigne : «Tout le monde ou presque connaît Chantal Lefèvre à Blida. Il en est de même pour la bâtisse abritant les imprimeries. Pendant un temps, la librairie abritait des causeries très intéressantes. L'endroit exigu avait du mal à accueillir le public qui y assistait chaque jeudi après-midi. Cette tradition culturelle a disparu. Dommage. A Blida, des esprits bien pensants ont tout fait pour arrêter les causeries. Dans la ville, l'activité culturelle et artistique est réduite à zéro. C'est fait exprès. Chantal, qui adore le marché ‘‘El souk'' du centre-ville, est l'amie des vendeurs des fruits et légumes. Ils savent quand elle passe et ce qu'elle veut exactement. Ils la considèrent comme une fille de la ville. Les amoureux de la littérature la respectent beaucoup. Certains d'entre eux veulent bien que les éditions du Tell reprennent pour que des livres soient produits. L'archive que Chantal conserve avec passion peut servir à éditer des dizaines de livres sur Blida, une ville au riche passé culturel et politique.» Du propre aveu de Chantal, l'imprimerie a connu ses heures de gloire au lendemain de l'indépendance, où les commandes étaient légion, affluant surtout de l'administration et des institutions civiles et militaires, plaçant l'entreprise en état de quasi monopole jusqu'à l'avènement, quelques années plus tard, des imprimeries d'Etat. Aujourd'hui, la donne n'a pas tellement changé. «On a pu éditer des livres alors que notre crédo est de continuer à travailler avec l'administration, notre devise c'est la qualité, et un livre qui sort de chez nous, il faut qu'il soit digne de la maison et du lectorat ! Notre plus gros tirage est sans conteste le livre de Sadi sur Amirouche, mais c'était exceptionnel !»